Il l’avait dit. Il nous avait prévenus mais personne n’avait voulu se résigner à accepter cet adieu fatal. Il avait mis en scène sa rencontre avec l’Eternel, multipliant les déclarations tant artistiques que médiatiques. Dubitatifs face à cette nature imprévisible, et en dépit d’une santé que l’on savait déclinante, il était tentant de notre part d’imaginer Leonard Cohen sourire derrière son chapeau noir, tel un enfant jouant au soldat mort. Hélas, l’insaisissable icône à la voix grave, l’auteur de «Suzanne», «Hallelujah», «The Partisan» et de tant d’autres perles écrites comme des textes sacrés, ne plaisantait pas.

L’artiste de quatre-vingt-deux ans s’est éteint le 7 novembre dernier à Los Angeles et a été inhumé trois jours plus tard, à Montréal, sa ville natale, au cimetière juif Shaar Hashomayim. Fidèle à son comportement princier, le musicien s’est éclipsé en prenant le temps de nous offrir son ultime présent sur un plateau d’argent : le magnifique album «You Want It Darker», sorti le 21 octobre, lequel confirmera la qualité des œuvres du compositeur bien longtemps après sa disparition.

Peut-être cette étonnante sérénité dont il fit preuve avant son dernier voyage lui provenait-elle en partie de sa conversion au bouddhisme, mais il est fort probable que sa conviction d’avoir donné le meilleur de lui-même durant toute sa vie y soit pour beaucoup. Il faut dire que l’artiste mystique était doté d’un karma particulier puisque tout ce qu’il touchait se transformait en or culturel : quatorze albums studio, huit albums live, dix recueils de poésies, deux romans, le tout couronné par une dizaine de prix artistiques et littéraires.

Spontanément, ses fans montréalais se sont recueillis devant la demeure du chanteur charismatique pour y déposer des gerbes de fleurs, des bougies, des messages et objets symboliques. Le vieux rusé aurait sûrement apprécié de noter la présence massive de femmes de tous les âges, affectées par la mort de l’idole au charme si singulier. Le pouvoir séducteur du Don Juan folk faisait encore des ravages… Pourtant, le «gitan», comme il aimait lui-même se définir, n’a pas toujours été tendre avec ses muses. Dans sa chanson de rupture, «So long, Marianne» en 1967, les vers «Ta jolie toile d’araignée retient ma cheville à un rocher» puis «Je suis froid comme une nouvelle lame de rasoir», malgré l’apparente sentimentalité que suscitaient la présence du violon, de la mandoline et des guitares, révélaient une quête irrépressible de liberté.

Beaucoup de créatures ont succombé à l’esthète : Marianne Ihlen, à qui la chanson était dédiée, mais aussi Janis Joplin, dont les talents érotiques étaient crûment dévoilés dans «Chelsea Hotel #2», Suzanne Elrod, avec qui il eut deux enfants, Dominique Issermann, Joni Mitchell ou encore l’actrice Rebecca de Mornay, pour ne citer qu’elles. Disons-le,: la pire attitude à adopter à l’égard de cet aventurier était de lui offrir la sécurité, laquelle faisait fuir le poète errant encore plus rapidement. Toutefois, déchiré par les remords, il ne rechignait pas à confesser ses faiblesses, comme dans l’épuré «Bird On The Wire» : «Je jure par cette chanson / Et pour tout ce que j’ai fait de mal / Que je te le revaudrai». Là résidait le pouvoir délicieusement diabolique du séducteur, car elles espéraient toutes le changer, mais personne ne pouvait posséder Leonard Cohen. La séduction est avant tout un jeu, la morale n’y a pas sa place et ce sont précisément les failles du chanteur qui captivaient le public qui parfois s’y reconnaissait. Ce cher Jésus-Christ lui-même ne disait-il pas : «Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre» ? C’est Jean qui l’a mouchardé dans son Evangile.

L’année 2016 a été sévère envers le monde de la musique et on ne peut s’empêcher de penser à la disparition d’un autre dandy de la pop, David Bowie, ainsi qu’à celle de Prince, l’inoubliable génie de Minneapolis. Un dandy digne de ce nom est réputé pour cultiver un art de vivre. Leonard Cohen, à l’instar de la rock star anglaise, est allé jusqu’à façonner son art de mourir, rendant ses adieux spectaculaires. Avant de quitter la scène terrestre, tout a été savamment orchestré par l’artiste : les arrangements à la fois modernes et liturgiques de son dernier titre «You Want It Darker» dont l’ambiance était funèbre et chic, ses troublants vers «Hineni, I’m ready my Lord», jusqu’aux taquineries à l’égard de la presse à laquelle il avait déclaré d’un œil rieur qu’après avoir chanté qu’il était prêt à mourir, il avait en définitive l’intention de vivre éternellement. Cette annonce était-elle vraiment une facétie ? Cette course créatrice qu’il entreprit jusqu’à la fin de sa vie n’était-elle pas le plus sûr moyen de se survivre en laissant en nous, et très certainement à ceux qui nous succéderont, une trace indélébile de son passage ?

