L’histoire n’a pas atteint sa fin avec la chute du Mur de Berlin, on le sait assez. A peine pourrait-on dire qu’elle se sera assoupie quelques années pour mieux battre la campagne à son réveil. Les guerres de Yougoslavie n’étaient déjà pas des épiphénomènes et l’on voit bien qu’il n’est pas un jour depuis sans qu’un mauvais ange dont on peut juste dire qu’il n’est pas celui du progrès, n’amoncelle à ses pieds ruine sur ruine.
Les traités de libre-échange n’ont pas fait plus pour amener cet accomplissement hégélien, soyons-en sûrs. Le calme presque ennuyeux des institutions européennes pas davantage. Et la voilà d’ailleurs, l’histoire, de retour et en pleine forme.
Bien sûr, il faudrait être aveugle ou hypocrite pour penser que tout allait bien, et à côté des massacres islamistes ou même de la misère endémique d’une partie significative de la population européenne, cette décision du peuple britannique pèse bien peu. Elle signe pourtant la mort d’une utopie, celle qui rendit à peine compréhensible à ma génération l’idée d’un conflit entre nations européennes. L’Europe avait été synonyme de guerre, elle était devenue terre de paix et d’entraide.
Bon ou mauvais, le Brexit ? La question ne vaut même pas d’être posée si l’on s’en tient à la signification de ce vote. Il est mauvais qu’un peuple se ferme et laisse entendre, intentionnellement ou non, qu’il oublie cette vérité simple, naïve, que d’aucuns d’ailleurs trouveront stupides, « qu’avant même d’être Français, ou Anglais, ou Allemand, on est homme » : l’homme qui a dit cela n’aimait pas moins le « peuple » que les Farage et les Le Pen. Il l’aimait certainement plus à dire vrai, et il était surtout plus intelligent que tous les Machiavel du dimanche auxquels la méchanceté tient parfois lieu d’esprit. Il s’appelait Victor Hugo, c’était en août 1849, au Congrès de la Paix. Pour la première fois l’on parlait des Etats-Unis d’Europe : que de sang n’eût-on pas épargné, eût-on un peu plus pris le poète au mot, l’auteur des Misérables !
Oui, il est mauvais que le Royaume-Uni oublie la possibilité d’une fraternité européenne, car cette fraternité, loin d’être un nouveau nom de l’humanisme abstrait, est notre forteresse : à quoi bon se défendre contre les ennemis de Mozart et de Galilée, de Shakespeare et de Michel-Ange, de l’Encyclopédie et des Droits de l’Homme, de Rembrandt et de Kafka, de Platon, de Spinoza, de Goethe, si ce n’est pour leur offrir que l’image d’une famille où l’on se hait ?
Oui, il est mauvais que tant souffre un peuple, qu’il aura suffi de quelques promesses absurdes pour le détourner de son bien. Car leur sortie de l’Union n’aidera en rien ceux qui ont voulu protester par leur vote contre la destruction de leurs revenus, de leur mode de vie, de leur culture, ceux qui ont voulu rappeler à la City qu’ils n’existaient pas moins qu’elle, et que la pauvreté, l’isolement géographique, l’âge d’une population n’excusaient en rien qu’on la méprise. Sans doute fallait-il qu’ils protestent mais les conséquences de ce 23 juin seront terribles, non pour les financiers de la City qui s’en remettront, mais pour eux et pour leurs enfants.
L’Angleterre profonde contre les banquiers londoniens, dites-vous ? Nigel Farage la connaît pourtant bien, cette City honnie : il y travailla comme courtier. Et je ne sache pas qu’il ait jamais milité pour une meilleure redistribution des richesses ; on sait en revanche que pour arracher le vote des laissés pour compte de l’Angleterre post-thatchérienne, il leur a cyniquement promis que vingt milliards de livres normalement « destinées à l’Union Européenne » iraient au financement de la santé : au lendemain du référendum, il se dédisait sans vergogne.
Qu’on se souvienne aussi de la diatribe du député européen Godfrey Bloom – ancien membre du parti souverainiste UKIP que dirigea Farage –, diatribe au cours de laquelle l’économiste conservateur déclarait à ses collègues qu’ils finiraient pendus et mériteraient leur sort : il y arguait aussi que les impôts n’étaient rien d’autre qu’un vol institutionnalisé. Sauf à penser qu’on peut aimer le peuple en le laissant à sa misère et au bon vouloir des dames patronnesses, on se demande bien quelles leçons ces gens entendent donner au camp libéral et progressiste, à la social-démocratie.[1]
Et pourtant. On aurait tort de ne voir dans cette victoire des antieuropéens que l’expression du racisme, de la xénophobie, de la nuit.
Il y a plus en effet. Il y a la réalité d’une classe ouvrière « blanche » vouée à la misère depuis Thatcher, refoulée hors des centres et des universités, cantonnée à la laideur et au désespoir. Le journaliste Paul Mason décrivait dans les pages du Guardian la destruction de la culture ouvrière britannique. De façon frappante, les enfants des ouvriers blancs sont aujourd’hui, avec certains métis et les jeunes Roms, ceux qui dans ce pays de classes et de privilèges, ont le moins de chances de réussir. Les jeunes Caribéens, Chinois ou Indiens « s’en sortent » bien mieux, non pas, soyons clairs, parce qu’on les favoriserait, mais parce qu’ils appartiennent à un grand collectif, à une communauté qui les « arme de récits et de compétences par lesquelles ils peuvent surmonter leurs désavantages économiques ».[2]
Narratives : il y a dans le brouhaha des machines, ceux qui ont un visage et ceux qui n’en ont pas, ceux qui disposent d’une mémoire et ceux qui ont tout oublié, ou que l’on a forcés à oublier. Les pauvres blancs, noyés qu’ils sont dans l’anonymat et la réification. On se demande parfois pourquoi les Juifs ont souvent « réussi » là où ils étaient pourtant arrivés déguenillés, affamés, fuyant les persécutions les plus horribles : il ne faut pas aller chercher plus loin, et il n’y a ni complot international ni racisme inversé qui puisse l’expliquer. Ils avaient une culture, ils avaient les racines amères de la tradition. Où l’on voit qu’au-delà de la résolution économique des problèmes sociaux, il y a le soin donné ou non à leur terreau spirituel.
