Je crains qu’on n’ait pas assez compris à gauche (je ne me soucie pas autant de ce que fait la droite) à quel point tout était à repenser.
Repenser, ça ne veut pas dire changer de communicants une fois tous les cinq ans.
Repenser, ça ne veut pas dire « rencontrer des intellectuels », les écouter poliment et utiliser ensuite leurs formules mal assimilées comme on enfile une décoration à sa boutonnière. La manie du « soin » qui, il y a quelques années, fit l’enthousiasme de cadres socialistes qui ignoraient le B.A. BA de toute philosophie politique et recrachaient dans un français approximatif ce qu’ils croyaient avoir compris et pensaient original, non, décidément je n’appelle pas ça repenser quoi que ce soit.
Repenser, ça ne veut pas dire donner de nouvelles réponses à d’anciennes questions.
Repenser, c’est changer les questions.
Tout passe, tout change, la réalité, la vie dit le contraire de nos catégories raides et lourdaudes. Tout passe et tout change parce que tout se contredit sans cesse, à tout moment. Nous ne savons penser la dialectique que dans la succession temporelle, alors il nous faut parfois « changer d’avis », changer de réponses, changer de questions : repenser.
Etre de gauche, qu’est-ce à dire ?
Le socialisme ? Non. La gauche ne fut pas toujours socialiste, elle ne l’est plus, qu’importe ? Le socialisme fut un moment de son histoire, comme le radicalisme parlementaire sous la IIIe République, comme le monarchisme modéré à l’aube de la Révolution. Si le Parti de Gauche veut s’appeler ainsi, grand bien lui fasse, mais son programme ne correspond pas tant à la gauche historique qu’à une idéologie collectiviste qui fut à un moment et pour diverses raisons, celle d’une partie seulement de la gauche.
On a cru alors que le capitalisme et la démocratie avaient atteint un certain stade, que seule une collectivisation des moyens de production (il y a de cette doctrine des versions plus « soft » mais historiquement, c’est l’idée) et une complète prise en charge par l’Etat de la justice et des droits, apporteraient à chacun de s’accomplir personnellement : Marx crut vraiment que ce qu’il appelait « socialisme », stade ultime du développement capitaliste, amènerait le « communisme », lequel coïnciderait avec une absolue liberté, c’est-à-dire la réunion de chacun à soi-même. Les conditions de production ont à ce point changé que le diagnostic marxiste ne saurait être le même aujourd’hui, mais on est par ailleurs en droit d’interroger les présupposés d’une telle doctrine. Marx ne croyait pas en l’homme de 1789, il ne croyait pas en cette société des Lumières, société de personnes en dernier recours libres et responsables de leurs destinées. Sa métaphysique, si j’ose l’appeler ainsi, était matérialiste : nulle place pour l’âme, c’est-à-dire à la fois pour les racines de notre être et pour tout ce qui le dépasse. Eh bien ! J’ai la faiblesse de penser, et je ne suis pas le seul, que le retour du religieux et ses manifestations les plus extrêmes ne s’expliquent pas par les catégories du matérialisme…
Mais alors, de quoi s’agit-il donc ? Ca n’est pas à proprement parler la fraternité : on peut être très conservateur et se sentir néanmoins un profond sentiment d’amour pour ses compatriotes ou même pour tous ses frères en humanité ; tout le monde sait d’ailleurs que les « gens de droite » donnent plus aux œuvres caritatives que les électeurs de gauche, et les fidèles de l’Eglise catholique, fussent-ils de droite, ont la charité et la fraternité pour principes.
Ca n’est pas davantage l’égalité, non. L’égalité est un moyen en vue d’une fin, elle n’est pas bonne en soi. Je ne veux pas vivre dans un pays où l’on envoie aux champs les poètes, les artistes et les savants : ce serait pourtant un pays fort égalitaire, où chacun apporterait la même contribution au bien commun. Je ne veux pas vivre dans un pays où comme le disait le grand poète yiddish Yitzhok Leibush Peretz, on couperait les cèdres pour qu’ils s’égalent au gazon. Ca n’est pas seulement que nous ayons des talents différents : nous différons encore par nos aspirations, nos désirs, nos rêves et l’Etat n’est pas là pour nous en imposer d’autres. Au moins peut-il aider, dans la limite de ses prérogatives, à ce que nous parvenions à leur réalisation. C’est ce que la Déclaration d’Indépendance américaine appelle le droit inhérent et inaliénable à la poursuite du bonheur : devenir qui je suis, aller vers moi-même.
La liberté, donc, comme fin ultime.
L’égalité comme moyen en vue de cette fin.
