J’aimerais me dire spéciste.

Le problème est que ce terme et le prétendu antispécisme relèvent d’une terrible erreur conceptuelle du camp progressiste, lequel croit devoir repousser à l’infini les limites de l’égalité. C’est ne pas comprendre, en l’espèce, que si nous étions égaux aux bêtes, nous ne le serions plus entre nous : notre égalité suppose un privilège, celui d’être des hommes et de commander ensemble au monde que nous avons en héritage.

De plus, je tiens que l’antiracisme est d’abord le démenti apporté au concept de race ; l’antispécisme serait-il la négation de celui d’espèces ? Foutaises, bien sûr, nous ne pourrons jamais nous reproduire naturellement avec des chimpanzés ou des chiens : les espèces existent indubitablement. Forgé sur celui de racisme, le concept de « spécisme » laisse pourtant entendre, ou bien qu’il n’y a pas de différences d’espèces, ou bien que la race vaut autant que l’espèce, et que haïr tel autre animal – et cela vaudrait logiquement aussi pour les frelons et les puces – serait aussi grave que de haïr un Noir ou un Amérindien en raison de sa seule couleur de peau.

Ces mots de « spécisme » et d’« antispécisme » sont donc à la fois antihumanistes et foncièrement racistes, et c’est parce que je veux défendre le bien-être animal d’un point de vue résolument humain, c’est parce que je crois en la mission unique de l’espèce à laquelle j’appartiens, c’est parce que je maintiens qu’une barrière infranchissable nous sépare même des bêtes les plus proches de nous, qu’en récusant ce terme, je le répète : je serais spéciste si cela pouvait signifier quelque chose à mes yeux.

Il reste que la souffrance animale, la protection des autres espèces, la préservation du monde qu’avec elles toutes nous étions appelés à constituer, ou encore, à un niveau tout à fait humain, la soutenabilité de notre industrie agroalimentaire – et en particulier de notre production de viande – sont des questions essentielles.

Un collectif de vingt-quatre savants, philosophes, juristes et journalistes a récemment publié un manifeste plaidant « pour que les hommes engagent d’autres rapports avec le monde animal et que les contrôles pour lutter contre la maltraitance soient renforcés ». Très bien, dira-t-on peut-être, mais à côté du martyre d’Alep, que nous est celui des orangs-outans de Sumatra et de Bornéo ? Que nous sont les éléphants massacrés par Mugabe (ou par un footballeur français hôte du dictateur) à côté de ses innombrables victimes humaines ? L’élevage en batterie, certes répugnant mais néanmoins profitable aux masses, à côté de l’enfer des enfants soldats ? Erreur ici aussi : ces singes martyrisés, ces bovins privés de monde sont une insulte à notre humanité et non à la vie en général. Ils sont notre échec.

La civilisation occidentale a, pour des raisons diverses, un mépris des bêtes qui a culminé avec la bizarre affirmation cartésienne de leur complète matérialité : on le sait, pour l’auteur du Discours de la méthode, les animaux ne sont que des corps, des « machines », à peu près semblables en cela aux automates que nous pouvons fabriquer. En ce sens, Descartes s’éloigne à la vérité de la tradition judéo-chrétienne qui, tout en faisant dominer l’homme, admet un principe de vie qui nous apparente foncièrement au règne animal et le rattache à nous, une forme d’âme primitive qui n’est ni tout à fait matière ni tout à fait esprit. « Qui sait », interroge l’Ecclésiaste, « si le souffle des fils de l’Homme monte vers les hauteurs et si le souffle du bétail descend vers l’abîme, à la terre ? » Le néfech biblique, « âme de vie » ou « principe vital », est la racine de notre âme spirituelle : le Lévitique nous apprend qu’elle réside dans le sang et qu’il est interdit de la consommer avec la chair de l’animal. Pour les philosophes médiévaux, nourris à la fois de la Bible et d’Aristote, il existait, à côté de l’âme humaine, indivisible et irréductible à l’étendue – l’âme « cartésienne » donc –, une âme végétative et une âme sensitive. Dans le Discours de la méthode, Descartes se débarrasse purement et simplement de ces entités intermédiaires : il n’y a plus, pour lui, que pure étendue et pur esprit, l’homme étant (mystérieusement) un composé des deux, les autres animaux n’étant plus qu’étendue. La matière d’un côté, Dieu de l’autre, qui ne l’habite aucunement : si l’âme humaine participe de l’infini divin, il n’en va nullement de même des bêtes brutes.

