Chaque aïd offre l’occasion aux hommes politiques, journalistes et autres agités des réseaux sociaux, de présenter à leurs « amis musulmans », dans une relative indifférence générale, des vœux plus ou moins sincères qu’ils ne songent généralement pas à offrir à leurs « amis catholiques » ou à leurs « amis juifs » lors de circonstances où ils pourraient pourtant aussi le faire. A croire, une fois encore, que les musulmans sont pris par ces bonnes âmes pour des enfants capricieux, à ménager à tout prix.

Cette attitude n’est pas propre, loin s’en faut, à la France : dans le registre de la condescendance éhontée, le New York Times s’est ainsi particulièrement illustré en faisant parler une jeune musulmane à l’occasion du Hadj, le pèlerinage que conclut l’Aïd el Kebir, dans des termes qui, venant d’une jeune évangélique, eussent sans aucun doute suscité les rires cyniques des auteurs de l’article. « My mum, of course, has instructed me to pray for a husband as I make my first hajj, the pilgrimage to Mecca required of every Muslim », affirme ingénument cette demoiselle, apparemment bien consciente que sa destinée ne s’accomplira que dans le mariage.

Dans le déni du quotidien américain comme dans les déclarations d’amour d’un Edwy Plenel à la religion musulmane ou dans les vœux clientélistes de nos politiciens, nous pouvons voir une forme de paternalisme colonial mal assumé, de même étoffe ou à peu près que Y’a bon Banania. C’est d’ailleurs la seule chose qui m’offusque là car dans le fait de souhaiter une bonne fête à ceux pour qui cela compte – pourvu, bien sûr, qu’on n’en impose pas la célébration au sein des institutions de l’Etat, dans les écoles ou, pour le coup, dans les rues –, j’avoue ne rien voir qui soit intrinsèquement contraire à la laïcité. Ni même à ce « vivre-ensemble » dont on nous parle beaucoup, étrangement, depuis qu’un certain jour de janvier et peut-être surtout un jour de novembre dernier, d’aucuns ont voulu nous signifier qu’ils n’avaient aucune envie de nous voir vivre, tous ensemble, avec eux…

Et pourtant, contraires ou non à la laïcité, je préfère pour ma part faire mieux que de présenter des vœux aussi insipides. Moi, je n’aime pas, voyez-vous, qu’on me souhaite une bonne fête sans y penser, parce qu’il le faut, comme on l’a fait l’an passé et comme on le refera l’an prochain : je préfère en effet une bonne discussion, où l’on se presse les flancs, où l’on se pique, comme dit Montaigne, à gauche et à dextre. L’Aïd el Kebir m’offre l’occasion d’en engager une de cette sorte avec mes amis musulmans.

Cette solennité commémore l’un des événements fondateurs de la tradition judéo-chrétienne aussi bien qu’islamique : le sacrifice offert par Abraham sur le Mont Moriah, à la demande de l’Eternel. La Genèse rapporte que Dieu avait voulu éprouver Son prophète en lui demandant d’immoler son fils Isaac. Abraham accepte ce « test » et Isaac est sauvé in extremis par un ange qui désigne au père sur le point de devenir assassin un bélier qu’il pourra lui substituer.

Pour les chrétiens, ce texte énigmatique préfigure l’épisode de la Passion, Dieu offrant Son fils unique sur la croix comme Abraham le sien au Mont Moriah. Pour les musulmans, le fils choisi est Ismaël, ancêtre de la nation arabe, et non Isaac. Peu importe au fond, l’essentiel demeure, c’est-à-dire surtout le caractère mystérieux de cette histoire. Profitons ainsi d’une fête qui en dit peut-être long sur l’héritage commun des trois monothéismes abrahamiques, pour poser une question à ceux qui la célèbrent : que devait faire, ou qu’aurait dû faire Abraham face à l’ordre divin auquel il répondit, en toute soumission, Me voici ?