La justice entre les deux : c’est le sentiment de ce qui est juste ou non qui fixe les limites de l’égalité et de la liberté, limites sans lesquelles elles quittent l’une et l’autre le cadre de la saine équité.
J’entends en effet que chacun ait la même liberté que moi, que chacun partage avec moi ces quelques droits fondamentaux qui lui donneront de s’atteindre. Rien là, m’opposerez-vous, qui différencie de façon impérative la gauche de la droite ? Disons que lorsqu’elle n’est pas obsédée par l’égalité, chose qui la rend automatiquement totalitaire, la gauche défend la liberté et la justice plus que les traditions, plus que l’ordre ou l’autorité. La droite démocratique, elle, croit en un équilibre légèrement différent entre liberté, justice et ordre. Elle ne rejette évidemment pas l’idée de justice, ni plus que la gauche celle d’ordre : c’est simplement une question d’équilibre et parfois, disons-le, il arrive que l’on ne puisse pas si facilement trancher. Si à droite la défense de l’ordre l’emporte consciemment sur l’exigence de justice ou sur l’impératif de liberté au point de les oblitérer, on bascule hors du camp démocratique, de même, pour la gauche, si l’égalité cesse d’être un moyen garantissant à chacun un juste accès aux libertés fondamentales, et devient une fin en soi.
On peut être très « libéral » sur certaines questions, plus « conservateur » sur d’autres. Et puis il y en a qui ne sauraient se réduire à ces catégories : il n’y a pas d’art de gauche, il n’y a pas d’amour de gauche. Ou alors posez-vous des questions sur cet artiste – ou sur cet amant. Quand j’y songe, il arrive que la distinction entre droite et gauche ne tienne qu’à des points de méthode. J’aimerais tant ne pas voir s’écharper si stupidement politiciens et militants pavloviens lorsque la question qui leur est posée est ainsi d’ordre purement pratique et non doctrinal… L’une des grandeurs du système politique américain, soit dit en passant, est que dans ce genre de cas les représentants du peuple y sont assez matures pour voter de concert avec leurs adversaires.
En France, mélange d’ignorance crasse et d’esprit totalitaire plus ou moins refoulé, le mot de « libéralisme » est devenu synonyme de « droite ». « Fillon est réactionnaire et libéral », a-t-on pu lire. C’est une absurdité. Il existe un libéral-conservatisme, certes, qui dans la lignée de tout conservatisme religieux ou moral, valorise la responsabilité individuelle et se méfie dès lors de l’intervention de l’Etat : une telle doctrine est attachée à la liberté, économique notamment, mais rejette une solidarité imposée d’en haut parce qu’elle croit d’abord en la responsabilité de chacun. Mais d’abord la droite française est loin d’avoir toujours adhéré à ce credo, ensuite « être libéral », historiquement et c’est d’ailleurs encore le cas en Amérique et plus largement dans le monde anglo-saxon, cela veut dire être de gauche. Etre attaché aux libertés, celle de s’enrichir parmi toutes les autres, mais aussi et par là même, à l’équité sociale assurant à chacun un accès égal aux libertés, aux droits fondamentaux.
Ce qui différencie le libéral-conservatisme du libéralisme social dans la tradition duquel je me reconnais est en fait, si l’on y réfléchit, assez contre-intuitif. Qu’est-ce qui justifie selon moi l’égalité d’accès aux soins ou à l’éducation primaire et secondaire ? C’est le tissu, c’est l’appartenance. Je suis libéral parce que je crois à l’homme de 1789 : libre, responsable de son destin, faisant société avec ses semblables. Cependant je me considère, selon le mot de Levinas, comme « responsable pour autrui » parce que c’est en même temps et paradoxalement l’autre qui me constitue sans cesse. Qui de la poule, qui de l’œuf ? Est-ce l’individu qui précède la société, la société qui précède l’individu ? La réponse tient en un mot : réciprocité. Et la conséquence en est la suivante : libre, me voici une personne responsable de la liberté des autres. Et donc de ce sans quoi ils ne sauraient l’atteindre et s’atteindre. En d’autres termes, les conservateurs-libéraux me sembleraient plus cohérents s’ils admettaient, eux qui croient par ailleurs en l’ordre et aux traditions, c’est-à-dire à tout ce qui surplombe l’individu, s’ils admettaient la responsabilité pour autrui. Parce que je crois qu’il ne m’est pas donné de m’accomplir en tant que personne comme un Robinson sur son île, mais en lien avec ceux qui me constituent et que je constitue, parce que je ne choisis pas la société dans laquelle je suis venu à l’être, mon libéralisme ne peut qu’être social. Je suis par là même, au fond, non seulement plus cohérent, mais peut-être en un sens plus « conservateur » que ceux pour lesquels dès lors que l’on parle de rapports intersubjectifs, la règle qu’ils se donnent change et c’est l’individu qui se met à surplomber tout ce qui l’environne.