Un exemple frappant de tout ce qui oppose le bon sens cartésien au précartésien se trouve chez Maïmonide. Un commandement biblique prescrit, lorsqu’on veut s’emparer d’œufs ou d’oisillons que l’on trouverait en pleine nature, de laisser s’envoler la mère auparavant (Deutéronome, 22 : 6-7), un autre de ne pas égorger une bête et sa progéniture le même jour (Lévitique, 22 : 28). On lit à ce sujet au livre III du Guide des Egarés : « l’animal éprouverait, dans ce cas, une trop grande douleur. En effet, il n’y a pas, sous ce rapport, de différence entre la douleur qu’éprouverait l’homme et celle des autres animaux ; car, l’amour et la tendresse d’une mère pour son enfant ne dépendent pas de la raison, mais de l’action de la faculté imaginative, que la plupart des animaux possèdent aussi bien que l’homme ». Tout est dit ici : nous ne sommes pas comme les autres animaux mais nous appartenons au même règne qu’eux, et ils souffrent comme nous. Mieux, c’est parce que nous sommes des bêtes que nous souffrons et en avons, disons-le, conscience.

De plus, Maïmonide poursuit, prouvant par avance que l’on peut, tel le Morel des Racines du ciel, aimer d’autant plus les bêtes qu’on aime les hommes, en affirmant que cette attention à la souffrance animale est en même temps pédagogique et philanthropique : qui s’abstient de cruauté envers une oiselle saura, à plus forte raison, ménager ses semblables. Oui, historiquement, depuis Montaigne au moins, et comme le signale Elisabeth de Fontenay dans Le silence des bêtes, « libérer les hommes de l’oppression allait de pair avec une attention philosophique portée aux animaux ». Qui osera traiter Hugo ou Michelet, amis notoires de la cause animale, de misanthropes ? « Les naturels sanguinaires à l’endroit des bêtes » écrit Montaigne, « témoignent une propension naturelle à la cruauté. Apres qu’on se fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. Nature a, (ce crains-je) elle-même attaché à l’homme quelque instinct à l’inhumanité. » Instinct qui n’est pas en soi plus louable lorsqu’il prend le non-humain pour objet. Chacun à la place qui lui convient, on pourrait tout simplement rendre « justice aux hommes, et la grace et la bénignité aux autres créatures ».

Il n’y a pas de texte sans contexte : le Discours de la méthode répondait à Montaigne, pour qui nous n’avons pas plus de « communication à l’être » que les bêtes, encore proche sur ce point des penseurs médiévaux ; dans son Apologie de Raymond Sebond, il disait tout le bien qu’il pensait de la conscience animale. Gassendi répondra à son tour à Descartes, et La Fontaine synthétisera brillamment les idées de l’épicurien dans son Discours à Madame de la Sablière : « Au dire de ces gens, la bête est toute telle : / L’objet la frappe en un endroit ; / Ce lieu frappé s’en va tout droit / Selon nous au voisin en porter la nouvelle ; / Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit. / L’impression se fait, mais comment se fait-elle ? / Selon eux par nécessité, / Sans passion, sans volonté : / L’animal se sent agité / De mouvements que le vulgaire appelle / Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle… / Voici de la façon que Descartes l’expose ». Et pourtant, insiste le fabuliste, « Quand la Perdrix / Voit ses petits / En danger, et n’ayant qu’une plume nouvelle, / Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas ; / Elle fait la blessée, et va traînant de l’aile, / Attirant le Chasseur, et le Chien sur ses pas, / Détourne le danger, sauve ainsi sa famille, / Et puis, quand le Chasseur croit que son Chien la pille ; / Elle lui dit adieu, prend sa volée, et rit / De l’homme, qui confus des yeux en vain la ſuit. » Où il apparaît que peuvent même les animaux nous éduquer, moralement pour ainsi dire, ce qui donnerait au projet des Fables une assise autre que gratuitement allégorique.