Je prétends que cette question, les réponses qu’on y donnera ou que l’on refusera d’y donner ne relèvent pas que de l’archaïsme théologique : le « retour du religieux » dont nous sommes tous les témoins se joue peut-être là, tout simplement.

Le Talmud offre une réponse peut-être plus énigmatique encore, au traité Taanit.[1] Commentant un passage où Jérémie, s’adressant aux Israélites, disait qu’ils avaient offert des sacrifices « que Je n’ai jamais prescrit, dont Je n’ai jamais parlé, et qui ne sont jamais venus à Ma pensée »[2], le Talmud affirme que ces mots (c’est Dieu qui parle par l’organe du prophète) désignent notamment le sacrifice d’Isaac. Abraham aurait en somme mal compris, par excès de zèle et peut-être de soumission, l’ordre divin. Il est évident que dans le contexte biblique, Jérémie ne parle pas de cela mais plutôt des cultes idolâtres auxquels son peuple se livrait alors. Et pourtant, intéressant, fascinant même est l’usage que le Talmud fait de ces admonestations pour critiquer l’acte fondateur, aux yeux de tout croyant digne de ce nom, de la foi monothéiste.

Un autre passage talmudique va également dans ce sens, mais il faut le lire avec attention car il est souvent cité, à tort selon moi, pour louer la parfaite soumission d’Abraham au moment de l’épreuve.[3] Ce commentaire est amené au cours d’un développement passionnant sur les faux prophètes ou plutôt sur l’ambiguïté de la parole prophétique. Je me permets de renvoyer mes lecteurs à l’article détaillé que j’y ai consacré il y a à peu près un an dans la revue Tenou’a, et me contenterai de dire ici qu’Abraham y est dépeint en route vers l’autel, « tenté » par le Satan. Des phrases du Livre de Job sont mises dans la bouche du Tentateur, selon un procédé usuel du genre midrachique, de l’exégèse juive. Malheureusement, on remonte rarement, en lisant ce conte, vers sa source biblique, vers Job ; je l’ai fait – pour constater, à mon grand étonnement, que le compilateur du Talmud avait attribué à son Satan des mots qui dans Job, sont prononcés par l’un des amis bigots du héros !

Alors que j’avais toujours cru ce midrach d’une grande platitude, car visant en quelque sorte à nous faire admirer le patriarche prêt à offrir son fils même lorsque le Prince des Ténèbres en personne vient l’en dissuader, tout son sens s’en modifia à mes yeux : pour le Talmud, Satan n’a pas voulu dissuader Abraham d’obéir à Dieu, mais au contraire, il a été, si j’ose dire, un pousse-au-crime ! La lecture plate du texte, qui reflète au fond la lecture plate que nous pourrions avoir du récit biblique lui-même, veut qu’Abraham aurait suivi son « mauvais penchant » si son amour paternel l’avait emporté sur sa soumission à Dieu. La lecture forte, ambitieuse, en est plutôt que le mauvais penchant, le Satan d’Abraham, c’est son désir de prosternation, de soumission, son silence face à l’horreur de Dieu. Plus haut, la Genèse nous le montrait d’ailleurs s’avançant contre son créateur, lorsque celui-ci lui apprenait qu’il allait détruire Sodome et Gomorrhe ; Abraham, terrifié à l’idée que des innocents périssent, était allé jusqu’à dire : Le juge de toute la terre ne ferait pas la justice ?[4] Ce geste de pieuse révolte, de saint blasphème, il eût dû, nous suggère le Talmud, à plus forte raison l’avoir en apprenant le sort destiné à Isaac, son fils : l’épreuve du Mont Moriah signe l’échec d’Abraham et non son apothéose, car comme le dit Luther, « les blasphèmes sonnent quelquefois plus agréablement à l’oreille de Dieu que l’Alléluia même ou que toute jubilation de louange ».

