Burundi ! Ce ne fut pas une simple histoire de pressentiment. L’évidence des faits nous disait, il y a déjà quelques saisons, ce qui allait advenir, ce qui est en train d’advenir : le désastre, le surgissement de nouveau d’un temps sans lendemain. Et nos proches, et nos parents, nos amis pourchassés, martyrisés, torturés, suppliciés, emportés. Assassinés les uns parce que refusant d’abdiquer leur liberté de penser, massacrés les autres pour crime de naissance. Et voilà notre présent, le verbe hurlant comme le commencement du passé du pays des mille collines, le Rwanda.
Et les mêmes effroyables interrogations : de quoi donc notre demain sera-t-il tissé ? Devant nous encore le malheur au-delà du malheur ? Devant nous l’apocalypse ? L’épouvante ? L’extermination ? Encore ? Et l’Union africaine solennelle rassurant : « Plus jamais un autre génocide sur le continent ! Plus jamais ! ». Honorable et majestueuse déclaration mais, oui mais… à quel moment vraiment le sauvetage ? A quand les secours ? A quel moment le bras protecteur ? Lorsque que nous serons tous morts ; morts, les uns après les autres ; morts, les uns à la suite des autres ? A quel moment donc est sensé débuter la catastrophe ? A quel instant précisément l’interruption de l’écoulement des temps, le génocide ? Lorsque le crime est achevé, fini, accompli, palpable, vérifiable ? Lorsque l’extermination est désormais, incontestablement inscrite en chiffre infini dans les corps brutalisés, désacralisés ? Le génocide serait-il en fin de compte ce mal inaccessible en temps réel à la re-connaissance, ce mal radical qui ne serait manifeste à la conscience humaine qu’après coup, qu’après forfait, qu’après crime ?
En vérité n’est aveugle que celui qui ne veut pas voir : le génocide, ce crime total, ne survient jamais sur la scène de l’histoire du jour au lendemain sans s’annoncer, sans crier gare. Longtemps, bien longtemps avant d’éclater au grand jour, telle une infection virale silencieuse, cette abomination sans au-delà, fait son chemin, trace son sillon, répand insidieusement, progressivement ses métastases au fond des petites et grandes têtes, s’empare des tripes et des cervelles. Il s’agit en abolissant toute faculté de penser, de graver dans les crânes, et ce par la répétition qui martèle, l’appel du sang comme un allant de soi. C’est ainsi : on fauche, on tue, on massacre, on extermine toujours, d’abord, avec le verbe ; tout génocide commence par les mots. Et on désigne, on catégorise, on criminalise, on condamne ; la liquidation est d’abord sémantique, idéologique et ensuite seulement physique. Les victimes de la Shoah furent d’abord diffamées, diabolisées, déshumanisées ; la Shoah, cette césure dans l’histoire de l’humanité, a débuté avec les mots, avec des mots ; et les Tutsis du Rwanda furent traités de cafards, rossés, cognés verbalement pendant des décennies avant l’heure de l’extermination.
Notre calvaire – à nous – a commencé aussi par des mots, des murmures, des discours cinglants, fermés, clôturés, chuchotés sous le manteau; puis, la haine, plus bravache, s’est transmuée en flots de paroles hurlés sur la place publique. Allusions, insinuations, fulminations, grondements, slogans, euphémisation de l’indicible, métaphores. Qui oubliera les grondements d’un Révérien Ndikuriyo, Président du Sénat ; Ndikuriyo, la bouche vomissant le slogan meurtrier lourd de tout le sang des Tutsis du Rwanda, gukora-travailler :
« Lorsqu’on donnera l’autorisation aux forces de l’ordre de travailler, vous irez où ? Il n’y a pas d’île au Burundi… Lorsqu’ on passera à l’opération « kora » (travaillez), vous irez où ? L’opération sera claire : tout se terminera ici dans vos quartiers. On arrêtera le feu par un feu plus dévastateur. Le jour où on dira « kora » il ne restera plus rien. […] On fera le travail, tout sera brûlé. A Cibitoke, il y a eu 100 morts en deux jours. Vous tomberez dans vos maisons. On vous délogera, même si vous êtes cachés sous les pierres. »
Qui oubliera les périphrases du Vice-président Gaston Sindimwo, le lendemain du jour de Noël ; Sindimwo flattant, excitant, enflammant la foule à Bujumbura avant d’assener comme on cogne dans les corps qu’on veut achever, que tous ceux qui ne veulent pas courber l’échine, et bien que tous ceux-là sachent qu’ils n’ont d’autre choix que le suicide ou l’exil. Sindimwo applaudi, ovationné par une foule fredonnant dans les rues de Bujumbura ce lugubre refrain : « Ongera batayon Abatutsi basaze – Augmentez, renforcez les bataillons, les Tutsis sont devenus fous. »