Le commandement étudié par Maïmonide possède aussi, on s’en doute, une nécessité écologique : la mère envolée pourra se reproduire à nouveau et d’ailleurs, avance l’auteur du Guide, les oisillons n’étant pas bons à manger, ils se verront souvent laissés en paix et la mère pourra donc revenir les couver. Dans cette perspective, l’homme est bien maître de la création, c’est ce que dit explicitement la Genèse, mais il n’en est pas possesseur. Descartes envisagera, à cet égard aussi, tout à fait autrement cette création devenue entre-temps « nature » ; ainsi affirme-t-il fameusement dans son Discours de la méthode, « qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie » et qu’il faut se faire une philosophie « pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent […], nous les pourrions employer en même temps à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». L’homme de la Genèse avait en soin une création qui ne lui appartenait pas, où il était comme un arbre déraciné puis replanté, mais irrémédiablement étranger à cette terre qui le supportait. L’homme cartésien est possesseur d’un ensemble de forces, la nature justement, dont il aurait donc le droit, au moins virtuellement, d’user jusqu’à les détruire.

Descartes a en vérité parfois nuancé ses idées ; il avait en outre de fort bonnes raisons pour les avoir et on ne peut nier les progrès engendrés par son anthropologie ; c’est d’ailleurs plutôt à certains disciples, tel Malebranche, qu’on doit de voir la cruauté qu’elle pouvait receler se donner libre cours : l’oratorien battait, dit-on, son chien, en prétendant qu’il aboyait certes mais ne ressentait aucune douleur. Sauf que le ver était dans le fruit : non, la fable cartésienne ne tient pas. Soit il y a de l’âme en l’animal, soit l’homme aussi est machine. Cette dernière idée, qui retournerait pour ainsi dire Descartes contre lui-même, justifierait autant l’exploitation à outrance de la faune et de la nature, que celle de l’homme par l’homme. Pareille intuition inspire Les racines du ciel, que j’ai mentionné plus haut, où un ancien Résistant, Morel, se met en tête de sauver les éléphants au nom d’une certaine idée de l’homme. Il entend ainsi sauver la liberté, une liberté qui est à la fois dans l’esprit humain, irréductible, et dans l’étendue que Descartes croyait vouée à une stricte nécessité. Au contraire, nous devons réapprendre à la voir douée de la vie, du néfech dont le Discours l’a privée. Dans un très beau passage de L’Oiseau, Michelet évoque la complainte d’un rossignol en cage, pleurant sa liberté perdue : commentant cette page troublante, Elisabeth de Fontenay écrit que « la liberté, décidément, est une et indivisible ».

C’est, comme le dit Morel, une « dimension de vie à sauver ». Un autre personnage du roman de Gary, Laurençot, s’exprime d’ailleurs en ces termes : « Il faut absolument que les hommes parviennent à préserver autre chose que ce qui leur sert à faire des semelles, ou des machines à coudre, qu’ils laissent de la marge, une réserve, où il leur serait possible de se réfugier de temps en temps. C’est alors seulement que l’on pourra commencer à parler de civilisation. Une civilisation uniquement utilitaire ira toujours jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’aux camps de travail forcé… Les hommes ont besoin d’amitié. » Et à ceux qui lui rétorquent que le combat pour la liberté, que la Résistance ou les sauvetages d’enfants valent mieux que les éléphants du Tchad, Laurençot de répondre que « les éléphants font partie de ce combat-là. Les hommes meurent pour conserver une certaine beauté à la vie. »

