J’ai de moins en moins la force, quand on attaque les Juifs, de les défendre à coup de déclarations de principe ou de cris indignés.

La force, ou d’ailleurs la volonté.

Ce n’est pas se dérober, loin s’en faut. Au contraire, voici quelques lignes inspirées par l’un des plus grands Juifs qu’ait comptés notre époque : c’est ainsi, je crois, qu’il nous faudrait toujours répondre aux attaques, prouvant l’unicité de notre mission par les œuvres qui en résultent et non, donnant raison à Sartre, par la réponse pavlovienne aux antisémites de tout poil.

Il est mort il y a deux semaines, peu de temps après la sortie d’un dernier disque bouleversant. Sa musique est un cadeau inouï d’Israël aux Nations : voilà de quoi, et de rien d’autre, je veux donc parler.

Cela peut en déconcerter certains mais nous avions en l’auteur de Sisters of Mercy, Suzanne et Dance me to the end of Love un authentique poète juif, un artiste marqué, comme l’a récemment relevé Anne François dans les colonnes de La Règle du Jeu, par son enfance et son éducation. Un Juif, quitte à choquer les prudes et les adeptes de cette moraline laïcardo-polpotienne dont j’ai parlé ailleurs, engagé pour son peuple : c’est sans fausse pudeur que Leonard Cohen parlait de son « deep tribal sense ». En 1973, en pleine Guerre du Kippour, il chantait pour les soldats israéliens. « I’m committed to the survival of the Jewish people », n’hésitait-il pas alors à proclamer.

« Me voici », tel pourrait être le sens de toute cette œuvre et comme souvent un artiste comprend dans ses derniers moments « où il veut en venir », c’est sur ces mots qu’il fit ses adieux, en octobre dernier.

« Me voici », tout le sens de l’élection (que si peu de gens comprennent) est là. Hineni, hineni / I’m ready, my lord… Me voici, me voici, je suis prêt, ô Seigneur : si la fin du vers est en anglais, Hineni est de l’hébreu et c’est ce que signifie ce mot. Here I am, me voici.

Me voici : la parole d’Abraham, en réponse à l’Eternel qui l’appelle pour lui demander l’irréparable, son fils. « Il arriva, après ces faits, qu’Elohim mit Abraham à l’épreuve, disant : Abraham ! Et Abraham répondit : Hineni, me voici. » (Genèse, 22 : 1) Tu m’appelles, me voici, prêt à affronter le scandale du monde. Me voici, j’avance même contre Toi s’il le faut. Je précède Ton appel. Dans ce dernier album, Leonard Cohen a livré avec You want it darker une chanson douloureuse, jobienne, sur la condition humaine : comme dans Story of Isaac, il s’y est emparé de cette histoire fondatrice, mais il l’a fait par allusion et d’un mot. Hineni.

Abraham a échoué. L’Eternel, suggère la Tradition juive, voulait sa révolte, son ironie tout au moins, sa mise à distance du commandement : donne-moi ton fils, fais-en un serviteur de Dieu, élève-le mais non, ne l’immole pas. Plus sombre, toujours plus sombre.

La foi de Leonard Cohen était tissée d’ombre, une foi crucifiée, née et nourrie du doute, de la fêlure, de l’effroi, le contraire de la pastorale. Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-Tu abandonné ? interroge le Psalmiste. Jésus, en bon Juif, aurait répété ces mots sur la croix et c’est cette conscience de l’horreur, ce regard donné sans crainte au néant qui nous entoure, ce constat de l’absence divine qui relie à tout jamais, je crois, fils de Jacob et fils d’Esaü, juifs et chrétiens. Dans ses Pensées, Pascal raille l’optimisme béat des déistes de son temps – attitude aussi d’un christianisme de mauvais aloi, d’un christianisme qui ne se comprend pas assez, sérénité du charbonnier, du « modéré », du soumis, de qui croit sans questionner : « Et quoi ! ne dites-vous pas vous-mêmes que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? Non. Et votre religion ne le dit-elle pas ? Non. Car encore que cela est vrai en un sens pour quelques âmes à qui Dieu donna cette lumière, néanmoins cela est faux à l’égard de la plupart. » Au contraire, la donnée première, c’est le silence et l’absurdité : Dieu se tait, Dieu se cache. Il ne se donne qu’en ne se donnant pas, Il se révèle dans les ténèbres et dans la mort. You want it darker.

