Ce 20 janvier, jour de l’intronisation de Donald Trump, j’ai fait la connaissance de Philip Roth.
Et ce fut une singulière expérience de passer, avec notre ami commun Adam Gopnik, la fin de cette journée folle dans la compagnie de l’écrivain qui, il y a treize ans, dans «Le complot contre l’Amérique», a très précisément décrit le cauchemar glacé où vient d’entrer l’Amérique.
Il a, nous confie-t-il, dans l’appartement de Manhattan, tout en longueur et aux murs couverts de livres, où il s’est installé depuis qu’il a annoncé sa décision de ne plus écrire, passé la matinée devant sa télévision.
Il a, comme nombre d’Américains, mais avec, peut-être, un degré de sidération supplémentaire, regardé les images de ce gros bébé contrarié, poing levé, en train d’insulter les élites de Washington, le peuple américain, le monde.
Nous avons parlé de l’autre enfant, le vrai, le petit Barron Trump, déguisé comme un prince de comédie et déplacé comme un paquet, ou un trophée, de l’un à l’autre des podiums où l’on célébrait le triomphe de son César de père.
L’auteur du «Complot contre l’Amérique» ayant, comme on sait, une tendresse particulière pour les héroïnes de romans, nous nous sommes attardés sur le cas de Melania, la First Lady, avec son air étrangement absent pendant la cérémonie – lucide? renseignée? pressentant, mieux que nous tous, les catastrophes qui se préparent? ou juste l’histoire de la plus belle fille de la surboum qu’un adolescent goulu a invitée à danser et serre de trop près?
Roth a aussi parlé des forces qui, comme dans son roman ou comme, plus exactement, dans le nouveau roman qu’écrit l’esprit du monde mais dont il dégage, en connaisseur, les lignes à la fois drolatiques et tragiques, peuvent résister à cette marée noire de vulgarité et de violence : 1. le peuple démocrate en train de rappeler, en descendant en masse dans les rues des grandes villes du pays, que c’est lui qui, en nombre de voix, a tout de même gagné l’élection; 2. ceux des Républicains qui savent qu’entre Trump et eux, entre l’ancien Démocrate devenu populiste et le Grand Old Party dont il s’est servi comme d’un marche-pied, c’est une lutte à mort qui est engagée ; 3. la CIA dans les locaux de laquelle il va, le lendemain, sans un mot pour les 117 agents morts en mission dont les noms sont gravés dans le mur juste derrière lui, se livrer à un exercice d’autosatisfaction puéril et grotesque sur le nombre de ses partisans venus le fêter à Washington; 4.les officiers du FBI qui ne lui pardonneront pas d’avoir douté de leur probité dans l’affaire du piratage de la campagne par les services secrets russes; n’est-ce pas bizarre, dis-je, que la plus grande démocratie du monde doive compter sur des checks and balances aussi improbables? ce qui est bizarre, répond-il dans un de ces grands éclats de rire, tête renversée, dont il ponctue la conversation, c’est l’état d’insurrection suspendue dont la responsabilité revient à ce président mal élu et auquel on peut prédire un mandat plus court encore qu’à celui du héros de son roman.
Les situations, il le sait, ne sont pas comparables. Le roman se situe en 1940.
C’est Charles Lindbergh, l’aviateur aux sympathies pronazies, qui a battu sur le fil le favori de l’époque, F. D. Roosevelt.
Et il était, lui, Lindbergh, un antisémite déclaré.
Mais en même temps…
Cette rhétorique mussolinienne…
Cette alliance offerte, de Farage à Orban, et de Le Pen à Poutine, à tous les chefs populistes ou fascisants de l’autre rive de l’Atlantique…
Et puis ce slogan «America First» dont on s’étonne qu’ici, aux Etats-Unis, il ne soulève pas le cœur de toutes celles et ceux qui, quel que soit leur bord, ont un peu de culture politique…
Car c’était lui le slogan officiel des nazis américains du temps de Charles Lindbergh.
C’est lui que l’on opposait à ceux qui voulaient que l’Amérique résiste à l’Allemagne hitlérienne.
C’est en son nom qu’étaient dénoncés, à l’inverse, les «juifs fauteurs de guerre».
Et c’est ce slogan, répété jusque sur les marches du Capitole, qui fait que David Duke, l’ancien leader du Ku Klux Klan, vient de se fendre d’un tonitruant «We did it!».