Paradoxalement et contre Descartes qui y crut pourtant plus qu’aucun autre, la défense de ces animaux menacés dit l’irréductibilité de l’esprit humain, à laquelle le chef SS prétend justement ne pas croire. Voici d’ailleurs l’une des plus belles pages sans doute de la littérature du XXe siècle : Morel est enfermé avec quelques autres Résistants, il sent que les murs vont l’étouffer ; alors l’un de ses camarades a une idée : penser aux éléphants, oui, penser à ces géants qu’ils n’ont jamais vus en vrai – et ainsi s’échapper. « Quand il est sorti de cellule, il nous a passé le filon, et chaque fois qu’on n’en pouvait plus, dans notre cage, on se mettait à penser à ces géants fonçant irrésistiblement à travers les grands espaces ouverts de l’Afrique… Laissés seuls, à moitié crevés, on serrait les dents, on souriait et, les yeux fermés, on continuait à regarder nos éléphants qui balayaient tout sur leur passage, que rien ne pouvait retenir ou arrêter ; on entendait presque la terre qui tremblait sous les pas de cette liberté prodigieuse et le vent du large venait emplir nos poumons. »

De façon obsessionnelle, Morel va chanter cette « marge » dont l’homme aurait besoin pour s’accomplir, pour « respirer » simplement. « Saboteur de l’efficacité totale et du rendement absolu, iconoclaste de la sueur et du sang érigés en système de vie, il allait faire tout son possible pour que l’homme demeurât à jamais comme un bâton dans ces roues-là. Il défendait une marge où ce qui n’avait ni rendement utilitaire ni efficacité tangible, mais demeurait dans l’âme humaine comme un besoin impérissable, pût se réfugier. C’était ce qu’il avait appris derrière les barbelés des camps de travail forcé… » Sans cette marge, nous dit en somme Gary, on arrive bien vite, au mieux à l’usine des Temps modernes, au pire aux plantations d’Alabama, à Auschwitz et au goulag. Je ne sais si les animaux sont pauvres en monde comme le croyait Heidegger mais ce qui est certain, c’est que sans les animaux, notre monde, notre oikos n’en serait pas un.

Ce n’est pas cependant que la nature soit bonne et c’est peut-être bien d’elle-même qu’il faudrait la protéger : « C’est une chose qui demande à être mise au point », dit à son sujet l’un des Résistants des Racines. Et le romancier de relier la folle épopée de Morel au combat parfaitement humain contre la maladie ; d’un cancérologue, il écrit : « Les conditions biologiques actuelles de l’existence humaine lui apparaissaient comme une injustice de l’ordre du scandale. Et l’idée qu’il se faisait de la dignité humaine était incompatible avec l’humiliation de voir des millions d’hommes mourir dans la force de l’âge par suite d’une simple erreur sur la cause… En sortant de l’Institut, il acheta le journal et y chercha les nouvelles de l’homme qui partageait si clairement son indignation, et son refus de capituler devant les conditions de vie qui nous étaient faites », Morel donc, le défenseur des éléphants. Pour Gary, la protection de la faune n’est ni misanthropie ni nostalgie primitiviste, bien au contraire.

Au reste, j’y insiste, n’idéalisons pas les bêtes, n’en faisons pas des anges : ne s’immolent-elles pas les unes les autres ? Bien qu’Isaïe ait prophétisé au sujet d’un temps où le loup dormira avec l’agneau, dans l’ordre naturel des choses il n’en est rien et comme le dit Elisabeth de Fontenay, les chimpanzés ne sauraient avoir leur nuit du 4 août. Je dis non à une défense béate de l’état de nature et du monde animal, et prétends plutôt que l’homme a pouvoir et devoir de faire éclore ce qui n’est le plus souvent qu’en germe dans l’animalité : l’empathie qui poussait par exemple la perdrix à sauver ses petits du chasseur, et le gorille Koko à pleurer son petit chat décédé.