Il me semble que la seule autre lecture possible – je ne parle, bien sûr, que des lectures prenant au sérieux le caractère existentiel de notre texte – est celle qu’en fait Kierkegaard dans Crainte et tremblement, où le geste d’Abraham vaut par son absurdité même, et par son opposition à l’éthique. Mais sans cette virtualité de la révolte, sans ce goût de la révolte qu’Abraham a bel et bien, on ne saurait parler d’absurdité, mais plutôt d’un acte de soumission logique et attendu : c’est parce qu’Abraham pourrait, devrait faire autrement, que son geste est absurde, et, selon le philosophe danois, également fondateur de la foi.

En y pensant, une autre lecture me semble à la vérité envisageable, et c’est celle, girardienne, qui prendrait au sérieux l’aspect sacrificiel de cette histoire, après tout, de sacrifice. Le sacrifice vise à extirper le mal d’un lieu, d’une communauté, d’une famille, en renforçant l’extérieur, qui est Dieu en tant qu’Il se nourrit de, en tant qu’Il est ce mal que l’on chasse au moyen d’un geste le plus souvent sanglant. Ainsi, par la mort donnée rituellement, la vie se maintient, et si les premiers hommes faisaient subir ce sort à leurs congénères, la Genèse et le Coran nous enseigneraient que l’homme s’élève en affrontant communautairement la mort de l’autre, de l’animal. Les sacrifices sont chose effroyable, par essence et par hypothèse : nul ne les comprend, nul ne les respecte, qui n’en a pas en même temps horreur. Mais leur ritualité nous apprend que la mort, le sang, la violence, la transgression constituent ce que l’on appelle le sacré – et l’existence humaine avec lui. Au terme de l’épreuve, un bélier est préféré à l’agneau Isaac : celui-ci a grandi, il a vu la peur, il a vu la mort, et une nouvelle société naît de sa douloureuse initiation. Peut-être que l’Aïd, au-delà de la question légitime du bien-être animal ou des préoccupations hygiéniques qui y ont trait, nous parle de la nécessité sacrificielle, et jouerait même en cela un rôle dans notre métaphysique.

Reste que l’approche la plus subversive me semble celle du Talmud, ignorée d’ailleurs d’un certain nombre de juifs : pour être vraiment pieux, semble-t-il vouloir nous dire, révoltez-vous ! Que serait celle de l’islam ? J’ai la faiblesse de penser, je le répète, qu’il y a là, abîme ou ciel, quelque chose d’absolument crucial, et pour la compréhension du « monothéisme », et pour celle de nos rapports avec la tradition coranique, et pour l’appréhension des problèmes, apparemment insolubles, qui nous opposent en ce moment à un certain islam : combien d’Isaac, ou d’Ismaël, ne sont-ils pas immolés tous les jours au nom de ce Dieu de paix ?

J’ai écrit à plusieurs reprises que beaucoup de ces problèmes ne seraient pas résolus légalement mais moralement, spirituellement. Petit, élève du Talmud-Torah de la Place des Vosges, j’aimais titiller mes professeurs en leur demandant ce qu’ils auraient fait à la place d’Abraham. Je crains que tous n’aient pas connu les fragments remarquables dont j’ai parlé dans le présent article, ou qu’ils ne les aient interprétés différemment… Quoi qu’il en soit, j’aimerais aujourd’hui poser la même question, ou plutôt celle qui m’a guidé ici (que devait-il faire ?) à un Tariq ou un Hani Ramadan, à l’un de ces prédicateurs populaires, Houdeyfa et les autres, à un Tareq Oubrou, pourquoi pas : je ne parle évidemment pas des « théologiens » et des « savants » déjà connus pour leur extrémisme mais plutôt de ceux qui, avec plus ou moins de bonne foi, prêchent la bonté, l’ouverture et le pluralisme.