De même, c’est parce que je crois que la sécurité est la première des libertés et le premier des buts de l’Etat, que j’en étends le concept à certains aspects de la vie qui ne mobilisent pas une violence directe et sanglante : c’est l’idée, bien sûr, de sécurité sociale. Là encore, me voici plus cohérent que nombre de conservateurs qui parlent de sécurité mais s’arrêtent au vol et aux agressions physiques, refusant de voir qu’il est bien d’autres manières d’être mis en danger ou même tué.
Le candidat de la gauche aura à bâtir sa campagne sur de nouvelles questions et des réponses appropriées. Il s’agira pour lui d’imaginer un libéralisme social de notre siècle, sans écouter le qu’en dira-t-on d’une extrême-gauche archaïque et incapable de penser contre elle-même.
Tout d’abord, la France doit être compétitive car il y va de l’intérêt de chacun et notamment des plus vulnérables, mais elle ne doit l’être au détriment ni de son système de santé ni de son art de vivre. Aux Etats-Unis, première puissance économique mondiale, on meurt de maladies médiévales et beaucoup renoncent à se soigner car ils n’en ont pas les moyens. Des femmes enceintes ne vont chez le médecin qu’au dernier moment, pour accoucher, leur taux de mortalité et celui des enfants en bas âge sont d’ailleurs excessivement élevés ; il n’y a évidemment pas de congé prévu pour les nouveaux parents. Plus généralement, on peut travailler comme un chien en cumulant les petits boulots tout en ayant à quarante ans la mâchoire déjà édentée et en ne possédant rien. L’obésité marque les pauvres, lesquels ne savent plus se nourrir : ni le médecin qu’ils ne vont pas voir, ni l’école qui est de piètre qualité ne leur apprend à distinguer entre une nourriture acceptable et ces rebuts de l’industrie agroalimentaire qu’ils ingèrent quotidiennement… Ca n’est pas à ce prix-là que la France doit se rendre compétitive et il y a bien d’autres pays au monde qui tiennent leur rang économique sans avoir à rougir de telles injustices.
De même, beaucoup de travailleurs américains n’ont jamais pris de vacances. Au pays de la « recherche du bonheur », on peut n’avoir que dix jours de repos par an. A New York où je vis, certains nantis s’en contentent d’ailleurs, se vantent même de n’en prendre jamais : c’est la vieille morale puritaine, pour qui depuis le péché originel l’humanité est à ce point foutue, il n’y a pas d’autre mot, qu’elle ne peut espérer se rattraper que par la foi et un labeur incessant. On trouve au sein des puissances asiatiques montantes une morale similaire, quoiqu’elle ait une origine différente. Ca n’est ni notre histoire ni notre aspiration.
Pour nous, nous devons au contraire affirmer que l’homme n’est pas machine et que cette éthique de labeur étouffe la multitude de nos dimensions – et jusqu’à la sainteté même du travail. Elle tue la discussion, l’amour, la rêverie. Elle est la négation de tout art de vivre et de toute beauté. Aussi, ça n’est pas à ce prix-là non plus que la France doit se vouloir compétitive et le candidat de la gauche devra faire œuvre de pédagogie, expliquer aux citoyens, mieux que cela n’a été fait jusqu’à présent lorsqu’on « réformait », qu’il y a quelques sacrifices à faire pour que l’essentiel soit préservé : si l’économie de notre pays s’effondre, il n’y aura plus ni sécurité sociale ni congés payés. Il ne s’agira donc plus de dire que « notre ennemi, c’est la finance » alors qu’on n’y croit pas, mais de montrer pourquoi, si l’on veut préserver cette marge sans laquelle il n’est pas d’humain qui tienne, il faudra, nos conditions de vie ayant beaucoup changé en cinquante ans, accepter de faire des concessions.
Cela étant dit, c’est l’éducation qui devra être le premier enjeu de cette élection.
Il y a une guerre à mener, il y a une foule de territoires perdus à reconquérir.
Tout d’abord, éduquer, c’est élever. Il n’y a pas d’égalité entre le maître et l’élève : le maître dispense un savoir que l’élève doit s’approprier et qu’il dépassera le moment venu. Avant d’écrire Une saison en enfer, Rimbaud participait au Concours général et y remportait le Premier prix en vers latins.
Oui, il y a à rétablir l’autorité du maître. Une fois pour toutes.