Qui oubliera cette odeur de corps jetés remontant des propos du Président de l’Assemblée nationale, Pascal Nyabenda ; Nyabenda relayé par Gelase Ndabirabe – le porte-parole du parti au pouvoir, crieur public en chef – Ndabirabe, la voix exaltée, la voix hystérique, haineuse jusqu’à l’explosion des poumons fustigeant cette minorité négligeable, cette minorité « nilotique » aux éternelles velléités hégémoniques, cette minorité – les Tutsi – en alliance, en complot mondial avec les Belges, les Blancs, les Rwandais, les étrangers ; cette minorité, incarnation à ses yeux du principe négatif absolu ; Ndabirabe, transpirant le ressentiment et décrétant par sa bouche métallique, la fin des sentiments. Oui, la fin des sentiments !
Et que dire des discordances de Pierre Nkurunziza acharné à diviser, cliver, séparer, opposer, revigorer les haines, les ressentiments, les instincts populaires primaires, les forces de destruction? Qui oubliera Nkurunziza, le vocabulaire misérable, promettant dans ses sermons, véritables trous sanglants, déclamés froidement, déclamés calmement, de « pulvériser » ses ennemis, de les « réduire en cendres », de « nettoyer » le pays : safisha, kumesa, kura. Nkurunziza, le timbre velouté, voile masquant une sauvagerie sans égale, instituant de par sa fonction, la haine homicide comme passion légitime, mieux comme langue d’Etat, doxa national, doctrine officielle. Qui oubliera les prêches de ce prédicateur en sécession avec la réalité, justifiant tout le sang jeté à terre au nom d’une mystique et ténébreuse vengeance à accomplir – tel un Goebbels, le 23 juin 1932 à Berlin, menaçant lors d’un meeting public, au palais des Sports : « Nous organiserons notre vengeance comme jamais elle n’a été expérimentée dans aucun pays au cours de l’Histoire universelle. » Quelle mémoire faillie oubliera les inflexions, montées et descentes flegmatiques de Nkurunziza rappelant ses troupes à l’ordre du sang et, le ton monotone, menaçant tous ceux du dehors, toux ceux hors-frontières : « Que ceux qui sont partis en exil ne continuent pas de s’imaginer supérieurs… Qu’ils n’oublient pas qu’ils ont laissé leurs familles ici. » Haine homicide persécutrice assumée et familles entières désignées comme proies légitimes. Même froideur tâchée de sang, même insensibilité chez un certain Grégoire Kayibanda, premier Président du Rwanda, annonçant en mars 1964, déjà, la désolation et l’extermination :
« À supposer par l’impossible que vous veniez à prendre Kigali d’assaut, comment mesurez-vous le chaos dont vous serez les premières victimes ? Ce serait la fin totale et précipitée de la race tutsi. Qui est génocide ? »
Nous sommes morts depuis. Nous mourons tous les jours. Nous étions destinés à mourir. Car lorsque l’intention de tuer est ainsi proclamée, étalée publiquement, déployée hors toute dissimulation, comme drapeau national, le passage à l’acte n’est plus qu’une question de temps, de circonstances, de contingence, de logistique, d’opportunité. Le moment venu, le sens du bien et du mal déjà défait, le meurtre banalisé, légitimé, l’empêchement de penser par soi-même vulgarisé ; le temps venu, on peut arrêter, regrouper, dénuder, torturer, exécuter, jeter les corps. Jeter les corps comme on jette des débris, des déchets, des détritus. Et voilà les corps martyrisés, déshumanisés, transformés en choses insignifiantes par dizaines, par centaines ; et voilà les corps profanés, largués en vrac, balancés sur les trottoirs. Exposition quotidienne de l’horreur absolue. Violence sans bornes piétinant, écrasant des vies désarmées, les vies dépouillées, les vies sans défense. Népomucène avait 15 ans. Feruzzi était chef d’un parti de l’opposition. Léon Hakizimana fut allongé par terre et exécuté à bout portant avec Franck et Fleury, ses deux fils jumeaux. Charlotte Umugwaneza, fut déshabillée, tuée, jetée dans les eaux de la rivière Gikoma. Patrice Gahungu, assassiné, venait de gagner son procès contre l’Etat burundais devant le Comité contre la torture des Nations Unies. Welly Fleury Nzitonda, 29 ans, fut arrêté dans les rues de Mutakura, ligoté et exécuté parce qu’on avait raté son père, Pierre-Claver Mbonimpa, célèbre défenseur des droits de l’homme. Raté le père ? Tué le fils. Christophe Nkezabahizi, était cameraman à la Radio Télévision nationale. Balle dans la tête sous les yeux de son épouse, Alice Niyonzima alias Kadudu, ses deux enfants – Nikura Kamikazi, 17 ans et Trésor Iradukunda, 20 ans et son neveu Evariste Mbonihankuye, 20 ans. Tous, eux-aussi, ensuite exécutés ; eux aussi à bout portant ; eux aussi à genoux, eux aussi les bras levés au-dessus de la tête.
