Le recteur de la Grande Mosquée de Paris se retrouve depuis quelques jours au cœur d’une polémique ayant pour objet plusieurs articles publiés sur le site de l’institution qu’il dirige, où il affiche son mépris des autres religions et du judaïsme en particulier. Dans l’un d’entre eux, il explique notamment que le récit biblique du sacrifice d’Abraham est falsifié, la victime étant selon lui non pas Isaac, ancêtre des Juifs, mais Ismaël, ancêtre des Arabes.
Je me souviens de Dalil Boubakeur au procès des caricatures. A l’époque on avait tenté de museler Charlie Hebdo par un recours biaisé à la loi républicaine : le sabre viendrait quelques années plus tard. La faute de ces journalistes, le crime de ces dessinateurs : un blasphème. Or, comme j’ai pu l’écrire dans Talisman sur ton cœur, les religions elles-mêmes ont toutes commencé par blasphémer contre leurs rivales et l’islam, si tatillon quand il s’agit de son Dieu, de ses prophètes et de son honneur, ménage particulièrement peu ceux des autres. Les écrits de Boubakeur nous le rappellent nettement, comme, d’une manière plus nette encore, la réaction effarouchée du pitre Hani Ramadan («Il faut être poli avec les musulmans !») lorsqu’un quidam répond il y a quelques jours à l’un de ses tweets outrageusement anti-occidentaux et antisémites par cette remarque : «N’oublions pas que l’islam n’est que menaces, intimidations, pillages, opportunisme, cupidité, totalitarisme, haine de l’autre depuis 1400 ans.»
Par ce procès inique, le chef de l’islam français «modéré» avait tenté tout simplement de reprendre le dessus sur les courants plus radicaux en caressant les instincts liberticides de ses ouailles. Il n’avait pas l’air à l’aise. Une partie de lui devait se mépriser d’en arriver là, la foi l’y poussait aussi et ces deux voix guerroyaient en lui-même. La cendre d’Al Ghazali et celle d’Ibn Rushd, Averroès, se livrent ainsi combat avec leurs djinns respectifs dans le dernier roman du grand Salman Rushdie, Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits : le drame de l’islam, c’est bien sûr, dès avant la naissance du second, du philosophe, la victoire du premier et de sa théologie obscurantiste.
Mais le drame de l’islam, c’est aussi, et ces deux choses sont d’ailleurs liées, son rapport au passé. L’islam est la dernière des trois religions abrahamiques et il ne l’a jamais supporté. Il n’a jamais pu avaler ce que Boubakeur appelle, en un élan qui prête à rire et ravirait les psychanalystes, le «préjugé chronique». Certes ses prophètes sont ceux de la Bible – au-delà du canon juif, jusqu’à Jésus – mais il en fait systématiquement des musulmans, ce qui lui est facile car nous sommes en fait tous, «toujours déjà», ou musulmans ou apostats : «Ne suis-je pas votre Seigneur ?», demandait Dieu, à en croire la septième sourate, Al Aaaraf, à la postérité d’Adam au jour de la création – et tous répondaient oui. Vous et moi sommes de droit musulmans, que nous le sachions ou non, Abraham, Moïse, David, Job et Jésus l’étaient déjà.
On parle beaucoup de la théologie de la substitution chrétienne, du Verus Israel que serait l’Eglise à ses propres yeux. Le christianisme n’est pourtant jamais allé jusqu’à accuser les Juifs d’avoir falsifié la Torah car il aurait ce faisant nié ses propres racines : cette accusation est a contrario fondamentale dans l’islam, du moins dans la mesure où elle justifie la venue de Mohammed, «sceau de la prophétie». Elle a logiquement rendu difficile le dialogue interreligieux mais il ne faut pas désespérer : un islam qui s’en déprendrait reste imaginable.