Il y a aussi, c’est d’ailleurs la même chose, à rétablir l’autorité des savoirs fondamentaux. L’élève doit savoir qui il est et d’où l’on vient. Ce tissu social où se déploie la responsabilité pour autrui, il doit apprendre combien il le transcende, il doit se sentir petit face au monde, face au passé, face au savoir. C’est ainsi que l’éducation saurait arracher l’enfance à l’emprise du marché, du tribalisme et du chacun-ses-goûts : son but est de changer des gamins inconscients en personnes libres, non pas d’accéder à leurs caprices ou à ceux de leurs familles. Alors ce qui se joue là, c’est le passage : à la fois la transmission d’un savoir plus éminent que chaque individu et la capacité d’élever la personne ainsi constituée au-dessus de ce savoir hérité. Tout passe : il y a dans ce mot une remarquable dialectique, et le pouvoir d’éduquer, c’est le pouvoir de faire vivre cette dialectique.
Nous avons plus que jamais à faire face à trois totalitarismes, « réincarnés » mais reconnaissables. L’éducation est notre arme la plus sûre.
Le plus vieux de tous : le fanatisme religieux. Totalitarisme de l’instinct, non de l’instinct corporel mais de cette brutale intuition qui veut écraser la raison et les sentiments, totalitarisme de la transcendance devant laquelle la personne n’aurait qu’à se soumettre. Totalitarisme de l’homme nouveau, déjà, de l’homme purifié de toute animalité et de tout ce qui en lui précède le moment de la révélation. Aujourd’hui, il s’agit principalement, disons-le en toute franchise, du fanatisme islamiste. Ces gens entendent mettre à bas tout ce en quoi nous croyons, tout ce pour quoi nos aïeux se sont battus, parfois contre eux-mêmes, s’arrachant alors aux intuitions occidentales : l’égalité entre hommes et femmes ne fut pas un combat aisé, il fait désormais bien partie de notre identité. Le totalitarisme islamiste massacre, il ravage – et nous continuerons, soyons-en sûrs, à ne pas être épargnés, nous devons donc être sans pitié mais nous devons aussi, plus que jamais, éduquer : c’est notre seule chance de triompher au-delà de quelques immédiats succès policiers ou militaires. C’est notre seule chance de l’emporter, à terme, sur la loi du nombre.
Le technicisme ensuite, dont le communisme fut à un moment le plus sanglant avatar, mais dont le capitalisme peut aussi constituer l’une des formes. Il est encore présent dans le discours niveleur de l’extrême-gauche, ce discours qui veut égaler les cèdres au gazon… Il est là, aussi et plus que jamais, dans le capitalisme unidimensionnel. Il sait d’ailleurs surgir où on ne l’attend pas : on m’a récemment accusé de sexisme parce que j’employais le mot « homme » pour « être humain » dans l’un de mes textes. J’ai rétorqué que ce dernier terme avait la même racine que le premier et que, sauf à changer de langue, on ne résoudrait pas le problème. Moi je ne veux pas changer de langue, je crois aux racines, je crois au passage, je crois que chaque époque a un passé qui la précède, je crois que le monde est plus vieux que nos aspirations individuelles, je ne suis pas mon propre père. Mon accusateur avait l’air de penser que tout cela importait bien peu face au présent et face, surtout, à l’avenir : une telle logique est totalitaire en son essence et c’est à ce second totalitarisme, celui de 1984 et du Meilleur des mondes tout à la fois, c’est à la terrible utopie de l’homme débarrassé pour le coup de tous ses instincts et devenu machine qu’elle se rattache.
Le troisième totalitarisme, le plus récent, c’est le fascisme. Comme le premier, il privilégie l’instinct plutôt que la raison mais comme le deuxième, il ne voit en l’homme que sang et muscles, il ne croit pas en l’âme, il ne croit pas au souffle. Dans l’histoire, il a pu se combiner avec le technicisme, avec le fanatisme religieux, parfois avec les deux à la fois. L’islamisme d’aujourd’hui, au moins sous sa forme daechienne, est ainsi à certains égards le totalitarisme le plus accompli qui ait jamais été : il agence le fanatisme d’antan au technicisme consumériste de la société selfie et à la brutalité de l’imaginaire fasciste.
L’éducation façonne des personnes qu’elle agence à un monde : quand je parle d’éduquer, quand je parle d’autorité rendue aux maîtres, je pense à l’urgence que nous imposent ces trois totalitarismes avant même de songer à la vertu « professionnalisante » de tel ou tel système éducatif. Je songe en somme que l’Etat doit dispenser à ses enfants, dans un espace de neutralité (c’est le sens du mot « laïcité »), les moyens de s’atteindre. Il s’agit de spiritualité plutôt que d’efficacité économique. Il s’agit de faire pièce à l’idéologie, quelque visage qu’elle prenne, qui entend réduire l’homme à l’une de ses dimensions.