Nous mourons chaque jour ; nous avançons chaque jour nos vies et nos rêves poussées vers l’abîme par la férocité, la gueule ouverte telle une bête sauvage à la bedaine insatiable. Et la liste de nos disparitions est longue, très longue, interminable. Et chacun de nos morts portait un nom, un nom propre ; chaque mort était une personne, chaque mort était un individu, un univers. Nous mourons chaque jour ; le sang coule, dévale chaque jour les rues. Extermination quotidienne au compte goutte. C’est connu : chaque projet génocidaire avance masqué, chaque génocide se présente au monde avec un visage inédit. Nous voilà désormais avec Pierre Nkurunziza, l’inventeur du crime qui ne fait pas l’ouverture des journaux télévisés : l’extermination à petites doses quotidiennes. Témoignage d’un paysan :
« Nous avons compris ce qui se tramait lorsque les imbonerakure nous ont dit : « Il faut savoir trier dans un sac de pommes de terre, les bonnes et mauvaises pommes. Les mauvaises pommes doivent être repérées, retirées du sac et jetées, l’une après l’autre ». »
L’un après l’autre donc. Les uns après les autres. Et des corps et des corps ramassés chaque jour. Et on s’habitue. Accoutumance au meurtre. Passion de l’indifférence ? Peurs ? La trouille dans chaque respiration ? Témoignage anonyme :
« Impuissante, je vous écris parce que je ne peux rien faire pour une personne qui a besoin de mon secours. C’est un jeune homme de teint noir, 1m70 environ. Vers 18h, il a été arrêté par un policier, en face de la BCB, sur l’avenue menant vers l’hôtel Amahoro. Il a crié et nous a appelés au secours. Faibles que nous sommes, nous n’avons rien fait. Tous nous avions peur. Il a même pris le bras d’un homme qui passait et a supplié : « toi au moins tu es un homme, tu es un père de famille, tu ne peux pas te taire face à ce qui va m’arriver, je t’en prie dis quelque chose ! » Comme nous, l’homme avait peur, il est resté là bouche bée. Puis est venue une voiture Probox aux vitres fumées. Il y avait quatre policiers à l’intérieur et ils l’ont amené. Je n’ai même pas eu le courage de lui demander son nom pour que je puisse lancer une alerte. La terreur ne nous a pas rendus indifférents mais elle a fait de nous des lâches. Toute ma vie, chaque nuit, je me demanderai s’il est encore en vie. Je n’oublierai jamais son visage, je n’oublierai pas son regard qui nous suppliait quand on le faisait entrer dans la voiture et qui n’en revenait pas de nous voir incapables de tout mouvement. Je ne saurai peut-être jamais son sort et je garderai ce souvenir comme un cauchemar. »
Nous mourons chaque jour. Beaucoup des nôtres sont morts dans la solitude, morts dans l’indifférence. Morts seuls, abandonnés. Les gestes de tendresse ? Les signes d’humanité ? Les regards et gestes de solidarité ? Les secours des voisins ? Les témoins locaux ? Visages invisibles. Visages fuyants. Manque de force pour lever les yeux et toiser l’épouvantable réalité ? Désistement. Ne pas se mouiller. S’opposer à l’élimination des « ennemis de la nation » ? Mais pourquoi donc ? Puisque le meurtre est devenu une norme ; puisque l’interdit du meurtre a déjà été levé par la langue d’Etat… Puisque le Président a dit… Puisque le Président a dit qu’il faut se débarrasser des traîtres à la nation, se débarrasser des fauteurs de trouble, se débarrasser des insurgés… Puisque le Président a dit… Glissement progressif dans l’abjection humaine. Paroles haineuses avalées, ingurgitées en petites doses quotidiennes et voilà, au bout, intoxiqués le cœur et la raison ; et le cœur qui n’éprouve plus rien, et la raison, arraisonnée, qui ne pense plus. Et puis, multipliés, les