La théâtralité de sa disparition a été d’autant plus percutante que les paroles de la chanson «You Want It Darker» ont accompagné l’inhumation du musicien. Imaginons la scène : son corps abîmé par les épreuves du temps, enfermé à tout jamais dans ce cercueil de pin, porté comme un calice par ce saisissant requiem composé par lui-même. Leonard Cohen en a eu l’audace, et il avait la recette secrète pour manier les références religieuses dans ses chansons. On se souvient du tube «Hallelujah» («Louez le seigneur», en hébreu), sorti initialement en 1984 et repris par de nombreux artistes, mais aussi par un prêtre irlandais en 2014. Le père Ray Kelly avait subjugué l’assistance, lors d’une cérémonie de mariage, en interprétant cet hymne devenu universel. La qualité de son chant était si inattendue que la vidéo a longtemps circulé sur les réseaux sociaux devant des internautes attendris sans qu’aucun ne s’étonne un seul instant du sens caché du texte. Comble de l’ironie, l’auteur sophistiqué y avait subtilement mélangé la religion au sexe, décrivant ainsi un subversif plaisir charnel.

Le compositeur malicieux avait recouru à des paraboles bibliques pour traduire l’orgasme : «Et de tes lèvres, elle a tiré l’Hallelujah», chantait-il sur cette divine musique pop aux accents gospel. Plus le fond était inconvenant, plus la forme en était distinguée.

Il n’était certes pas le premier à avoir assaisonné sa musique de spiritualité. Avant lui déjà, la musique noire américaine s’était construite sur ces paradoxes de vice et de vertu, des démons et des anges. Nous ne sommes pas dupes : il est connu qu’après avoir glorifié Dieu le matin dans les églises en jouant et chantant du gospel, les mêmes musiciens se réfugiaient la nuit tombée dans des clubs de blues enfumés, pour y célébrer leur goût pour la luxure avec la même ferveur. Ce conflit moral tourmentait aussi les crânes des petits Blancs du Sud, dans la musique country. Au fond, l’artiste juif canadien a respecté cette tradition, mais avec un démoniaque raffinement. Beaucoup de chanteurs et de groupes pop ont tenté l’aventure mystique dans leurs textes avec plus ou moins de réussite, à des fins souvent commerciales et, il faut bien le reconnaître, avec une certaine lourdeur. Ce qui faisait la différence avec Leonard Cohen, au-delà de son savoir-faire et de sa culture, c’était la sincérité.

Lorsque, à Tel Aviv, à la fin d’un concert en 2009, le chanteur s’est mis à entonner les mots sacrés de la bénédiction des Cohanims, terminant le rituel juif les paumes tendues vers le public, il régna une atmosphère de communion, puis d’exaltation et de joie dans le stade Ramat Gan. Sobrement, monsieur Cohen avait été saisi par l’envie de bénir l’assemblée. Les spectateurs reconnaissent instinctivement l’honnêteté d’un artiste et ce musicien-là déroutait mais ne trichait jamais. C’est sans doute pour cette raison que ses admirateurs lui sont restés fidèles jusqu’à la fin, qu’un nombre incalculable de gens affirment avoir traversé leur vie guidés par ses chansons, et que ses amis disent garder un souvenir impérissable de cet homme humble et fascinant.

Selon le communiqué de la congrégation Shaar Hashomayim, l’artiste tenait à être enterré selon le rite traditionnel juif à côté de ses parents. Le message est clair : Leonard Cohen, malgré ses détours spirituels, n’a jamais oublié d’où il venait. Le judaïsme, c’était sa famille, son enfance, sa culture, sa maison. En cette période où l’antisémitisme se remet à rouler ses vulgaires épaules de manière décomplexée dans les rues d’un Occident égaré où il crâne avec la mauvaise foi la plus absolue, qu’il est bon de voir ce sublime compositeur assumer ses origines avec autant de naturel, de chaleur, d’élégance, de tendresse et de talent.

On est en droit de se demander, après la perte d’artistes précieux et la montée des extrêmes – dont témoignent l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis et les menaces qui planent en Europe – de quelle façon la musique va dorénavant se développer. Le racisme, l’intolérance et les idées radicales siéent mal aux activités artistiques qui requièrent sensibilité et ouverture d’esprit.

Espérons qu’en réaction à cette période où les obscurantismes tentent de mettre à genoux la civilisation, quelques pépites pourront surgir et briller dessous la gangue obscure qui tente de revêtir notre monde. Gardons en mémoire la classe délicate de Leonard Cohen, son intérêt pour la vie, les gens, l’amour, la pensée, les voyages, et pourquoi ne pas tenter de nous inspirer de ce que son fils nommait son «mélange de dignité et d’autodérision» ?

5 Commentaires

  1. ENVOUTANT…est le mot oui! Il l’était et ses messages et ses chansons…
    MERCI à vous pour cet hommage que je partage

  2. Bonsoir madame.
    Je vous remercie pour ce bel hommage rendu à L Cohen dont je possède tous les albums et ceci depuis les années soixante.
    Je l’ai également apprécié lors d’un concert donné à Nice dans les années 80 et aussi celui de Marseille en 2012.
    Le seul petit reproche que je peux vous faire, c’est tout simplement que j’aurais aimé lire dans votre article:
    « Au fond l’artiste Canadien de confession juive » en lieu et place de: l’artiste juif canadien….
    Si non, merci, vraiment.
    D. G.

    • @Gumpel
      vous êtes, pardonnez-moi, un ignorant de plus qui assimile le judaïsme à une « confession » chrétienne.
      Non, Léonard était Juif, tout simplement. Comme Israël est un état juif.
      (Au cas où la précision vous serait nécessaire, on met une majuscule à un substantif, pas à un adjectif).
      Bel article, merci !