C’est bien sûr à l’école primaire et au collège que beaucoup de ces questions se jouent mais la place des humanités est un problème qui concerne au premier chef l’université. La philosophie, la littérature, l’histoire sont autant de modes de résistance : celui qui jugeait qu’on n’avait pas besoin de connaître La Princesse de Clèves pour servir l’Etat avait « factuellement » raison mais il y a dans cette logique un obscurantisme à peine voilé qui rejoint l’anti-intellectualisme prétendument progressiste au nom duquel on a décidé de mettre à bas l’enseignement des langues anciennes. D’un autre côté, ceux qui défendent les humanités ont parfois une lourde responsabilité dans leur déréliction : comment prouver l’importance du latin et du grec quand on ne sait qu’enseigner leurs déclinaisons ? comment justifier la philosophie et les études littéraires quand on jargonne absurdement ou qu’on ne parle qu’aux spécialistes de la réduction transcendantale husserlienne ? Les humanités nous transforment, elles nous arrachent, elles ne valent que par là. A ce titre, je crois qu’on peut encore les sauver mais à condition de les décloisonner et de décloisonner les savoirs en général : les départements de philosophie, pour ne prendre que cet exemple, disparaîtront ou bien accepteront de dispenser des cours sérieux aux futurs médecins, avocats, ingénieurs, hommes d’affaires, entrepreneurs – c’est ce qu’il se passe aux Etats-Unis et c’est indubitablement un bien –, tous enrichis par là même d’une conscience de ce qu’ils font. Je veux être soigné par un médecin qui connaît le corps humain, mais l’éthique ne s’apprend pas seulement sur les bancs de la faculté de médecine ou en salle de dissection.
Il est évident qu’une politique éducative aussi ambitieuse, parce qu’elle nécessite une refondation complète, demandera la participation du secteur privé : et après ? quel mal y a-t-il à ce qu’une entreprise fasse profiter le savoir, les arts et les sciences de ses capitaux ? Les professeurs de Columbia sont-ils moins libres du fait que les chaires qu’ils occupent portent les noms de grands donateurs ? Ces derniers attribuent leurs fonds mais ne se préoccupent pas du contenu des enseignements, lequel est choisi par les enseignants seuls. Venez visiter une université américaine et comparez donc avec la Sorbonne ou avec Jussieu, vous constaterez le désastre dans lequel le système français, par manque de fonds privés et de sélection, s’est empêtré. Cela doit changer.
Autre point : on a beaucoup parlé ces dernières années, étant donné l’urgence que constitue le rétablissement de notre lien social, tantôt de restaurer le service militaire, tantôt d’instaurer un service civil obligatoire. La première proposition ne convient semble-t-il pas aux besoins de notre armée. Elle serait l’un de ces nombreux gadgets à controverses dont le débat politique devrait apprendre une fois pour toutes à se passer. Le service civil a, lui, été instauré mais son caractère obligatoire et son contenu ne sont pas tout à fait arrêtés. Le gouvernement a dit être avant tout attaché au principe du volontariat : selon moi, c’est ne pas prendre la mesure du gouffre dans lequel la société française est en train de s’abîmer. Les citoyens doivent réapprendre, sinon à s’aimer (on ne peut forcer quiconque à « aimer son prochain ») ou à se ressembler (la démocratie n’est pas le comme-un de Pol Pot), du moins à se connaître, à se parler, à œuvrer ensemble.
Je suis par ailleurs de ceux qui pensent que s’il convient de refonder l’éducation sur un socle commun, il n’est pas bon que le baccalauréat, au mépris du sens qui était originellement le sien, soit offert à tous. Je ne le pense pas car je veux un baccalauréat qui sanctionne un savoir impeccable et qui soit utile, c’est son but, à qui en est détenteur. D’autre part je crois que s’il est une vérité au marxisme, c’est bien, face à la valeur de la contemplation, celle du travail matériel. Le travail comme labeur incessant est malédiction, mais justement, on peut en sortir en donnant à l’ouvrier de ressaisir le sens existentiel de la poièsis. Offrons aux jeunes, plutôt qu’un bac démonétisé et qui ne correspond pas aux aspirations de tous, accès à une formation par où ils possèderaient à nouveau les fruits de leur œuvre et avec eux, leur destin. Il y a beaucoup de dignité, me semble-t-il, au travail artisanal et face à l’expansion de la robotique, ce sera peut-être à terme le seul moyen d’occuper à la fois utilement et esthétiquement (au sens le plus noble de ce terme) les mains du travailleur.