Donald Trump sait tout cela.
Et il répond, quand on le lui rappelle, qu’il regarde «vers l’avenir», pas «vers le passé».
Mais voilà. Le monde se partage entre les nihilistes sans mémoire et ceux qui savent que les langues ont une histoire.
La partie se joue entre ceux qui croient qu’on peut, sans penser à mal, répéter quinze fois dans un discours le slogan des suprémacistes blancs et ceux qui savent que les mots ont une généalogie qui, quand on la nie, se venge.
Sans parler de ce retournement particulièrement sinistre qui fait que le président le plus impopulaire d’Amérique, celui que la planète est en train de vomir dans la première manifestation-monde de l’Histoire, l’allié, encore une fois, des démagogues les plus infréquentables de l’époque – sans parler, donc, du fait que cet homme s’est découvert une amitié, à Jérusalem, pour ceux-là mêmes que son prédécesseur dans la fiction traitait comme des sous-hommes.
Puissent les objets de cette sollicitude soudaine se garder de cet ami comme ils se gardent de leurs ennemis.
Puissent-ils ne jamais oublier que le destin d’Israël est chose bien trop grave pour qu’un aventurier impulsif et inculte en fasse prétexte à une démonstration d’autorité ou de ses talents de faiseur de deals.
Ou alors on n’aura le choix, comme dans le roman de Roth, qu’entre le sort également funeste de Winchell, la victime, et de Bengelsdorf, l’otage consentant.
L’Amérique n’a pas assez lu Philip Roth.
Le monde de Roth ou celui de Trump, telle est la question.
La globalisation peut aussi bien répandre l’humeur sociopathologique des inégalités qu’étendre le champ des libertés fondamentales et fondatrices de notre espèce. Les milliardaires qui investissent dans la démocratie ne doivent plus hésiter à condamner, c’est-à-dire, se dissocier de, la fausse générosité d’une caste néoféodale à laquelle ils n’appartiennent pas. Il est absolument nécessaire que les politiques puissent exercer leur profession, c’est-à-dire accomplir leur mission, en toute indépendance. La régulation du système commence par là. Les pilotes qu’il requiert ne sont pas les ennemis de l’humanité, sauf à ce que nous ne les laissions pas reprendre le gouvernail au capitaine de la Méduse. Nous les encourageons à multiplier ces actes de bravoure pour lesquels nul autre qu’eux n’est plus qualifié, dans l’intérêt de tous, lequel recoupe le leur.
Ouh là là comme vous y allez! « Le cauchemar glacé où vient d’entrer l’Amérique », brrr, on en a froid dans le dos! L’âge glaciaire s’étend soudain sur l’Amérique. Soyons sérieux une seconde: Trump met fin au bal démocrate, ils ne vont plus pouvoir piller le buffet à loisir, voilà ce qui motive réellement ces grands cris.
Puis sont cités le KKK, Lindbergh, l’antisémitisme, Mussolini, les nazis, et tout ce noir cortège « mémoriel », cortège qui fascine tant tout ce beau monde social-démocrate, qui le brandit tellement souvent à tout propos, dès que les choses contrarient leurs visions idéologiques, qu’on en viendrait à soupçonner que cela trahit là une obsession inavouable, un désir caché.
Tout cela pour 2 ou 3 décrets essentiellement symboliques, et sans réelle portée alors que Trump vient d’être investit. Tout cela pour des outrances verbales, des déclarations et des provocations, qui, pour aussi bêtes qu’elles soient, ne se comparent en aucun cas à « Mein Kampf ». En face, nous avons des militants hystériques, violents, saccageurs, et niant le processus démocratique qui a conduit Trump au bureau ovale de façon tout à fait régulière. Voilà les faits clairs et nets, débarrassés de tout l’emballage politico-intellectuel mensonger dans lequel on cherche à les mettre en boîte.
A force d’invoquer les forces diaboliques, vous aller finir par les faire advenir. Et ce sera votre faute.
Qu’en pense vraiment Philip Roth à la fin? Cela ne ressort pas clairement de ce récit. Serait-ce parce que Philip Roth est tout de même un peu plus prudent que tant d’autres? Qui dans leur sentiment de supériorité se laissent si facilement piéger à dévoiler leurs préjugés? En se laissant aller à leurs interprétations de Donald Trump, que je commence à aimer de plus en plus, rien que pour cela. Du grand art! Un art que peu de politiciens et intellectuels possèdent: l’art de laisser son adversaire se démasquer. La dernière victime en date: Donald Tusk. Qui parle très justement de ‘menace existentielle pour l’Europe’. Mais qui n’est pas encore prêt à regarder cette menace en face: dans son propre miroir.
