La haine. L’air saturé par la haine… L’air suffocant, pollué par des divagations haineuses…

«Sebarundi! Papa national!», «Mujeris! Chiens errants!», «Pulvériser!…», «La voix de Dieu va faire trembler le ciel et la terre à cause du Burundi. Le feu de Dieu va brûler tout ce qui est superflu…»

Je vous écris à la lisière d’un pays noyé dans le bruit et la fureur, noyé dans la terreur, noyé dans le sang, noyé dans le silence. Je vous écris comme on appelle au secours.

«Sebarundi! Qu’est-ce être Papa national? Papa national est le gouverneur de tous ceux qui l’ont élu mais aussi de tous les autres; tous les autres: mêmes des fœtus, mêmes des bébés non encore nés, même des chèvres, même des vaches, même des moutons, même des lapins, même des coqs qui chantent au petit matin, même des poussins, même des poules, même des chiens. Oui, Papa national est également responsable des chiens, surtout des mujeris, des chiens errants porteurs de rage. Et Papa national peut décider, s’il le juge nécessaire, quand et comment appeler à traquer et à exterminer les mujeris.»

L’obscurité est tombée. La mort rode, rode dans les ruelles, rode dans les quartiers, rode sur les collines. Entre deux saisons nous avons été pris au dépourvu. Cet homme est rusé. Il nous a endormis et nous nous sommes réveillés avec le ciel de la mort. Des corps. Des corps troués. Des corps mutilés. Des corps jetés. Des corps jetés, enterrés comme des ordures. Et tant et tant d’autres malheurs. Le désastre. Combien de fois encore les jours au tambour de la terreur?

«Le mujeri même lorsqu’il n’a plus que la peau sur les os, il vous montre ses dents et grogne. Faites l’erreur de vous retourner pour fuir et il vous prendra en chasse et mangera jusqu’à votre dernière viande. Mais si vous dites avec une voix forte et menaçante “hein!” Le Mujeri terrorisé, détale.»

Je vous écris en marge d’un pays où le soleil est mort. L’épouvante et nulle part à l’horizon, l’espoir. On peut effacer les hommes de la surface de la terre sans les nommer. On peut organiser l’anéantissement d’un peuple sans nommer les victimes. Le meurtre, le crime, l’élimination revendiqués comme un devoir national et l’histoire qui recommence comme une mauvaise prophétie.

«D’où vient le pouvoir? De Dieu. Le vrai pouvoir vient de Dieu. J’y crois à mille pourcent. Tout ce qui est relatif au pouvoir se trouve chez Dieu et nulle part ailleurs. Quiconque osera se mettre sur le chemin de Dieu, Dieu l’abattra comme la foudre». «Celui-là qui osera allumer le feu, sera brulé par le même feu jusqu’aux cendres…» «Ils finiront comme de la poudre. Ils seront réduits en cendres. Bazohera nk’ifu y’imijira.» 

Au sommet de l’Etat, des petits gars bourrés de complexes, accro au sang, qui donnent chaque jour l’ordre de traquer, d’arrêter, de torturer, de tuer, de massacrer; des petits gars impuissants cherchant leur remembrement dans la mutilation de la vie des autres. Ensuite, en bas, les ouvriers du meurtre, la main d’œuvre chargée d’exécuter les ordres et les gens avec eux. Avec une sauvagerie et un enthousiasme sidérants. Et au bout de la chaîne, les petits porteurs de serviettes, blanchisseurs de crime attitrés, qui passent leur temps à raconter – avec la jouissance caractéristique de tous les tortionnaires du monde – que tout va bien, très bien au Burundi et qui s’il y a crimes, oh! Mon Dieu seigneur! tout cela ne serait en définitive que l’œuvre diabolique des… victimes elles-mêmes, des victimes en complot avec le Rwanda, l’Europe, les Nations Unies, la Belgique…; des victimes en complot international contre la souveraineté nationale! Brouiller jusqu’aux critères de la vérité; renverser par le langage le rapport au réel, à la vie, à la mort, à l’humanité, au monde. Je vous écris comme on appelle au secours.

«Je voudrais vous annoncer que le Burundi est le pays des Burundais. Le Burundi est le pays des Benegigihugus, propriétaires du pays… Nous n’accepterons plus ici le pouvoir des partageurs de viande. Ceux-là nous les combattrons jusqu’au dernier.» «Que ceux qui sont partis en exil ne continuent pas de se croire supérieurs… Qu’ils n’oublient pas qu’ils ont laissé ici leurs familles.»