Cohen était nourri de mystique juive et il y a dans la théologie d’Isaac Louria, ce kabbaliste majeur qui vécut au XVIe siècle à Safed, en Terre d’Israël, une image saisissante qui explique ce scandale : le bris des vases. Avant que le monde ne soit, Dieu s’est retiré en Lui-même, libérant un espace à l’être – qui naît donc de l’absence divine. En même temps Il envoie Sa lumière mais les « vases » censés la contenir éclatent. L’univers, l’être même est brisé dès l’origine mais c’est le prix à payer pour qu’il y ait quelque chose plutôt que rien.

Le grand Leon Wieseltier, dans un article écrit en hommage à celui qui était son ami et son compagnon d’étude (d’Eluard, de Lorca, du Talmud ou des Ecritures bouddhiques…), rapporte cette parole du poète au sujet de l’une de ses plus célèbres œuvres, Hallelujah : « I wanted to stand with those who clearly see G-d’s holy broken world for what it is, and still find the courage or the heart to praise it. » Je voulais me tenir aux côtés de ceux qui envisagent le monde de Dieu tel qu’il est, brisé, et qui trouvent tout de même le courage de le louer… N’est-ce pas là, depuis trois mille ans, la clé de ce qu’on appelle le judaïsme ? Leonard Cohen, précise encore Wieseltier, « was the poet laureate of the lack, the psalmist of the privation, who made imperfection gorgeous. » Ca n’est pas pour rien que dès ses débuts, du temps où il songeait surtout à percer par la poésie et le roman, Cohen disait vouloir s’adresser aux « platoniciens déçus », ceux, sans doute, qui voient l’imperfection du monde mais ne cherchent plus pour autant d’arrière-monde où la dépasser…

« Magnified, sanctified, be thy holy name », scande, démarquant le Kaddish, le refrain de You want it darker : il s’agit d’une prière récurrente dans cette liturgie que Cohen connaissait si bien. Ecrit en araméen à l’exception de son dernier paragraphe, en hébreu, le Kaddish sépare les parties de l’office et le conclut ; aujourd’hui on l’associe surtout au souvenir des morts. Il est en effet traditionnellement récité par les endeuillés, d’un ton monocorde terrible à tout Juif tant soit peu familier du culte. Dans La Tache, Roth a même écrit à son sujet une chose surprenante : cette prière nous apprend qu’un Juif est mort, another Jew is dead, comme si la mort était la conséquence d’être juif plutôt que de vivre ! Etre juif, comme dirait l’autre, c’est apprendre à mourir. Que soit magnifié et sanctifié Son saint nom : nulle allusion, pourtant, à la mort dans le Kaddish, oui, c’est la grande surprise qu’il réserve à ceux qui l’ont récité machinalement en hommage à un proche et qui en découvrent un jour la signification. Ce qui s’y lit, c’est plutôt l’expression d’un désarroi qui n’a rien, rien à ajouter. Normal en un sens, puisque le Kaddish n’est la prière des morts que par accident. Et pourtant, il l’est, ce que je me refuse à trouver complètement hasardeux : que dire face au néant ? D’ailleurs, conclut cet hymne des orphelins, au-delà de la soumission, la paix reste à faire : rien à ajouter mais il y a bien l’espoir de voir la mort un jour vaincue. L’espoir de réparer ce monde morcelé.