Il ne s’agirait pas même de nous couper de nos racines animales : nos âmes charnelles veulent encore du sang et c’est peut-être bien par là qu’elles se lient aux bêtes. On peut être végétarien par goût ou par exigence éthique mais tel ne saurait être le cas d’une majorité d’hommes. Les travaux de Robertson Smith, de Frazer, de Mauss mais aussi de Bataille et de Girard nous exposent la nécessité sacrificielle : le sacrifice est tout à la fois expulsion d’un mal interne à la communauté qui s’y livre, ou qui occupe l’espace qu’elle habite ; constitution d’un « lieu » transcendant nourri de cette expulsion ; coparticipation des hommes et des dieux à une même immanence. La violence du sacrifice, le rapport direct à la mort et même à la transgression sont le sacré en sa raison primitive et essentielle. Si dès l’Antiquité, la marche de l’homme à la transcendance lui a fait progressivement abandonner ce matérialisme rituel, il reste que le « besoin de viande » dont parle Gary n’est pas tant nutritionnel que religieux : sauf dans de rares cas, nous pouvons, biologiquement parlant, nous passer de viande ou si nous ne le pouvons pas encore, nous le pourrons bientôt. Ce que nous mangeons lorsque nous mangeons un steak ou, mieux, des tripes, c’est un individu, c’est le détenteur d’une vie supprimée qu’ainsi nous nous incorporons. Supprimer une vie, se lier à elle et, par-delà cette vie singulière, au divin qu’elle manifeste et hypostasie (car l’animal est dieu ou participe du dieu) : ce sont là gestes, on le voit bien, non pas tant physiques que métaphysiques. Voilà ce qui nous reste des sacrifices sanglants de l’Antiquité, voilà ce que notre humanité n’est pas prête encore, je crois, à abandonner. Et voilà pourquoi, aussi, je me fais le défenseur, à la fois de l’abattage rituel, juif notamment, qui lie par le sang et le regard porté, franchement, à l’acte mortel, l’homme avec les bêtes – et non seulement de son contrôle mais du contrôle drastique de l’abattage en général, et de l’élevage plus encore.

Le sacrifice dit le contraire de Descartes et même de tout ce qu’a pu péremptoirement statuer le droit occidental quant à la condition animale. Comme l’a relevé Georges Bataille, il élimine de l’animal la dimension de chose et en révèle la « profondeur ». Le sacrifice retire la bête au monde du travail, du calcul et de l’économie, où elle ne pouvait qu’être réifiée, et la rappelle à « l’intimité du monde divin ». Ce faisant, il fait littéralement exister Dieu.

Ethiquement parlant, il est bon que les sacrifices aient pris fin, du moins dans leurs formes les plus « inutilement » sanglantes : holocaustes, hécatombes, sacrifices rémunératoire, propitiatoires ou expiatoires… Il est bon aussi, cependant, de se souvenir que leur temps fut paradoxalement l’âge d’or des animaux, « partie prenante dans une chaîne de pratiques symboliques », « tout autre chose que ces vivants dénués de droit qu’ils sont devenus dans le christianisme d’abord, dans la rationalité pratique et théorique ensuite » (Elisabeth de Fontenay). Et parce que la viande est mémoire, parce qu’elle est transgression sacrée, nous devons encore en manger – la plupart d’entre nous tout au moins. Mais à la manière parcimonieuse des Anciens, en gardant à la mémoire que ce steak que nous mangeons est un reste d’offrande : il est donc évident que la pléthore carnée où nous avons sombré transforme ce qui était rapport au divin en un besoin complètement morbide. L’événement de la viande, forcément rare, de l’agneau pascal au cochon de la Noël, s’est changé en une satiété malsaine dont nous mourons à petit feu : maladies et impasses écologiques sont en effet le salaire de cette monstrueuse innovation. Et l’élevage industriel, propre à satisfaire les « besoins » de millions et de millions de mangeurs qui ont perdu le goût des végétaux aussi bien que de l’immolation rituelle, transforme la vie et la mort des bêtes en un calvaire qui nous fait honte, tout en modifiant, pour ceux qui y restent attachés, jusqu’au sens que pouvait avoir l’abattage religieux. Administrer la chehita, l’égorgement et le saignement prescrits par la Torah, à un veau élevé en batterie, c’est ruiner non seulement la signification de ce geste, mais encore son efficience sacramentelle : il y a, Elisabeth de Fontenay le relève avec acuité, une « mauvaise foi institutionnelle » à « se confier à la techno-science tout en croyant préserver quelque îlot de sens ». Mais le problème, on le comprend, n’est pas tant celui de la mise à mort (avec ou sans étourdissement) que de la vie préalablement offerte à cet animal réduit à la condition de matière première par l’industrie agroalimentaire.