Népomucène avait 15 ans. Feruzzi était chef d’un parti de l’opposition. Léon Hakizimana fut allongé par terre et exécuté à bout portant avec Franck et Fleury, ses deux fils jumeaux. Charlotte Umugwaneza, fut déshabillée, tuée, jetée dans les eaux de la rivière Gikoma. Patrice Gahungu, assassiné, venait de gagner son procès contre l’Etat burundais devant le Comité contre la torture des Nations Unies. Welly Fleury Nzitonda, 29 ans, fut arrêté dans les rues de Mutakura, ligoté et exécuté parce qu’on avait raté son père, Pierre-Claver Mbonimpa, célèbre défenseur des droits de l’homme. Raté le père? Tué le fils. Christophe Nkezabahizi, était cameraman à la Radio Télévision nationale. Balle dans la tête sous les yeux de son épouse, Alice Niyonzima alias Kadudu, ses deux enfants – Nikura Kamikazi, 17 ans et Trésor Iradukunda, 20 ans et son neveu Evariste Mbonihankuye, 20 ans… arrêtés… Tous, eux-aussi, ensuite exécutés; eux aussi à bout portant; eux aussi à genoux, eux aussi les bras levés au-dessus de la tête. Et ceux de Mukike, et ceux de Nyakabiga, ceux de Mutakura, ceux de Cibitoke, ceux de Musaga, ceux de Ngagara, ceux de Buterere, ceux de Makamba… Des vies saccagées, martyrisées, écrasées, découpées.

Fleurs de jeunesse portées disparues. Portée disparue, Marie-Claudette Kwizera trésorière de la Ligue ITEKA, enlevée par les policiers du Service National de Renseignement, le 10 décembre 2015. Disparue, Christa Bénigne Irakoze arrêtée le 29 décembre 2015 et depuis aucune trace. Disparu, Eddy Claude Ndabaneze; disparue Belyse Ntakarutimana, arrêtée le 16 janvier 2016 et depuis introuvable. Disparus, Bukuru et Butoyi Shabani, frères jumeaux enlevés le 27 Novembre 2016. Depuis, plus aucune trace. Disparu, Jean Bigirimana, journaliste, disparu depuis le 22 aout 2016. La liste est longue. Très longue.

Et le viol. Le viol, cette sauvagerie sans nom. Le martyr des femmes. Des femmes agressées, martyrisées jusque dans leur intimité. Le viol célébré publiquement. Chants scandés lors des meetings du parti au pouvoir appelant au viol : «Tera inda abakeba bavyare Imbonerakure! Violez les filles et femmes des opposants et des Tutsis pour qu’ils donnent naissance aux imbonerakure». Purification, destruction, transmission du «sang» des violeurs.

«Tout ennemi du Burundi qui continuera à nous embêter aura affaire à Dieu. Dieu est tout puissant; Dieu est avec nous! Dieu va piétiner Satan en utilisant nos pieds! Tous ces gens que vous avez vus, vous ne les reverrez plus! Ils ne vous écraseront plus! C’est fini! Vous ne les rêverez plus. Comment Dieu va-t-il procéder? Vous avez déjà commencé à le voir, non? Soyez calme.» «Dieu va balayer toutes les saletés dans ce pays.»

Oui, nos jours devenus cauchemars sans fin, nous pleurons chaque jour, déchirés, dévastés par la peine et la douleur; nous pleurons les vies piétinées, les corps martyrisés, les corps fragments, abandonnés, jetés… Coupables de naître, coupables de penser autrement.

Les jours refermés sur l’horreur, qu’adviendra-t-il de nous? Résister, dire non, porter la désespérance la tête haute, jusqu’au bout? Ou alors l’espoir vaincu, brisés de l’intérieur, malles et têtes sous le poids de restes de matelas, vagues de douleur, déguerpir, traverser les frontières, aller oublier ailleurs notre malheur, aller chercher ailleurs refuge et protection? Ou encore, rester, baisser la tête, s’estimer heureux d’être encore en vie, accepter, encaisser les insultes, les gifles, les rackets, intégrer la brutalité, l’arbitraire, la mort et la barbarie comme pain quotidien, accepter tout, faire comme si de rien n’était, laisser les choses aller jusqu’à leur terme, raser les murs en attendant la fin de l’orage?

Mais pourquoi tant de malheurs? Pourquoi? Volonté de Dieu, hurle cette voix, épanouie, radieuse dans l’accomplissement du crime ; Dieu invoqué, Dieu convoqué comme fétiche du meurtre, comme fétiche de la mise à mort : «Dieu m’a dit… La malédiction retombera sur vous et sur vos familles. Dieu m’a dit… les inutiles et les superflus seront bientôt brulés par le feu de l’apocalypse! Dieu m’a dit…» Étrange: le monstre du Troisième Reich disait la même chose – 12 mars 1926 : « Aucun pouvoir ne parviendra à s’opposer à notre progression aussi longtemps que Dieu tout-puissant accordera sa bénédiction à notre mouvement.»