Comment départager le degré d’adhésion que suscite un programme politique de celui qui revient à l’être humain qui le porte et l’incarne? En cas d’écroulement de la personnalité morale d’un dirigeant des partis patentés, faut-il considérer que la ligne politique qu’il traçait l’a suivi dans l’opprobre? Le processus d’empêchement dont le vainqueur d’une primaire ferait l’objet conférerait-il une légitimité au candidat arrivé en deuxième position ou bien plutôt au numéro 2 de son camp?
Si le candidat des Républicains (France), pétri de remords face à une République abîmée par sa faute, veut bien stopper à temps la dégradation bientôt inexorable de son image, il doit démontrer qu’il avait de bonnes raisons de cacher, mais à qui? le rôle que jouait auprès de lui celle sur laquelle il avait choisi de s’appuyer. Qu’il ait considéré, après moult échaudages éclaboussants, qu’il ne pourrait jamais trouver quelqu’un plus digne de sa confiance que celle qui, jusqu’à ce que la mort les sépare, avait accepté d’être unie à lui pour le meilleur et pour le pire, quand on connaît l’esprit cannibale des bêtes politiques, cela peut aisément s’admettre à défaut de se permettre. Pour ce qui est de la dissimulation, c’est plus difficile. S’agissant d’une personne publique a fortiori, d’une innocente dont l’image fréquemment exposée ne correspondrait pas à la fonction pour laquelle on l’aurait rémunérée… La crainte de se voir asséner un procès en népotisme n’annulerait pas le népotisme. Un problème de mentalité, alors? une question de culture? Le candidat du traditionalisme culturel victime de sa propre culture? Quelle ironie, Monsieur la France!
On ne peut pas décemment mener une carrière politique ascensionnelle en stagnant au stade social d’un parlementaire moyen. Les rendez-vous professionnels. Les rendez-vous près de chez soi. Les rendez-vous plus loin. De plus en plus nombreux. De plus en plus rapprochés. Les voyages. Les notes de resto. Les frais de transport et de bouche de plus en plus indécents. Les restos de plus en plus décadents. Les anniversaires de plus en plus huppés. Les millésimes de plus en plus étoilés. À moins qu’on ne se sente à son aise dans la doudoune de l’apparatchik, on apprend vite qu’on n’a aucune chance de peser dans le Marché commun sans quelques louis en poche. Alors on va les soutirer à quelque grande fortune dont on se condamne à être l’obligé. Ou pourquoi pas traire la Vache d’or en profitant de la position qu’on occupe dans l’Étable de la loi. Avec toute l’énergie qu’on a dépensée sans compter pour une patrie si peu reconnaissante, le contribuable peut bien nous accorder ça, non? Peu cher payé quand on pense au bénéfice que rapporterait au citoyen français un redémarrage en trombe qu’il devrait, en partie, à la carrière exceptionnelle du redresseur de la F1… Les États-Unis sont une hyperpuissance et ça se voit. Les maisons sont plus grosses. Les voitures sont plus grosses. Les assiettes sont plus grosses. Les gens sont plus grosses. L’Union européenne est la première puissance économique mondiale. Ça ne se voit pas assez. Le revenu universel d’existence est donc une idée à creuser. À condition, on est d’accord, qu’au-delà du filet de sécurité qu’il se propose de tendre sous les jumpers sociaux, il ajoute le rebond plutôt que le hamac, le calva et la couche. L’argent est une matière fécale, murmure dans son sommeil le psychanalyste de Rome. Or l’Église n’est pas pour rien dans l’inconscient unioniste qui retient ensemble ses filles et sœurs ennemies. Qu’elle prenne dorénavant ses responsabilités afin de lutter activement contre la pauvreté au lieu de nous donner quelquefois l’impression qu’elle la prône.
