François Malingrëy, né en 1989, réside et travaille à Paris. Originaire de Nancy, il a étudié l’illustration à Épinal puis aux Arts Décoratifs de Strasbourg. Choisissant de renouer avec la figuration, Malingrëy est principalement peintre, mais il pratique également la sculpture et l’illustration. Dans ses tableaux, il développe ce qu’il convient d’appeler un véritable monde – et même une poétique –, un espace régi par ses propres lois, possédant ses caractéristiques récurrentes : des paysages non identifiés, habités de personnages souvent dénudés mais jamais entièrement dévêtus, une atmosphère mélancolique, silencieuse, une sensation de drame alors même qu’aucune tragédie ne se déroule, une aura à la fois sacrée et un peu désuète, voilà les ingrédients de la peinture de François Malingrëy. Auxquels il faut ajouter, sur le plan formel, une technique réaliste basée sur des coups de pinceau amples et francs, une palette assourdie de tons mineurs relevés ça et là par des aplats plus puissants de jaune ou de bleu, une obsession pour le travail des chairs, de la peau. Et une manière saisissante de sonder et de concentrer le regard humain dans ses portraits.

Banalité et étrangeté

Une chose seulement intéresse Malingrëy : l’homme, ou plutôt l’humain. Ses moyens et grands formats prennent toujours place dans un décor, pourtant, les lieux sont inidentifiables. On dirait presque que, malgré leur caractère réaliste, ils sont de simples projections qui accompagnent les personnages, développent leur état d’âme. Tout gravite autour de la figure humaine, qu’il met toujours à nu, littéralement, mais avec une nuance : on ne voit jamais les sexes des personnages. Il y a de la pudeur, une sorte de retenue. Il en ressort surtout un climat étrange où vieux et enfants, hommes et femmes sont logés à la même enseigne : sans habits pour les différencier et les distancier, ils sont neutres, campés dans des situations banales, n’interagissant que peu les uns avec les autres. Ils sont comme posés là, à la merci du spectateur.
On pourrait dire de Malingrëy qu’il est, comme Hopper, un peintre d’une banalité, celle du quotidien, dont il retirerait un pouvoir tragique, un sens d’angoisse presque métaphysique. C’est parfois vrai, mais, le plus souvent, cette banalité apparaît déjà comme dérangeante chez Malingrëy. Chez lui, à mieux y regarder, la vie n’est pas si normale. Pourquoi ? Observons plus attentivement ses toiles : les personnages qu’il y dépeint semblent presque toujours accomplir des actions qui n’ont pas de sens compréhensible, il n’y a pas vraiment de narration, on n’a pas l’impression qu’il s’agit là de la photographie d’un moment de vie réelle, comme chez Hopper. Un homme tendant ses muscles en short au milieu d’un champ ; deux personnages semblables, hagards, marchant dans le lit d’une rivière sombre ; rien de bien normal, rien de bien exceptionnel non plus. Banalité, étrangeté et, enfin, sérieux : les personnages de Malingrëy font parfois penser à des statues : ils sont fiers, ils sont ombrageux, réservés ou torturés, jamais légers. Même à la plage, ces gens-là ne s’amusent pas. Ils ne s’amusent jamais. Dans les portraits, baptisés Les Silencieux, ils sont naturels, cueillis dans leur espièglerie parfois, mais ils restent toujours ombrageux.

A travers ce savant mélange de drame et de tranquillité, c’est un monde en tension qu’il nous offre, calme mais interrogatif, qui semble suggérer plus que clairement représenter, des humeurs, des peurs, des affections.

Pour parvenir à ce résultat, la peinture de Malingrëy, malgré la finesse de son positionnement, voire son ironie, joue de la simplicité ; elle n’intellectualise pas son sujet, ni ne recherche ouvertement le symbole, la métaphore. Elle a quelque chose de brut, d’immédiat. Elle est franche et économe de moyens : quelques personnages muets, pas ou très peu d’accessoires, une action qui se résout en immobilité, un paysage (lui dit « décor ») réduit, on l’a dit, à son plus simple appareil.