crimes deviennent invisibles ; multipliés, les suppliciés deviennent des sans-visages, des sans-noms, des chiffres, des choses. Et on s’habitue. Puisque toutes les façons, de toutes les manières, il s’agit de nettoyer le pays de la saleté ; puisqu’il s’agit d’empêcher les ennemis du pays de nuire à la paix civile ! Puisqu’il a été dit, puisqu’il est dit qu’il est préférable de tuer un innocent que de laisser libre, laisser en vie, laisser courir un ennemi… Puisque le meurtre a été baptisé urgence éthique nationale, grande cause patriotique ? Puisque de toutes les façons, les insurgés sont des coupables. Alors ?
Et un jour de décembre, le 12 décembre de l’an 2015 exactement, le cauchemar. Terreur sur la ville. Des uniformes, des bottes, la garde présidentielle, la police nationale, les miliciens Imbonerakure, les membres du SNR et les FDLR, les FDLR, ces génocidaires rwandais venus du Kivu… Bujumbura, le 12 décembre 2015 et dans notre mémoire, comme un retour en arrière dans un autre lieu, un autre temps, chroniques des jours d’Arménie au mois d’avril de l’an qui vit massacrés et exilés, déportés les Arméniens. Arménie, avril 1915 : sous prétexte de rébellion, arrestations dans chaque ville, arrestations dans chaque bourg, arrestations dans chaque village. Arrestations de tous les hommes en capacité de porter des armes. Tous accusés. Tous accusés de recel d’armes ; tous accusés de trahison. Tous torturés. Tous liquidés. Crime collectif ordonné par l’Etat, ordonné par le parti au pouvoir. Message codé du ministre de l’intérieur de l’époque, Talaat Pacha, aux officiers de l’armée turque: « Le gouvernement a décidé d’exterminer entièrement les Arméniens habitant en Turquie.(…) Il faut mettre fin à leur existence, aussi criminelles que soient les mesures à prendre, sans écouter les sentiments de la conscience. »
Bujumbura, le douzième jour du mois de décembre 2015 : terreur sur Nyakabiga, terreur sur Musaga, terreur sur Ngagara, terreur sur Cibitoke, terreur sur Mutakura : perquisitions, arrestations, rafles, exécutions sommaires. Plus de 200 meurtres. Et les tueurs tuant en riant. Oui, ils tuaient et riaent narguant leurs victimes : « Allez, appelez maintenant l’Union africaine ; allez, appelez au secours l’Union européenne ; appelez l’Onu ; appelez Kagamé! Appelez-les qu’ils viennent vous sauver ! Sales chiens Tutsi, on vous tuera jusqu’au dernier. » Bujumbura le 12 décembre, des corps et des corps, les bras liés derrière le dos, l’horreur, la douleur, la mort, la mort pire que la mort. Les viols. Ils ont violé, violé les mères, violé les filles, violé les épouses… Cruauté indicible. Témoignage : « Ils sont arrivés ; ils ont ordonné à tout le monde de sortir sauf moi… Ils étaient armés. J’aurais voulu mourir ». Les hommes torturés, castrés, assassinés pour couper la transmission de la filiation ; les femmes violées pour envahir le futur de la lignée, dissoudre, effacer la descendance de tous ceux-là porteurs d’une offense originelle, le tort d’exister. Projet clairement énoncé dans ce chant d’animation des Imbonerakure : « Terinda abakeba bavyare imbonerakure – Violez les femmes du camp d’en face pour qu’elles donnent naissance à des imbonerakure. »