Inutile de préciser que j’eusse surtout aimé m’en entretenir avec un Meddeb : sans doute savait-il sans l’avoir lue la puissante vérité de notre récit talmudique.

Je crois qu’une grande richesse sortira d’un débat tel que celui-là, que les tartuffes soient confondus ou que les certitudes, qui sait, s’effondrent. Voilà donc, en guise d’étrennes, ce que j’offre en ce jour à mes amis musulmans. Je souhaite fervemment qu’une discussion authentique entre croyants, mais aussi entre croyants et incroyants, puisse émerger dans les mois et les années qui viennent : le débat respectueux mais franc vaut en effet pour moi mille protestations de fausse et craintive amitié.


[1] On peut regarder Taanit, 4a.

[2] Jérémie, 19 : 5.

[3] On le trouvera dans Sanhédrin, 89b.

[4] Genèse, 18 : 25.

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4 Commentaires

  1. Mais la base même du Christianisme n’est-il pas le terme de ces pratiques sacrificielles, comme le dit René Girard? L’idée qu’une victime innocente accepte volontairement d’être sacrifiée pour que l’on mette un terme à cela, que les péchés soient effacés, les maladies guéries, et que l’on vive en paix?

  2. Pour Raoul Vaneigem, le philosophe situationiste, le sacrifice d’Abraham marque le passage du nomadisme à la sédentarisation, l’abandon de la propriété collective de la chasse et la coeuillette pour l’agriculture et la propriété privée « privative ». Sacrifice qui sera renouvellé chez les chrétien quand Dieu envoit son fils se faire crucifier.
    Pour Lacan le sacrifice d’Abraham nuance le meurtre d’Oedipe. « Quand Oedipe tue son pére sur la route de Memphis, il ignore que c’est que c’est son père. Abraham allant tuer son fils sait qu’il est son fils. En fait si on épluche les mythologies il y a plus de péres tuant leurs fils que de fils tuant leurs pères ».
    Pour l’agneau on pourra voir un lien avec le bouc émissaire. Et un retour archaïque à une fétichisation de l’agneau, de la brebis, du mouton, qu’élevaient autant les anciens hébreux que les bédouins de l’arabie heureuse.
    J’ai en ma disposition un 78T avec une chanson pour l’aid de Mahiedine Bashtarzi, le créateur du théatre algérien avec Marie Bensoussan comme actrice, son originalité est qu’elle donne le point de vue de la mère, qui s’oppose violement au sacrifice de son fils.

  3. Cher ami,
    Il suffit aussi de lire le commentaire de Rachi au verset 2: « fais-le monter » et Rachi précise: Dieu ne lui dit pas: immole-le: Le Saint béni soit-il ne voulait nullement cela, mais seulement de le faire monter. Abraham a voulu obéir à ce qu’il croyait être le demande divine, mais sa foi l’a aveuglé.
    Bien a vous et שבת שלום et déjà maintenant: שנה טובה ומתוקה.
    François Garaï, rabbin CJLG-GIL, Genève

  4. Il faudrait suggérer aussi que l’AÏd perpétue le sacrifice de l’agneau pascal, prescrit en Exode 12,3 : « Parlez à toute la communauté d’Israël, en disant que le dix de ce mois, ils choisissent chacun un agneau par maison de pères, un agneau par maison ». L’Aïd tombe bien le dix du mois du pèlerinage, et le rite principal en est le sacrifice d’un mouton par foyer.

    Il y a là, non pas une contradiction, mais la trace des nombreuses « élaborations midrashiques » que suscita l’interprétation des versets bibliques, entre la prédication de Moïse, treize siècles avant l’ère chrétienne, et celle de Mahomet, six siècles après.

    Le Seder de Pessa’h, les Pâques chrétiennes et la fête musulmane du Mouton, ont en effet en commun d’être des fêtes familiales.
    Ce verset institue la cellule père-mère-enfant(s) comme unité de base de la société, autour du sacrifice de l’agneau pascal.