«Que tous ceux qui ont le drapeau du Burundi le lèvent bien haut; levez les drapeaux; que tous ceux qui sont assis se mettent debout, que ceux qui écrivent écrivent, que les journalistes qui sont à nos côtés retiennent bien ce que nous allons dire. Ce que je vais vous dire, aujourd’hui, ce que je vais vous dire, écoutez-le et prenez-le très au sérieux. Premièrement. Écrivez. La voix du Dieu Tout-Puissant, créateur des cieux et de la terre; la voix du Dieu Tout Puissant, créateur des cieux et de la terre va faire trembler la terre et le ciel à cause du Burundi. La voix du Dieu Tout-Puissant, créateur des cieux et de la terre va faire trembler la terre et le ciel à cause du Burundi. Ça, c’est le premier point.»

Au nom de Dieu, au nom du peuple, des cadavres. La haine, la gueule ouverte, comme cohérence à l’existence menée, la haine comme quelque chose qui console en foule, qui rassure en mouvement, l’homme impuissant, jubilatoire dans la puissance soudain conquise d’humilier, de rabaisser, de détruire en force brute et dressée. Et le bec plus vorace que la mort qui passe, il frappe, torture, cogne collectivement en milice ou en forces spéciales; frappe, frappe sans pitié, comme Caïn frappant Abel pour anéantir sa descendance. Le peuple dans le consentement qui donne allègrement dans le sang, le grondement carnaval d’inhumanité.

«Deuxièmement: Dieu Tout-Puissant, créateur des cieux et de la terre va balayer tout ce qui flanche, tout ce qui n’est pas solide pour que ne subsiste que ce qui ne tremble pas. Ça c’est le deuxième point. Dieu Tout-Puissant, créateur des cieux et de la terre va balayer tout ce qui flanche pour que ne subsiste que ce qui ne tremble pas.»

Je vous écris du fond d’une nuit qui dure, dure: verrons-nous un jour la fin de cette tyrannie? Voir venir le désastre et être rongé par ce sentiment d’impuissance. Je vous écris d’un pays où l’on parle désormais bas, tout bas, à voix basse; je vous écris comme on avale des larmes. Il nous arrive de désespérer et de nous dire que cette tyrannie nous survivra peut-être.

Et dans notre obscurité, l’inflexion de ce diplomate accrédité à Bujumbura, le vocabulaire débonnaire: «Je me sens en sécurité ici. Seul m’inquiète l’insécurité routière nocturne avec ces gros camions sur des petites routes qui tournicotent et des animaux qui traversent un peu partout»! Et les morts? Rien ni personne, n’est obligé de se souvenir de ceux qui ne sont plus? Et inutile de continuer à larmoyer et à aboyer la tête levée vers la lune, la voix réclamant justice pour les suppliciés? Inutile car même la lune est déjà morte? Désormais droit national-souverain de tuer accordé tant que la démolition et la profanation de la vie jusque dans la mort, est conduite à petites doses quotidiennes, le souci de discrétion respect? Mains libres au tyran tant qu’il ne tue pas en gros tas? Tant qu’il n’égorge pas en masse, on fera comme si…? Tant de cadavres et épouser le mal, raison d’Etat exige?

Aveuglement volontaire, cette autre servitude volontaire qui nourrit la tyrannie? Car quelle est la part dans le triomphe de l’horreur, de celui qui voit et laisse faire, de celui qui, par sa passivité, sa lâcheté tortueuse, sa complicité, couvre, sauve, renforce le bourreau? Qu’est-ce donc le triomphe d’une tyrannie sinon le reflet en miroir de nos pitoyables abandons et coupables complaisances et complicités? Qu’on se souvienne: celui-là qui refuse de prêter l’oreille au cri du supplicié du jour et de lui prêter secours, celui-là abdique une part de sa propre humanité!

«Troisièmement: les Burundais et les étrangers vont savoir que le Burundi est le royaume de Dieu. Montez les drapeaux. Ça c’est le point numéro trois. Les Burundais et les étrangers vont savoir que le Burundi est le royaume de Dieu.»

Je vous écris le Rwanda en mémoire. Cent jours durant, d’avril à juillet de l’année 1994, les tueurs se levaient, l’éclat joyeux et partaient «travailler» – «gukora» – c’est-à-dire tuer. Ensuite, ils rentraient en milieu d’après-midi, les machettes dégoulinant de sang, après une journée de «travail» bien soldée. Les Tutsis du Rwanda exterminés en Live sur toutes les télévisions du monde et l’Afrique n’a rien dit, l’Afrique n’a rien fait.