Il reste que lorsqu’il accuse les Juifs d’avoir menti en substituant Isaac à Ismaël, Boubakeur ne dit rien d’inouï : les gens sont surpris mais moi, c’est leur surprise qui à vrai dire me surprend car cette lecture n’est que la version musulmane officielle de ce célèbre récit. En réécrivant la Bible, Boubakeur s’inscrit dans une certaine tradition coranique, on ne peut plus orthodoxe, celle de la sourate de La Table, laquelle affirme fameusement des juifs qu’ils ont corrompu les Ecritures, des chrétiens qu’ils ont oublié ce qui leur avait été confié. La corruption du message divin, tahrif, est l’attitude par excellence attribuée aux «Gens du Livre». Ce que l’on voit bien là, ce qui se joue, et dès les origines de cette religion, c’est la haine, essentiellement totalitaire, d’à peu près tout ce qui la précède, qu’elle l’imite ou cherche à le détruire. Ainsi, ça n’est pas pour rien que dans 2084, Boualem Sansal imaginait un monde où ce qu’il ne nommait pas l’islam aurait effacé toute trace du passé. Dans ce cauchemardesque Abistan, la chose la plus extraordinaire, c’est un musée, et lorsque le héros découvre l’existence d’un tel lieu, il va s’y réfugier : sa liberté, son humanité même est là.
L’accusation de falsification signifie que l’élément le plus récent s’est voulu père et maître du passé. Il me semble que cette démarche portait en germe les destructions de Daech, des Talibans ou d’AQMI. De façon plus insidieuse, la résolution de l’UNESCO déniant tout lien entre Jérusalem et le peuple juif n’a fait évidemment que transposer cette haine totalitaire sur le plan géopolitique.
Un ami me suggérait en outre récemment qu’à côté de ces désastres, le conspirationnisme, si présent dans les sociétés musulmanes, était malheureusement tout autant en germe dans la doctrine du tahrif. N’est-ce pas en effet déjà l’idée qu’on nous ment, que «nous ne savons pas tout», que «quelque chose ne tient pas» ? Lisez par exemple ce chef-d’œuvre de pseudo-science boubakeurienne, cas frappant d’épistémologie conspirationniste, si ce n’est négationniste :
La version biblique, dans son état actuel, relate ainsi l’événement : «Après ces choses, Dieu mit Abraham à l’épreuve et lui dit : Abraham et il répondit : Me voici ! Dieu dit : Prends ton fils, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac ; va-t’en au pays de Marijja et offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai». Or, il n’est pas dit dans la Bible «tu prendras», mais «prends» et le texte précise «ton fils unique». Il s’agit bien d’Ismaël puisqu’il l’était, et ce, jusqu’à la naissance d’Isaac, quatorze ans après la sienne. A aucun moment Isaac n’a été fils unique, alors qu’Ismaël le fut, et donc le qualificatif ne peut s’appliquer qu’à lui, à moins de suspecter (ce qui serait contraire aux faits et à l’enseignement de la Bible), la filiation d’Ismaël. […] Il s’avère non moins évident, à l’analyse serrée de la narration biblique, qu’il s’agit d’une substitution tardive et maladroite et en contradiction formelle avec la logique des faits.
Boubakeur convoque quelques rudiments de critique biblique mais sans tenir compte un seul instant du fait que dans la logique du texte, Ismaël, fils d’une servante, n’a pas la légitimité d’Isaac, explication simple et non conspirationniste pour le coup de la bizarrerie du «fils unique» ; il fait fi de la promesse divine qui passe à en croire l’auteur par le fils de Sarah et non d’Hagar, ce qui pourrait aussi venir d’une règle morale mystérieuse et souvent vraie, Ismaël et Isaac fussent-ils d’égal statut et de même mère : dans la Bible, c’est le cadet et non l’aîné qui l’emporte le plus souvent.