Le second enjeu, l’autre question, c’est l’espace. Appelez cela comme vous le voudrez : environnement, écologie, habitat… La culture passe d’ailleurs aussi par là : que seraient l’art et la littérature sans le monde où ils se déploient, des cafés où l’on refait le monde au déjeuner champêtre ? La ville, on en parle mais comprend-on vraiment, quand on évoque cette question, que la lutte des classes a laissé place à une lutte des espaces ? La vie périurbaine est un enfer sournois, elle est la mort de toute rencontre. Les pauvres sont chassés des centres qu’ils occupaient naguère avec les classes aisées, ils sont parqués dans les marges d’une France laide et déprimante et l’on ne peut ainsi, bloqué entre l’horizon de son pavillon préfabriqué et son téléviseur, loin et de la ville et de la nature, que désespérer. L’Etat n’est d’ailleurs pas le seul à pouvoir résoudre ce problème mais le fait demeure que la ville, que l’espace est à repenser.
L’autre zone infernale, c’est évidemment celle des « quartiers » où croissent nihilisme, violence et fanatisme. Désengorger, occuper les mains et les esprits, ouvrir les yeux, embellir le lieu : c’est le rôle de l’Etat, il y a tant à détruire, tant à reconstruire, mais c’est d’abord celui de la société, des entreprises, des associations et le candidat de la gauche ne l’emportera, dans les urnes et au-delà, qu’en tendant la main aux bonnes volontés, à ceux qui croient que l’on peut, par petites touches, au café du coin, en colonie de vacances ou en atelier théâtre, dans l’amélioration de nos transports publics, dans la réhabilitation massive ou modeste de nos espaces, changer la vie. La refondation de l’université française pourrait d’ailleurs contribuer à revivifier les marges du pays. La France a besoin de campus neufs où interagiraient les étudiants, les professeurs et leur environnement. Cette lutte doit en effet être incarnée, elle ne peut s’opérer seulement sur le plan de la rhétorique ou des théories : là encore, comme avec l’éducation, il s’agit d’instaurer un monde où le totalitarisme n’aura pas prise.
J’ai fait allusion plus haut à la marge qui donne à l’homme de s’accomplir : le mot est de Gary, j’en ai parlé ailleurs. « Il faut absolument que les hommes parviennent à préserver autre chose que ce qui leur sert à faire des semelles, ou des machines à coudre, qu’ils laissent de la marge, une réserve, où il leur serait possible de se réfugier de temps en temps. C’est alors seulement que l’on pourra commencer à parler de civilisation. Une civilisation uniquement utilitaire ira toujours jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’aux camps de travail forcé… Les hommes ont besoin d’amitié. » Dans Les racines du ciel, ce souci pousse le héros à défendre les éléphants. J’adhère à cela mais il y a bien d’autres choses, et Gary le dit d’ailleurs. La personne humaine veut un monde. La beauté n’est pas un soin futile : au procès de Riom, Léon Blum évoquait avec fierté l’embellie du Front populaire et les « pull-over assortis » portés par les ouvriers des faubourgs. L’écologie regroupe en son sein des problèmes à la fois vitaux tels que l’eau, l’air ou les ressources naturelles, et existentiels tels que notre habiter, notre rapport aux choses, aux autres espèces et à nos semblables, notre être-au-monde.
J’ai été trop long, qu’on me pardonne. Les deux axes offensifs d’un programme de gauche victorieux : l’éducation et l’espace ; la préservation de notre mode de vie et de nos droits fondamentaux au prix de sacrifices incontournables pourrait en être l’axe défensif. Espérons une campagne d’invention et d’idées plutôt qu’une confrontation de petites phrases inutiles et de criailleries adolescentes : nous ne saurions, cette fois, nous permettre une réplique Made in France des élections américaines. Nous ne nous en relèverions pas.
La république du XXIe siècle ne se cantonnera pas à se tailler un rouage dans l’économie globalisée. Elle se méfiera comme de la peste du droit à la reconversion qui, en contrepartie, prescrirait le devoir d’accepter un job correspondant au domaine de compétence vers lequel la déformation professionnelle continue vous aurait orienté pour votre intérêt, qui serait aussi l’intérêt général, peu importe que la générosité qu’on aurait manifestée à votre endroit n’ait, à aucun moment, tenu compte ni de vos facultés naturelles ni de vos aspirations personnelles. Je crains que celui qui a eu la chance qu’on ne l’ait pas poussé dans le dos dans son propre couloir à peine quelques secondes suite au coup de feu de départ, avant de lui tirer dans une jambe, puis dans l’autre, sitôt qu’il se relevait, n’ait encore quelques kilomètres à effectuer à reculons vers ceux qui lui ressemblent en tout sans pour autant lui ressembler en rien s’il ne veut pas leur donner l’impression que son programme est une autre manière d’enrober l’esclavage moderne d’une athéologie de la libération. La République ne nous prémunira jamais contre les salopards. Ils font partie intégrante du corps autonome de la nation. Le droit à la sécurité ce serait, d’abord, le droit de remonter dans l’avion suite à une défenestration. Malheureusement, le droit n’est pas omnipotent. Et plutôt que donner encore plus de responsabilités à ceux auxquels a été délégué un quelconque pouvoir, je pencherais davantage pour les responsabiliser.
