Etre de Vichy, avoir milité dans les partis collaborationnistes ? Une souillure indélébile, une infamie nationale, un crime frappé de déshonneur à la Libération. Nonobstant, dans la brume, la France encore en décombres, les vaincus de Vichy, l’uniforme retournée, les yeux hallucinés de revanche, creusaient déjà le sol en factions dispersées, autonomes. Les forces fragments reconstitués, objectif suivant – les Léon Gautier, anciens de la Milice française et des Waffen SS condamnés pour collaboration, à la manœuvre : rassemblement, au-delà des querelles, des différentes chapelles en Front national.

 

L’appel à la Constitution du Front, daté de juin 1972, déploie sans ambigüité la feuille de route des années en perspectives et dessine le cercle jeté comme un filet sur l’horizon avec ses ficelles, avec ses manipulations, avec ses dissimulations. Extraits : «Le nationalisme ne doit pas se limiter à la création d’un parti regroupant une minorité de croyants, mais œuvrer à la pénétration nationaliste de tous les milieux afin d’éveiller et de contrôler effectivement une partie de la population […] La pénétration des idées se fait sous les formes les plus variées, adaptées à chaque milieu […] Nécessité d’écarter les nostalgiques. Il est plus facile de copier le passé que d’imaginer l’avenir […] La popularisation des luttes de contestation sociale doit être l’une des tâches essentielles d’un mouvement nationaliste digne de ce nom.»

 

Le Front national créé, assaut ensuite sur le langage politique et public, prise du pouvoir symbolique, prise du pouvoir sémantique, imposition d’une certaine vision du monde. Identité nationale, immigration, mondialisme, sécurité, ordre, nation, patrie… Production de slogans chocs, répétés, martelés comme un marteau qui frappe les nerfs, qui écrase la raison, qui démolit l’entendement ; la haine identitaire, ce bourreau de l’esprit, fer rouillé jeté sur la pensée dans le bruit et la germination des peurs : peur du présent, peur de l’avenir, peur du chômage, peur de l’insécurité, peur du monde… Peurs fixées sur les mêmes boucs-émissaires ; toujours les mêmes cibles, toujours les mêmes ennemis de l’intérieur et de l’extérieur…

 

Désignés : «ceux d’en haut», les élites, les technocrates, les énarques ! Vieille rengaine poujadiste : «Il vaut mieux avoir affaire à des vulgaires de bon sens qu’à des polytechniciens abrutis par les mathématiques». Définition du peuple en négation des élites. Exaltation d’un peuple mythique, sans individus, sans pluralité, projeté en corps compacts, en segment uniforme,  immaculé, angélique. Détournement, confiscation, manipulation de la notion de peuple ; déconstruction du principe même démocratique.

 

Accusés aussi, ceux qui n’ont ni la même histoire, ni la même géographie que nous, ceux venus d’ailleurs : les immigrés, ces «corps étrangers à la nation», menace par essence à «la communauté de nos valeurs». Sous-entendu : homogénéité nationale, homogénéité culturelle, homogénéité religieuse, retour au temps d’avant et la France, redevenue ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, se portera mieux ! Au pilori : l’Europe et Bruxelles ; au poteau, le «mondialisme» et vive le peuple-nation homogène. Nationalisme et fermeture au monde. La stigmatisation comme principe fondateur de la cohésion nationale. Rejet du principe d’égalité. De préférence nationale à priorité national et patriotisme social, germination d’un racisme à neuf, invention d’un racisme sur mesure ajusté aux angoisses et obsessions de chaque groupe baratiné, universalisation d’un racisme mouvant, plastique, modulable, adaptable.

 

Chargés également : les Juifs. Evidement les juifs. Eructation entre soi de cette haine sans répit et sans bornes mais devant micros et caméras, on sort les masques et les vieux clichés antisémites retouchés, photoshopés, transmués : tirs à boulets rouges sur les milieux d’affaires, les banquiers, la finance internationale, «le règne déchaîné de l’argent», le cosmopolitisme, Rothschild… Recyclage du programme de Révolution nationale exposé dans la Charte de la fameuse Milice française : «Contre la tutelle de l’argent, pour la primauté du travail ; contre le Trust, pour le métier ; contre le capitalisme international, pour le corporatisme français ; contre la dissidence gaulliste, pour l’unité française ; contre la lèpre juive, pour la pureté française ; contre la franc-maçonnerie païenne, pour la civilisation chrétienne…».