Je vous écris le Biafra en pensée; le Biafra au bord du chemin en haillons, les côtes saillantes, la peau en cendres, et l’Afrique n’a rien vu, rien entendu, rien dit, rien fait. Je vous écris hanté par le souvenir de 300 000 Darfouris massacrés par Béchir et l’Afrique couvrant le crime. L’Afrique qui ne voit pas l’Afrique; l’Afrique qui dit à l’Afrique tue, égorge, écrase, je n’ai rien vu. Dans notre élan vers l’émancipation, nous n’avions nullement rêvé de cette laideur-là, comme terminaison de nos combats d’antan pour l’émancipation. Les hommes ont des droits, tous les hommes ont des droits, disions-nous. Au gré des saisons, revenus de nos désillusions, nous ne nous racontons plus d’histoires: l’Afrique, notre amour éternel, récitant la solidarité comme une phrase creuse ne viendra pas à notre secours. Des restes de tendresse et de fraternité? Le feu de la liberté a cessé de bruler.

 «Quatrièmement: le feu de Dieu va détruire, brûler tout ce qui est superflu. Quatre: le feu de Dieu va détruire tout ce qui est superflu, tous les inutiles. Préparez-vous à assumer et à témoigner de cela en Afrique et dans le monde car ça sera l’œuvre de la volonté du Dieu Tout-Puissant, gardien de la paix au ciel et sur la terre.»

Je vous écris… Mais que peut vraiment une lettre contre la raison d’Etat? La raison des Etats n’est pas celle des hommes et les affaires sont les affaires. Aux dernières nouvelles: Rainbow Rare Earths avaleur des terres rares du Burundi vient de lever plus de 9,2 millions d’euros à la Bourse de Londres pour financer l’extraction des réserves de Gakara, gisement présentant une teneur exceptionnelle en oxydes; Rainbow Rare Earths en couche avec le groupe allemand ThyssenKrupp. Il y avait les diamants du sang de Sierra-Léone, nous voici maintenant avec les terres rares du Burundi, cadavres en gerbes.

«Lorsque quelqu’un prêche pour la paix, alors que son voisin milite pour la guerre, le juste milieu ne sera pas facile à trouver pour ouvrir un dialogue. Et Ezéchiel en a eu une expérience. Quand je dirai au coupable: «Tu vas mourir» (C’est Dieu qui parle), si tu ne l’avertis pas, si tu ne parles pas pour avertir ce coupable et lui demander d’abandonner sa mauvaise conduite pour obtenir la vie sauve, alors, certes, ce coupable mourra à cause de sa faute, mais je te demanderai compte de sa mort. Si, par contre, tu as averti le coupable et qu’il ne se détourne pas de sa méchanceté ni de sa conduite coupable, il mourra pour sa faute, mais toi, tu seras déchargé de ta responsabilité (Ézéchiel 3.18-19).»

Je vous écris sans savoir ce que nous apportera le temps qui vient. La cruauté aura-t-elle le dernier mot? Et cette insoluble interrogation: comment devient-on un monstre qui vomit ainsi la mort? Comment un homme en vient-il à choisir le crime en connaissance de cause comme destin? Folie de toute puissance? Volonté d’un homme infirme de transmuer son impuissance en puissance en saccageant l’humanité qui l’entoure et le nargue de sa splendeur? Irritation, convoitise haineuse? Peut-être? Ou alors y aurait-il tout compte fait, des hommes portés vers les eaux insondables de la cruauté? Des individus conquis, possédés par la fascination du mal? Des hommes esclaves du désir de sauvagerie, des hommes en besoin irrépressible, existentiel de haïr? Mystère… Mystère… Seule certitude: tous les tyrans, emmurés dans leur perversité, se pensent toujours au-dessus des lois; la loi commune ne les engage pas. Seul compte à leurs yeux, leur seule jouissance. Jouir de la souffrance des autres, voilà leur accomplissement. C’est ainsi.

«Tuzokaraba ! Nous nous laverons les mains!»

Nombreux sont les contes de notre voûte traversés, peuplés de monstres mangeurs d’hommes exigeant chaque jour leur quota de sacrifices humains. Résidant, vivant dans les forets, les grottes, les rivières, les lacs, les fleuves ou au sein même des enclos et cités de leurs victimes, ces monstres dévoreurs de viande humaine terrorisent villages et communautés humaines, jusqu’à ce qu’ils soient – un jour – terrassés par de preux chevaliers. Les hommes retrouvent dès lors la joie de vivre ainsi que leurs libertés confisquées. Oui, vient un jour où, inévitablement, la tyrannie s’écroule, vaincue! Mais lorsque viendra ce jour pour nous, lorsque viendra le jour de la libération, serons-nous encore là, là dans la lumière du monde, le souffle valsant avec la vie?