Mais Cohen poursuit : « Vilified, crucified, in the human frame, / A million candles burning for the help that never came, / You want it darker. » Etre juif, c’est apprendre à mourir, mais c’est ne pas s’en satisfaire. Le juif accompli n’est ni stoïcien ni l’un de ces fanatiques qui n’aiment la vie terrestre qu’autant qu’elle sert d’antichambre au monde à venir : la vraie vie est ici, la vraie vie a un corps, et je hais de devoir un jour l’abandonner. Je me tiens prêt mais je le hais. Et d’ailleurs, c’est Dieu même qui souffre en l’homme, c’est l’homme qui est crucifié, Cohen le dit, et Dieu, s’Il l’est, l’est d’abord à travers sa créature. Oui, voilà la vérité que le christianisme approche comme à travers un voile, obscurément, vérité que, c’est contre-intuitif, il lui aura fallu particulariser, et bien plus que le judaïsme : Dieu meurt, Dieu souffre en l’homme. Pas un homme en particulier, non, tous les hommes !

« Notre vieil homme a été crucifié avec lui », dit Paul dans l’Epître aux Romains. Le chrétien pleure sur le scandale de la Croix mais rit du triomphe subséquent de la vie sur la mort. Leonard Cohen, Juif tragique, chante pour nous l’élégie d’un Dieu mourant à chaque instant, à chaque instant que meurt ou souffre l’une de ses créatures. Car Dieu, c’est l’homme, l’incarnation commence lorsque le souffle s’est fait chair, dès la Genèse, en l’homme. Il y a dans La Nuit d’Elie Wiesel, un passage qui, plus que tout autre, bouleversa Mauriac ; il en parle dans sa préface et à lire ce qu’il en dit, je l’imagine bousculé dans sa foi, perdant confiance dans le telos du monde et de l’histoire, niant, ne fût-ce que quelques secondes au fond de sa conscience, l’exception de la Croix et le salut qu’elle doit donner aux hommes. C’est ce moment où le petit Elie assiste à la pendaison d’un autre enfant. Il entend derrière lui un Juif pieux se révolter : « Où est Dieu ? Où est-il ? Où donc est Dieu ? » Alors, dit-il, « en moi une voix lui répondait : Où il est ? Le voici – il est pendu ici, à cette potence. »

Un homme, tous les hommes. A la fin de sa chanson, Cohen laisse place à la voix d’un hazan, d’un chantre de synagogue, psalmodiant le début de l’une des très rares prières juives écrites à la première personne du singulier : Hineni heani mimaas, « Me voici, dépourvu de mérites… » C’est la confession que l’officiant livre avant le début du Moussaf, l’ajout sacrificiel des jours de fête, de Roch Hachana et de Yom Kippour en l’espèce, les jours les plus solennels de l’année hébraïque. « Me voici, dépourvu de mérites, dans le trouble et la peur de celui qui trône sur les louanges d’Israël. Je suis venu pour me tenir ici afin d’y plaider devant Toi la cause de Ton peuple Israël qui m’a envoyé… » Me voici répond à une question, la question de Dieu à Adam : Où es-tu ? Adam n’a pas su y répondre, il faudra attendre Abraham. Où en es-tu, suggère Buber dans Le chemin de l’homme. Où en es-tu de ta vie ? Où en es-tu de cette route sur laquelle tu t’es trouvé malgré toi jeté ? Qu’as-tu fait du sort qui t’était imparti ? Es-tu parvenu, homme parmi les hommes, à donner pour eux et pour toi la seule réponse qui vaille ?

Changer la fatalité en destinée, telle est la leçon de Hineni. L’homme commence à apercevoir le début de sa liberté lorsqu’il a d’abord contemplé la réalité de ses chaînes et compris qu’il était né pour les briser. « I’m the only one this evening / But I must go on / The frontiers are my prison », chante le Partisan de Cohen – et d’Emmanuel d’Astier de la Vigerie. La mort nous attend, inexorable, mais la manière dont nous nous comportons face à cette inévitable issue peut en changer le sens. D’un bout à l’autre de son répertoire, Leonard Cohen a ainsi rappelé le secret de la liberté : il réside dans le refus de se dérober à l’emprise des faits. Hineni, c’est embrasser sa destinée, c’est être libre.