Il fut un temps où l’on trouvait en France des bistrots interdits aux juifs et aux chiens. Il y en aurait, aujourd’hui, un nombre croissant dont l’interdiction viserait exclusivement les femmes. Faut-il entendre par là que ces espaces publics, par souci de préserver la nature de chacun, ont été réservés aux hommes et aux chiens?
Quand on est prêt à sanctifier, depuis les sommets de l’exécutif, le crime contre l’humanité à travers un dauphin terroriste, on ne verse pas une pointe de sang d’accord pour le gardien des avant-postes israéliens dans les territoires occupés par le méta-empire panarabislamiste. Ça tombe bien. Les amants de la Liberté ont tout intérêt à recevoir individuellement les deux responsables palestinien et israélien, de manière à ce que la conception française d’une après-guerre préventive qui, mathématiquement, les englobe leur soit rappelée de part et d’autre sans qu’un échec diplomatique vienne de nouveau désespérer la concitoyenneté du monde. Ils seraient, par ailleurs, bien avisés de s’immiscer dans leurs argumentaires alors qu’inévitablement, les otages de la paix à tout prix tiendront sous le boisseau du Nom, qui un rideau de fer glaçant, qui un couple tigre cannibale. Hollande ne peut pas quitter l’Histoire sans avoir consolidé l’alliance entre un État-transfuge qui seconda la Solution finale et l’État-refuge des survivants de la Shoah. Il rappellera incidemment à l’accoucheur sympa de Génération Mitterrand quelques astres incontournables de l’après-Désastre comme, par exemple, le fait que la France, contrairement à la Palestine, n’opère pas la fusion des périodes bien distinctes de son histoire douloureuse, et que, chez elle, la devise de la République n’engendre pas, sous l’égide indigeste d’un éon de Jamblique, la mystérieuse triade national-révolutionnaire : TRAVAIL FAMILLE PATRIE.
Le front anti-Valls va, en toute logique, propulser au second tour des primaires celui auquel il s’ingénie à ruiner les chances de survie au sein du Komintern, avec un écart substantiel entre l’Inentamable et le premier des Émiettés. Or il existe aujourd’hui une polisprudence Fillon forçant à tenir compte de l’impact d’un saut quantique sur un électorat girouette. Le vainqueur incontesté du premier tour est perçu comme un candidat capable de remporter une victoire. Projeté dans la campagne suivante, un candidat socialiste aura de surcroît à résoudre sur son extrême centre un petit problème d’offre de substitution que le double siphon des Républicains semble, quant à lui, pouvoir régler sans trop de contorsion. Il lui faudra en outre posséder les qualités d’un progressiste tout-terrain. Il n’y en a pas des masses à la gauche de l’Adroit.
Et puis, nous n’oublierons pas de rendre justice à Valls qui, le premier, avant que Cazeneuve ne s’inscrive de façon impeccable dans la continuité de son action de ministre de l’Intérieur, puis de Premier ministre, sut rompre avec cette idée gauche que la sûreté est une valeur qui empeste l’extrême droite, quand — le tandem Valls-Taubira en était la parfaite incarnation — pour que la clémence produise son effet, il faut, évidemment, que le bras qui exécute les jugements ne tremble pas.