Mais il est également sourd à la chair du texte, à son humanité : selon un commentaire du traité Sanhédrin du Talmud, le «Prends ton fils, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac» doit se lire avec ses silences, et dans ces silences, il y a les questions, il y a l’angoisse d’Abraham. «J’ai deux fils… Chacun est le fils unique de sa mère et malgré leur différence de statut, ils ont égale dignité… Je les aime tous les deux…» Et le Talmud de dire que Dieu voulait ainsi préparer le patriarche : annoncée trop vite, la terrible nouvelle l’eût tué sur le coup. On peut d’ailleurs à partir de cette explication aller plus loin : c’est Abraham qui se parle et hésite, qui balbutie comme un désespéré.
D’autre part, Boubakeur semble ne pas se rendre compte que si l’on se met à jouer au critique, et si l’on considère comme il le fait qu’il y a là une interpolation tardive, on peut tout aussi bien ne pas s’arrêter en chemin et retourner cette démarche contre lui, juger par exemple que ce fragment est antérieur à d’autres sources, à celles qui mettent Ismaël en scène, et que ce dernier ne faisait pas partie de la tradition initiale – ce qui suffirait à expliquer que dans ce récit Isaac est encore «fils unique» ! Jeu dangereux, n’est-ce pas ?
Rares sont les savants qui croient aujourd’hui qu’Abraham, Isaac et Ismaël aient une existence historique. En revanche, pour quiconque a l’oreille littéraire et mythologique – et en tenant justement compte du caractère probablement légendaire de ces personnages – il faut que la victime du sacrifice avorté soit Isaac. Le fils de la vieillesse d’Abraham, le futur chef de tribu, le fils vertueux. Le rejeton de Sarah tout d’abord, sœur-épouse d’Abraham. Il le faut précisément parce que ces personnages n’existent pas historiquement parlant et que ce récit est chargé de sens plutôt que d’exactitude.
Le ridicule de la position de Boubakeur réside en somme dans cette façon de revêtir ses superstitions d’oripeaux scientifiques – un peu comme un créationniste cherche à nous faire avaler ses mensonges pies au moyen d’outils statistiques. Il veut nous impressionner par sa méthode, tout en nous racontant la vie d’Abraham comme si nous possédions une biographie du patriarche. Nous avons au mieux affaire à une très grande naïveté, au pire à une sordide tentative de manipulation.
Je suis de ceux qui pensent que la critique biblique a beaucoup apporté non seulement à la science mais encore à la foi. L’hypothèse documentaire – par ailleurs aujourd’hui dépassée – et ses dérivés modernes ne me choquent aucunement. Je me fie sans état d’âme aux conclusions des archéologues, y compris lorsqu’ils démontrent que l’Exode n’a pas pu avoir lieu tel que le rapporte la Bible. Loin de me trouver humilié par l’étude des mythologies comparées, je prends un grand plaisir à retrouver dans les Psaumes, dans Job ou dans la Genèse des éléments légendaires divers de l’Orient ancien. Mon approche face au Cantique des Cantiques mêle les apports respectifs de la philologie et du Midrash, disciplines a priori on ne peut plus opposées : je pense que l’heure est venue de conjuguer ces deux forces. J’y crois comme chercheur, comme écrivain, comme juif. Aussi, ça n’est certainement pas le fait que Boubakeur semble vouloir ruiner les vérités sacrées du judaïsme qui m’offusque.
C’est d’abord qu’il le fasse si mal, en mentant, en cachant ce qui le gêne, en sachant à l’avance ce qu’il cherche – ce qui est bien le contraire de l’esprit scientifique. Qu’il en use sans aller au bout de ce que cette approche enveloppe.
Et puis c’est surtout que l’équivalent pour le Coran ne soit pas autorisé à ses yeux ! Ces deux faits n’en font au reste qu’un : pour cet épigone d’Al Ghazali, la science n’est bonne que si elle peut servir la foi.