Manger de la viande, oui. Immoler, puisqu’il s’agit de ça, des bêtes à ce besoin métaphysique, oui – mais pas n’importe lesquelles, pas dans n’importe quelles conditions et surtout pas incessamment, comme c’est aujourd’hui le cas. L’erreur est de croire qu’il existe un droit à la viande : il n’en est rien, la viande doit être rare, sa consommation doit relever de l’exception, voire de la transgression organisée ; en un mot et quitte à choquer les passionnés de l’égalité, je dirais qu’elle doit redevenir chère. Si l’on en juge par les effets catastrophiques de sa production à outrance sur les populations humaines les plus vulnérables – carrément privées de ressources, affamées au profit de l’élevage industriel, ou poussées à l’absorber en quantités aberrantes et dès lors acculées à l’obésité et au cancer –, ce renchérissement ne nuirait pas tant aux pauvres qu’il y paraît. Il irait néanmoins contre une certaine conception du progrès économique qui l’a par trop identifié à la viande pour tous, tout le temps, trois fois par jour si possible.

Le végétarisme ne me semble pas pour notre âge, la quête, ainsi que l’écrit Elisabeth de Fontenay, d’« une chaîne symbolique qui ne fasse plus bon marché » de l’animal, si. Apprendre de la naïveté de ce « peuple » que Michelet montre bataillant contre le préjugé ecclésial pour faire admettre la majesté toute simple de ses petits compagnons. Apprendre de la beauté et de l’inutilité, faire pièce au telos qui vaut oubli du monde. Pendant qu’il en est encore temps.

Un commentaire

  1. J’ai adoré vous lire mais je regrette, déplore quelque peu, le coté extrêmement scientifique du texte, mais je comprends que ça puisse paraître une nécessité afin de tenter de convaincre les plus rébarbatifs, les plus matérialistes, les plus durs opposants à la nature ou la cause animale. Je suis naturellement choquée même si j’acquiesce à l’analyse et à la synthèse du texte et la finalité du raisonnement. Maintenant, j’aurais préféré que le coeur parle, que l’âme parle pour dire les choses plus simplement, pour aller à l’essentiel. Faut-il encore tenter de prêcher les moins convaincus, les sanguinaires, les viandards, les chasseurs, les éleveurs, les paysans, tous ceux qui vivent et profitent de la souffrance animale ? Le sacro saint argent, la manne que cela rapporte balaieront comme une pluie torrentielle les arguments les plus fondamentaux. NON, les animaux sont des êtres vivants, faits de chair et de sang, qui éprouvent des sensations et des sentiments, des émotions, qui font preuve de réflexion, de mémoire et d’analyse, dont le courage et la compassion ne sont plus à démontrer. La barrière qui les séparent de l’homme n’existe que dans la tête de ceux-ci ; elle n’est pas réelle. OUI, ils vivent dans l’instant présent, ce qui les rend des enseignants de l’amour et de la vie particulièrement précieux. Les hommes qui ne voient pas en eux des égaux, voire des êtres supérieurs en coeur et en qualité d’âme, auront passé leur vie à vivre dans l’obscurité et l’ignorance de ce qu’est réellement la vie et le rôle de l’univers. Nous sommes tous liés, la nature nous lient, les animaux nous relient, le ciel, l’eau, la terre, tous ces éléments fondamentaux nous relient tous les uns aux autres, et pourtant tout est haine, racisme, préjugés, profit, destruction. Le jour où les animaux et les végétaux auront retrouvé leur vraie place et l’amour et le respect que l’homme leur doit, la Vie sera ce qu’elle aurait toujours dû être, d’une beauté sans pareille.