Je reconnais avoir charrié l’ancien ministre de l’Éducation. S’il faut vraiment déflouter ma pensée, alors non, je ne réduis en rien le parcours de Vincent Peillon à sa dernière prise de position polémique ni la position en question à un pied de nez junkie. Je m’étonne en revanche de cet air de piano non préparé que l’on décoche dans nos oreilles déjà fort occupées à traiter une inflammation chronique. Le lien d’un homme avec son propre pays est chose qui se construit. Or la dernière fois que j’ai vu le professeur Peillon l’arme conceptuelle au point, propulsé par une dynamo solaire et portative, remonte, si je ne m’abuse, à deux mille six ou sept, auprès d’une certaine Ségolène Royal…
Aux deux extrêmes, le tous-pourris-sauf-moi salit la cause du peuple. Coincé au fond du gobelet du milieu, cherchant à vous persuader que chez lui tout est bon, ce cochon de joueur de Bonneteau vous conduit pareillement à la ruine. Se prescrivant comme seule et unique alternative à l’altérité dangereuse, il sème les germes les plus purs du désordre totalitaire; sautant l’étape révolutionnaire; ne s’infligeant pas même la honte rétroactive de rompre en catimini avec la lutte armée. Macron n’est certes pas le plus mauvais des candidats à la présidentielle. Il devra néanmoins se creuser un sillon moins sinueux s’il ne veut pas bayroutiser son entreprise de rénovation. De son côté, le Parti socialiste n’a pas encore compris qu’il n’est plus le Parti socialiste. Qu’il n’y a rien de grave là-dedans. Rien que de moins anormal. Que cela fait même partie des déterministes naturels d’une organisation intellective que de croître à tel point qu’on ne se reconnaîtrait pas si l’on venait à se croiser dans une glace après qu’on eut passé trente ans à détourner le regard. La gauche conservatrice table sur l’affrontement de Valls et Antivalls. Elle va vouloir sectionner les orteils opposables du fossoyeur de son Parti adulte, franchement méconnaissable. Dernière turpitude en date, la replantation d’un dépénalisateur de cannabis pour faire perdre ses nerfs à un homme qui, entre autres hauts faits, n’aura jamais lâché la main de sa sœur bien-aimée avant qu’elle n’eut effectué à l’envers la pire des escalades toxiques. Ce qu’Antivalls ne paraît pas capter, c’est qu’inversement à son créateur involontaire, il ne s’est pas fait tout d’une pièce. Non seulement cela mais, plus préoccupant, les unions négatives ne sédimentent pas. Au moindre coup en traître, leur colosse se dévisse. Et quand l’électorat vallsiste n’aura qu’un candidat dans lequel se projeter, la vague antivallsienne s’est déjà condamnée aux éclaboussures consécutives à sa multiple fracture ouverte contre le camarade-récif. Écoutons maintenant le camarade-savonnette Bernard Debré à l’occasion de son vibrant appel à un second tour des bien-à. On comprendra qu’une Lienemann bien à gauche écarte la possibilité persistante d’une dérouillée de la dernière heure. De fait, le cent mille millionième consommateur de la République n’hésitera jamais entre la grande force et le petit vacarme. Son cœur pourra, au demeurant, balancer entre deux conceptions de la force. La gauche ronchon théorise dans sa barbe. Inaudible à elle-même, son idéal se voûte sous une chape de préjugés érigés en principes sacro-saints. Elle politise jusqu’au vocabulaire. Dans son esprit, les mots eux-mêmes sont encartés. Ils n’ont pas attendu qu’un cerveau les dispose dans un certain ordre pour nous échafauder leur théorie autotrophique. C’est la cata strophée par le dictionnaire des rames. Le reniflement triomphal allongé sur le dos de l’inspiration recrachant la poussière des toiles blanches. Or la bête à deux ventres n’engendre rien de mauvais ni davantage de bon. Renvoyant dos à dos les lignes de force et les signes de faiblesse, elle sort de sa besace l’athéorie des gauches irréconciliables. Faire peau neuve ne s’improvise pas. Et les dislocataires de l’union gouvernementale auront bien du mal à permuter avec le dépositaire de la puissance en acte. Valls est aujourd’hui un Mohican de l’État de droit. L’un des derniers que nous ayons à gauche. Il croit encore à l’universalité des attributs procédant de la nature du seul être au monde qui se soit reconnu une conscience. C’est ainsi qu’il faut entendre le positionnement de l’ex-Premier ministre vis-à-vis de toutes les tartufferies auxquelles sont prêts les confectionneurs de l’étendard islamiste dès lors que ces derniers tentent de nous faire avaler leur idée d’une coexistence pacifique entre l’intolérance religieuse la plus explosive et sa cible de choix. Le dialogue interreligieux se poursuivra a fortiori en deçà des ciels verts. Accordera une importance égale aux croyants et aux mécréants, à savoir qu’en affaire de culte, on est toujours l’infidèle d’un autre. Plus de place, ici-bas, pour les débordements ouranostratégiques. L’islam politique ne sera jamais contré par des calinothérapeutes qui se rendraient complices de sa campagne mondiale de dédiabolisation. Ceux qui savent parfaitement à quel inframonde ils ont affaire n’ignorent rien, en l’espèce, des anfractuosités civilisationnelles qu’ils ont à traiter. Ainsi, le chef pudique de ce gouvernement qui avait empêché modestement que notre corps éventré ne chavire d’un côté ou de l’autre, entre les 7 et 9 janvier de l’an de disgrâce 2015, ne mettra pas l’interdiction du doigt d’honneur coupé au cœur des enjeux de la prochaine présidentielle qu’il se propose de mener à nos côtés. Il se limitera à faire de la France la locomotive des Lumières, à faciliter le transfert d’une chaleur humaniste inarrêtable parce qu’indifférente au phénomène du refroidissement des blocs.