La « Dame de Fer » contribua largement à détruire la culture d’une classe ouvrière qui cessa après elle de rêver à Oxford et Cambridge, de connaître Shakespeare et sa propre histoire. Mais cette montée d’insignifiance dépasse de loin son œuvre. Elle est mondiale et, en l’espèce, européenne. On a oublié que les Etats-Unis d’Europe, le rêve sublime de Victor Hugo, ne devaient pas être qu’un marché, moins encore une administration : il s’agit d’idées et, osons le gros mot, d’un certain rapport à la transcendance. Le marché compte bien sûr, mais comme moyen en vue d’une fin : « Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées », déclarait en effet le poète.
C’est que les marchés ont créé à travers les siècles un langage commun, qui jusqu’à une époque récente n’effaçait pas tant les particularités qu’elle leur donnait à dialoguer. Qu’ils se ferment est une chose terrible, mais je lis derrière cette fermeture comme une réaction instinctive, mauvaise et néanmoins compréhensible, face à leur croissant anonymat.
Les frontières comme les échanges ont une nécessité ontologique ; l’autarcie comme la fusion reviennent à nier notre dimension intersubjective. Historiquement, les marchés voyaient converger vers les villes tous les fruits, les souffles, la graisse de la terre et les œuvres de main humaine. Autant dire que ça n’est pas hasard si la philosophie est née sur l’agora, là où l’on parlait politique, là aussi où l’on commerçait. Aujourd’hui cependant, le marché semble cantonner les perdants à la morosité périurbaine, à une culture de masse insipide et sans âme. A tort ou à raison, il semble à trop de monde que Bruxelles, loin d’y remédier, y aide, que l’Europe n’aura servi de rempart ni contre la destruction des emplois ni contre l’anonymisation du monde.
Les universités vont probablement être les premières à pâtir du référendum. De ce jour, l’Angleterre redevient une île et à notre époque de menaces et de suspicions, de bureaucratie et de contrôles, il sera certainement plus difficile pour un étudiant britannique d’étudier sur le continent ou pour un étudiant européen d’étudier au Royaume-Uni dès lors que le Brexit sera entériné, que cela ne l’eût été du temps où Erasme se rendait à Cambridge et rencontrait l’auteur de l’Utopie.[3] Le sain cosmopolitisme européen, celui des monastères au Moyen Âge et des imprimeries de la Renaissance, des académies et des salles de concert, des cafés et des musées, ce cosmopolitisme qui fit Venise et Amsterdam, Vienne et Paris, loin d’être un déni d’autochtonie, est l’exaltation suprême de nos racines. Faute de l’avoir dit, faute d’avoir répété que l’Europe était une métaphysique et non une série de lois numérotées et de sigles, on laisse en friche le champ de bataille des esprits.
Oui, l’Europe est à refonder. Une Europe de l’éducation et de la culture, une Europe spirituelle, une Europe érasmienne, une Europe des langues et non des sabirs, une Europe des visages et non pas babélique, une Europe qui s’aime et fête l’élection de Sadiq Khan comme sa plus haute expression, non une Europe qui se hait et en tire la bizarre idée qu’elle n’aurait aucune ipséité : « Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. » Dans ces paroles de Victor Hugo, tout compte. Sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité : car c’est même par elles, suggère-t-il en fait, que vous bâtirez cette unité supérieure qui les sous-tend dès l’origine et les couronne à la fois.
L’Europe que nous construirons, si nous parvenons à tuer le monstre de l’isolement, devra en un mot dépasser, dans l’accomplissement de la demeure levinassienne – cette intimité qui se transcende dans le rapport à l’autre en le rendant, seule, possible –, l’alternative ringarde du déracinement et de l’autochtonie.
[1] https://www.youtube.com/watch?v=CBVFpYN0iNo
[2] https://www.theguardian.com/commentisfree/2016/apr/04/the-problem-for-poor-white-kids-is-that-a-part-of-their-culture-has-been-destroyed
[3] http://www.telegraph.co.uk/education/2016/05/24/what-would-brexit-mean-for-universities-and-eu-students/
« Une fraternité européenne, loin d’être un nouveau nom de l’humanisme abstrait, est notre forteresse ».
Sans doute, mais comme je viens de commenter pour le dernier billet de M. Lévy, les acrimoinies vindicatives de l’Europe pressant le Royaume-uni de remettre formellement sa carte d’adhésion montrent que la fraternité que les Britanniques semblent à première vue avoir rejetée, ce n’est pas l’amour et la cohésion entre les enfants du père, c’est la jalousie et la concurrence fratricide entre les enfants gâtés et mal élevés d’une mauvaise mère, dont le seul article de foi et de loi et d’en venir à bout du père, qu’il soit réel ou symbolique.
La forteresse dont question, l’Europe —La Europe— la veut et voudrait l’imposer fermée de l’intérieur…
Je m’excuse d’en venir toujours à cela. C’est le fruit de l’expérience —j’ai passé les soixante ans— et, sans doute, de la grille de lecture et d’entendement dont, avec les ans, est grosse toute tragédie biographique précoce.
Amitiés.
S. Quesada