Connaissez-vous Christoph Luxenberg ? Il s’agit d’un philologue, l’un des seuls à pratiquer aujourd’hui ce que l’on pourrait nommer «critique coranique» : pour avoir à peu près fait avec le livre sacré de l’islam ce que Boubakeur prétend faire ici avec la Bible, il vit sous la menace d’une fatwa et doit même cacher sa véritable identité. En va-t-il de même de tous ceux qui analysent depuis plus de deux siècles les différentes couches du texte biblique ? Les archéologues, les anthropologues et autres philologues qui «profanent» à longueur de temps la Révélation hébraïque risquent-ils leur vie ? Il doit bien exister quelques haredim ou quelques évangéliques prêts à en découdre mais pour information, ces chercheurs trouvent sans problème leur place au sein des universités israéliennes – pour ne rien dire des universités américaines, britanniques, françaises, allemandes… Et chacun est libre de les écouter ou non.
Mais il y a justement une différence épistémologique, et elle est de taille, entre Boubakeur et Luxenberg : c’est que ce dernier applique au Coran la méthode née avec le Traité théologico-politique de Spinoza, tandis que Boubakeur trafique de cette méthode à des fins purement apologétiques. Je l’ai dit, il use de la science, elle ne l’intéresse que tactiquement. Quoiqu’il cite en effet quelques critiques bibliques, sa vocation vient plutôt de Ibn Hizm, cet auteur du XIe siècle qui voulut prouver dans son Traité sur les religions le caractère corrompu des écrits bibliques.
Les religions s’insultent toutes, c’est la règle. La Torah le fait des dieux cananéens ou égyptiens, les Pères de l’Eglise des dieux grecs et romains dont les derniers fidèles le leur rendaient d’ailleurs bien, le Talmud fait de même, qui n’hésite pas non plus à railler Jésus de la plus grossière des façons – et les théologiens chrétiens de répondre en vitupérant les rabbins, à moins que ce ne soit l’inverse. Quant au Coran, il rit d’eux tous mais jamais de lui-même, il rit pourvu que ce soit aux dépens des autres cultes, il bannit les dieux et surtout les déesses de l’antique Arabie, ces «filles d’Allah» que l’on vénérait à La Mecque, il injurie à tout bout de champ les convictions des polythéistes comme des «Gens du Livre».
Rien là que de très normal mais on aimerait seulement voir l’islam se mettre à accepter, enfin, le blasphème et l’injure lorsqu’ils le prennent pour objet, et non seulement ceux dont il accable les autres. On aimerait voir Monsieur Boubakeur, au vu de ce qu’il est capable d’écrire au sujet d’autres fois que la sienne, on aimerait le voir enfin demander pardon aux mânes de Charb, de Wolinski, d’Honoré, de Cabu, d’Elsa Cayat et de toutes ces victimes d’une religion ombrageuse, la sienne, qu’il n’aurait certainement jamais fait tuer mais qu’il rêvait en 2007 de conduire en prison.
«J’ai deux fils… Chacun est le fils unique de sa mère et malgré leur différence de statut, ils ont égale dignité… Je les aime tous les deux…»
J’aime bien vos écrits, en général, mais je dois dire que celui-ci tranche par sa torpeur et son parti pris, pour dire le moins. Car, enfin, le fils unique de sa mère se trouve justement ne pas être le fils unique de son père. Or c’est de lui que parle le texte biblique. Votre aveu ingénu en dit long sur l’usurpation ultérieure qui dure, par la seule faute des Arabes et complicité des Nazaréens, depuis des siècles.
On ne peut qu’être d’accord avec le dernier paragraphe, là où il énonce : « on aimerait seulement voir l’islam se mettre à accepter, enfin, le blasphème et l’injure lorsqu’ils le prennent pour objet, et non seulement ceux dont il accable les autres ». Mais l’islam, même s’il devait s’en défendre avec la dernière énergie et prétendre ne faire qu’incarner le dogme, est aussi le reflet la société dans laquelle il s’exprime. Et à cet égard l’obscurantisme religieux ne fait que singer, celui de la société civile…
Bref, et pour le dire autrement : on aimerait voir les défenseurs de LA DEMOCRATIE… de marché, se mettre à accepter enfin la critique, lorsqu’elle les prend pour objet -et non seulement celle dont ils accablent les autres.
Merci !