De la scène au portrait

Malgré ses constantes, esthétiquement l’art de Malingrëy recherche la variété, notamment par les changements d’échelle, très brutaux chez lui : il passe du petit carré du portrait en gros plan qui remplit toute la surface et comprime le sujet à la grande toile à l’huile qui respire et se dégage, plaçant ses personnages dans une nature ample et plate. A chaque fois, ce passage a des raisons d’être bien précises : si le décor semble souligner l’humeur des personnages dans les grands formats, dans les petits, son absence et l’importance du cadre font la force du message contenu dans le visage.

Les Silencieux et les Dos

« Humain trop humain », le regard peut être insoutenable, le visage est la vérité de l’autre, indépassable : pour Lévinas, il est l’expression de la fragilité, de la nudité. L’homme se révèle par son visage. Le visage d’autrui nous met face à nous-même et, selon le philosophe, face à notre devoir moral. Quand on ment, on n’ose pas regarder dans les yeux. Plus que des portraits, ce sont bien des visages, au sens presque symbolique de Lévinas, que propose Malingrëy. Tout est resserré sur leur tête, on ne voit rien d’autre : on ne voit que leur humanité. Ils sont vrais, trop vrais, parfaitement réalistes et, pourtant, on ne parvient pas à vraiment se les figurer comme des personnages réels, à les faire vivre hors de leur cadre et de leur regard. Parce qu’ils sont accrochés en rangs serrés, les uns à côté des autres. Et parce qu’ils sont écrasés par le format choisi par le peintre, qui ne permet même pas de contenir leur tête toute entière.

Réduit, minuscule, coincé, bouché, sans échappatoire, au lieu de diminuer l’aura de ces nombreux visages, ce format dérisoire devient une force, comme un coup de poing. Grâce à ce plan rapproché, on n’échappe pas à ces regards, tous différents, en biais, perdus, concentrés, malins ou inquisiteurs. Cette force des regards qui nous interpellent, outre le format, provient encore d’un autre artifice : celui du cadre, qui est une boîte et enferme ainsi un peu plus ces figures dans leur espace étriqué, strictement carré et symétrique, qui ramène tout au centre, c’est-à-dire aux yeux.
Picturalement, pour l’artiste, à travers cette série, il s’agit, bien entendu, d’étudier les caractéristiques faciales de l’homme et de la femme, exercice indémodable chez les peintres, car il est aussi captivant qu’il est déroutant : il suffit de déplacer d’un poil la position d’un sourcil, d’ourler d’un rien le coin d’une lèvre et ce qui était une expression neutre, devient une moue, le bonheur se transforme en peine ou en tristesse, l’absence en angoisse. C’est ce jeu n’ayant jamais de fin qui semble orienter cette galerie humaine d’expressions animées.

Les « portraits » de dos répondent aux visages des Silencieux. Ils confèrent aussi une sorte de tridimensionnalité à cette série qui n’a pourtant aucune mise en espace : la face et le revers. C’est un jeu formel mais aussi signifiant. Qu’a à nous dire un dos pris en gros plan ? Désuet, sans vraiment de fin ni de début, ce bout de nous-même, Malingrëy parvient, une fois encore par le cadrage et le rapprochement, à nous le faire sentir comme essentiel et animé. Grâce à l’art, qui transmue l’existant, il n’y a pas que le visage, rétorque le peintre au philosophe.

Malingrey-Autoportrait-(Cassis)-2015
François Malingrëy, Autoportrait, 2015, 35 x 24 cm
Malingrey-Dans-la riviere-2015
François Malingrëy, Dans la rivière, 2015, 200 x 140 cm
Malingrey-L-homme-dans-le-champ-2015
François Malingrëy, L'homme dans le champ, 2015, 200 x 140 cm
Malingrey-Les Silencieux-2015
François Malingrëy, Les Silencieux, 2015, 25 x 22,5 cm chacun
Malingrey-Les Silencieux (un portrait)-2015
François Malingrëy, Silencieux, 2015, 25 x 22,5 cm
Malingrey-La-grande-scene-ils-sont-tous-venus-2015
François Malingrëy, La Grande scène, ils sont tous venus, 2015, 200 x 300 cm
Malingrey-Portrait-de-la-femme-aux-yeux-clos-2015
François Malingrëy, Portrait de la femme aux yeux clos, 2015, 33 x 22 cm

 

« François Malingrëy », Exposition jusqu’au 29 janvier, Galerie T&L, 11 rue Michel-le-Comte, Paris 75003