Lors de ces jours « terribles » par où s’ouvre le calendrier hébraïque, jours de jugement, de pénitence et d’expiation, il est de coutume de chanter une longue prière écrite au Moyen Age, où l’on affirme ceci : aujourd’hui est décidé de la mort et de la vie, du malheur et de la prospérité. Qui vivra, qui mourra, qui par le feu, qui par l’eau… Leonard Cohen s’en est explicitement inspiré dans Who by fire en 1974. Il y a en somme des instants de destinée. De chance et de jugement. La prière ne dit pas seulement que Dieu décide pour les hommes tel un potentat, mais que la générosité, la confrontation à Sa puissance (c’est le sens de l’hébreu tefila, que nous rendons maladroitement par « prière » mais qui signifie plutôt une « plaidoirie ») et le retour sur soi sont propres à changer tous les décrets. Vaincre la fatalité, donc, en trouvant sa véritable nécessité. Ce que d’autres appelleraient authenticité.

Un Dieu, comme l’écrit Jon Pareles, que Cohen a jusqu’à la fin défié et questionné. Le blasphème n’est jamais étranger à sa poésie – et c’est par là qu’elle est sacrée. Il n’est d’ailleurs jamais étranger au judaïsme en général… C’est que les mots sont saints, les mots, tous les mots ont en eux une part de cette lumière des vases brisés qu’il revient au kabbaliste d’aller chercher sous les écorces, les kelipot : « It doesn’t matter which you heard / The holy or the broken Hallelujah… » Cohen nourrissait, semble-t-il, une fascination pour les hétérodoxes, Sabbataï Tsevi, les Gnostiques chrétiens et autres rebelles métaphysiques, fascination qui ne l’empêchait pas d’être demeuré un Juif pieux, observant le Chabbat (avec intransigeance, diraient peut-être certains…) et bénissant la foule israélienne de la Birkat kohanim, la bénédiction des prêtres dont après tout il descendait : à la synagogue son nom était Eliezer ben Nisan haKohen et c’est ainsi que Wieseltier a la hutzpa, le culot de le nommer dans son très touchant hommage. Stricte observance et hérésie donc, comme si les deux devaient aller de pair, comme si l’une respirait par l’autre.

Tous ceux qui l’ont connu ou qui l’ont rencontré, tous ceux qui l’ont vu jouer (j’ai eu cette chance en 2009 à Paris) insistent sur la beauté, sur l’élégance de cet homme. Même au temps des hippies, Leonard Cohen n’avait pas renoncé à prendre soin de son « apparence » : costume et chapeau étaient la marque de sa distinction et c’est là bien autre chose qu’un simple refus de la vulgarité à laquelle d’autres ont pu s’abîmer. Il y allait d’un certain sens de la beauté, à la fois éternelle et sensuelle, éternelle parce que sensuelle. Incarnée. Le dandysme est un anti-platonisme : le corps, le signifiant, l’ici-bas comptent autant que ce qu’ils renferment ou à quoi ils « renvoient ».

Mieux, comme dans le dandysme authentique, c’est peut-être justement là que se nouent, comme dit Wieseltier, « a sense of absurdity with a sense of significance ». Il n’y a rien à espérer de ce monde brisé, espérons donc ! La pratique d’une religion « ancestrale », comme la sauvage, la mythique et primitive Hydra où il vécut aux côtés de Marianne Ihlen et composa certaines de ses plus célèbres chansons, devait résumer à ses yeux l’importance d’avoir en ce monde de passages et d’effacements un ancrage en l’éternité. C’est peut-être cela, en dernier recours, Hineni : je suis là, je suis prêt, et depuis mon présent je tiens un instant, entre mes mains, un passé toujours vivant et un futur qu’il me revient de faire éclore. Dussé-je échouer, je ne me serais pas, à tout le moins, dérobé à ma tâche d’homme.

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