 

Différence d’hier à aujourd’hui ? Le visage souriant, la langue masquée, codée, voilée d’euphémismes, d’allusions, de métaphores, d’insinuations, de sous-entendus, la langue caméléon attrape-tout, avalant les mots et les figures majeures d’autres champs politiques pour les restituer chargés d’autres signifiants, la langue tenue, on ne vocifère plus les ténèbres à tout-va comme autrefois. Division des tâches désormais et fureurs meurtrières laissées aux phalanges identitaires et aux nouveaux fantassins de l’antisémitisme.

 

Art de la tromperie, manipulation du langage et, progressivement, la haine identitaire propagée, naturalisée, banalisée, normalisée, intégrée comme une valeur moralement acceptable ; les digues faisant obstacle aux pulsions haineuses ayant été fracassées, dynamitées, réduites en poussières. La parole du Front national, désormais norme de référence, on ne vote plus pour le parti de la haine, le visage sous cagoule ; on vote Marine Le Pen, en peuple de «vrais bons Français» shootés collectivement à la nation, le torse bombé en claironnant la Marseillaise. La vie mentale appauvrie, la conscience réfléchie rabougrie, la haine identitaire n’est plus une honte, un avilissement, une indignité nationale ; elle pourvoit désormais la fierté patriotique, le bonheur fusionnel d’être entre soi ! Elle est brandie, revendiquée comme une saine réaction biologique d’auto-défense de «l’homme enraciné», proclamée comme l’ultime «instinct de bon sens des plus humbles». Triomphe, revanche des héritiers de Vichy ?

 

Dimanche 9 avril 2017, Marine Le Pen, invitée de l’émission Le Grand Jury RTL-LCI-Le Figaro : «La France n’est pas responsable du Vél’ d’Hiv». Simple tripotage d’un mythe gaullien périmé ? Non. Dans le goulot de cette sombre saison, flagrante volonté de réécriture de l’histoire, désir d’absolution de ceux qui étaient aux affaires. Propos plus qu’ignominieux. Car qui pourrait imaginer, par exemple, une seule seconde les Allemands claironnant sur les toits du monde, que l’Allemagne ne serait finalement nullement responsable de la Shoah car la vraie Allemagne, Mesdames et Messieurs, était alors en exil avec Brecht et ses camarades ? Nausée.

 

La France, un jour, un matin, l’obscurité : la haine identitaire, souveraine, légalisée, élevée au rang de politique de l’Etat. La liberté ? Les libertés ? L’ordre, l’ordre d’abord ! Ménage dans les bibliothèques, ménage dans les cinémas, ménage dans les cantines, guérilla contre la presse libre, instructions aux journaux, le mensonge installé en communication de masse, écrasement des plus faibles, les droits de l’homme jugés facultatifs, les droits des femmes piétinés, mise sous tutelle de l’administration publique, mise hors-la-loi de la justice, chasse aux sorcières au cœur de l’Etat, ménage, ménage, nettoyage… Bousculé, renversé, foudroyé le droit. Le nombre aura parlé.

 

Que cela advienne un jour et nous serons tous comptables de ce naufrage les uns plus que les autres. Comptables en chef de l’addition désastreuse, tous ceux-là qui, narcisses auto-séduits par leurs propres voix, tournant sur eux-mêmes, se figurant en unique et légitime écho sonore du peuple, tous ceux-là, qui, à force de se regarder, l’altruisme et le sens du bien commun en berne, la parole ambigüe, auront donné la démocratie en sacrifice à leur orgueil mal placé, jeté nos libertés en pâture à l’impulsion de leur lugubre amertume et permis ainsi ce basculement progressif vers le temps de nulle part. «Mieux vaut Hitler que Léon Blum», clamaient déjà certaines voix au cours des sinistres années trente.

 

Hier : 1er février 1946, Léon Gaultier, ancien Secrétaire général à l’Information du gouvernement Pétain, chroniqueur à Radio Vichy, co-fondateur de la Milice française, ancien Waffen-SS est frappé d’indignité nationale et condamné à dix ans de travaux forcés.  Aujourd’hui : mai 2017, la candidate à la présidentielle du Front national, mouvement cofondé par Léon Gaultier, présente au second tour. Et dans le champ de ces jours de ce mois de mai, sur les chemins comme une indifférence. Notre mémoire collective serait-elle déjà feuille morte et l’histoire à ce point nullement instructive ?