Le rétablissement du candidat conservateur sur ses pattes adroites offre une chance à la gauche de figurer au second tour de la présidentielle. Son éviction aurait eu pour triple inconvénient d’ériger en statues de fiel et Macron et Le Pen aux dépens d’un Hamon qui passe beaucoup trop temps plongé dans les livres pour céder aux sirènes de la purification éthique. Nous laisserons donc Fillon, auquel nous reconnaîtrons sans mal une certaine aptitude à la raison critique propre à tous les enfants des Lumières qui sont parvenus à un stade de maturité les rendant fonctionnels en démocratie, rattraper par la colle des transfuges ultralibéraux sur lesquels nous n’exerçons plus aucune espèce d’emprise, et en profiterons au passage pour reprendre au double subterfuge de l’extrême centre l’identité progressiste qu’il nous a confisquée, social-démocratie comprise, cela va de Soi.
L’anti-système est le produit dérivé d’un système dont l’incapacité à s’autoréguler condamne son entité à muter de la même façon que la Terreur puait l’Ancien Régime à cent kilomètres. Qu’il soit soulevé par le treuil du populisme ou par le vent de la popularité, le tous-pourris met la république hors d’elle-même.
Toutes proportions gardées et toutes réflexions faites, je me tiens aux côtés de Lévy comme Épictète sous le nom de Sénèque. Pour le dire plus crûment, aucun de nous n’a exigé de l’autre qu’il retourne ses poches pour savoir ce qu’il avait dans le ventre. La fortune est un accident, et la nature d’un être n’est pas discernable à travers les rhapsodies qui trimballeront son existence. Je demande donc au piètre profileur qu’il ne m’insulte pas en projetant sur moi ses propres fixations. Je ne suis pas un hater. Ma langue n’est pas celle d’un hater. Je ne médis pas contrairement au laid preux qui a l’outrecuidance de me taxer de malveillance. Je ne m’écrie pas pour me décrire. Mon flot est un flux. Il ne ressemble en rien au râpage incontrôlé de l’éjaculatueur précoce. Les principes que j’essaie d’éclaircir avant que de prétendre en observer les transpositions exécutables ne m’appartiennent pas. Cela explique plausiblement que je ne les garde pas pour moi.
P.-S(chit). : Si la pensée ne s’encombre pas des détournements auxquels elle se prête, sa précision éventuelle ne souffre pas la rectification.
La droite se trompe et se trahit quand elle accuse l’exécutif, sous le vaseux prétexte qu’il est en son pouvoir de sauver l’officier Fillon, d’être le responsable du boulevard et des ruines qu’elle a causées toute seule, comme une grande, à la République, au profit du Parti national-révolutionnaire. Bien au contraire, Trumpette retentirait de plus belle sous le divin effet de surprise que représenterait pour elle un cas désespérant, et donc inespéré, de solidarité des corrompus. Le renoncement s’impose chez les gaullistes dont l’électorat petit bourgeois se sent d’autant plus lésé qu’il n’a pas rien à perdre là où est ébranlée sa foi dans l’abolition des privilèges. Pour ceux qui s’étonneraient encore que les affaires visant Le Pen ne pèsent pas davantage sur les intentions de vote de l’électorat frontiste, l’heure est peut-être venue de prendre la mesure de la distance qui sépare les systèmes de valeurs à partir desquels sont évaluées les qualités ou disqualités permutantes des bien nommés États de droit et de non-droit. Le mariniste ne condamne pas sa sainte guerrière dès l’instant que celle-ci n’a fait, de son point de vue, que reprendre le bien des Français aux voleurs de Bruxelles, ces brigands pro-migrants, ces chieurs du XXe siècle qui prônent le renforcement du couple franco-allemand en réponse aux provocations du maître-chanteur de Washington. D’où la nécessité quasi-vitale pour une démocratie de la présence d’une droite droit-de-l’hommiste face à la gauche antitotalitaire.
Notre absence angoissante de contours dans la conscience énucléée des peuples, à savoir que la présence d’intellectuels au pedigree irréprochable aurait fait chuter de trente points le score du malheureux perdant de la primaire frondeuse, cette défaite finalement pas si étrange d’un suprématisme utopien qui, au-devant du suprémacisme (couleur au choix), va se vautrer dans la quatrième dimension des universaux dépourvus de versants, la tenue de camouflage qui nous est imposée dès lors que nous avons l’outrecuidance de réclamer notre droit de fouler le mont où nos ancêtres officiaient, il y a trois mille ans, dans l’enceinte d’un temple consacré à un Dieu qui ne Se laisse posséder par personne, ces évidences vertigineuses nous obligent à prendre soin des nôtres, j’entends par là de tous ceux qui ne nous considèrent pas comme n’étant pas des leurs.