Mais existent-ils quelque part des mots pour raconter une telle sauvagerie ? Mais de quelles profondeurs abyssales donc, le surgissement de cette cruauté, de cette bestialité, de cette négation totale de toute humanité, de cette jouissance à humilier, torturer, tuer ? Volonté d’hommes infirmes de transmuer leur impuissance en puissance ? Puérile volonté de remembrement de minables petits gars dans la mutilation de la vie des autres ? Incurable idéologie de la haine ? Insondable mystère de la barbarie humaine ? La barbarie humaine : et les donneurs d’ordres de massacrer engoncés dans leurs fauteuils, et la main d’œuvre chargée d’exécuter les ordres et les gens avec, et ces porteurs de serviettes, blanchisseurs de crime attitrés, faisant le tour des micros les dents, l’arrogance satisfaite, toutes dehors : « Tout va bien, très bien au Burundi ! Tout va bien et s’il y a crimes, cherchez les responsabilités du côté des victimes elles-mêmes. Tout va bien au Burundi ; le Burundi est un havre de paix ! » Mystérieuse jouissance dans le mal infligé. Les bourreaux ? Une énigme par delà les frontières ! Tenez ces propos de Man, un ancien tortionnaire khmer recueillis par le cinéaste Rithy Panh :
« Je commençais à tirer, arrêter, attacher. Si je tue quelqu’un quel était le problème ? Il n’y avait pas de faute et j’avais toujours raison, j’étais dans le droit. J’allais de plus en plus vers la méchanceté. Je commençais par tirer, puis j’arrivais à torturer sans peine. Ma main n’avait aucune hésitation. Je n’avais pas de pitié. J’étais cruel et mes camarades admiraient ma méchanceté. Je n’avais pas à respecter, à aimer, ni avoir de compassion. On tuait, on n’avait pas tort. Parce que celui qu’on tuait n’avait pas de droit. On tuait quelqu’un, on grimpait une marche dans la méchanceté. On tuait qui on voulait parce qu’il n’avait pas de droit. »
Nous sommes morts et nous continuons de mourir. Combien d’outrages, combien d’agonies, combien de supplices, combien de morts sans sépultures, combien de fosses communes ? Inexorablement le désastre étend chaque jour son ombre. Tel dans la fable de la grenouille. Plongez subitement une grenouille dans une marmite remplie d’eau chaude, et elle bondira hors du récipient pour sauvez sa peau. Mais plongez-la dans de l’eau froide et ensuite portez, très doucement, subrepticement, cette eau à ébullition et la grenouille continuera de nager dans la marmite et, progressivement épuisée, engourdie, en incapacité de réagir, finira ébouillantée. Qu’une volonté d’éradication, d’effacement soit mise en œuvre de manière progressive, lente, telle dans la fable de la grenouille, et le projet d’extermination échappera à la conscience globale. Parfois même à celle des victimes sans hier, sans demain, soulagées d’être encore en vie, espérant que le calvaire passé sera bien le dernier des derniers ; occupées au milieu de nulle part à chercher au fond de l’obscurité la lumière annonçant la fin du cauchemar.
Nous sommes morts, morts de mille morts jetés au bord des routes et au fond des caniveaux. Et pourtant nous voilà toujours debout, l’allure certes torturée mais verticale, voix témoignant pour les muets et bataillant pour faire reculer les ténèbres. Mais qu’est-ce donc le désastre ? Un seuil? Si, affirmatif, lequel? Une frontière? Laquelle? Et qu’est-ce un génocide? Réponse du droit pénal :
« Crime défini comme le fait, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d’un groupe déterminé à partir de tout critère arbitraire, de commettre ou de faire commettre, à l’encontre de membres de ce groupe, l’un des actes suivants : atteinte volontaire à la vie ; atteinte grave à l’intégrité physique ou psychique ; soumission à des conditions d’existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle du groupe ; mesures visant à entraver les naissances ; transfert forcé d’enfants. »
Jour après jour, nos vies cavernes de douleur, comptant et recomptant nos morts, nous regardons l’Afrique, nous regardons le monde. Et ce silence, ce silence qui assassine. Cette habituation, cette accoutumance à l’inhumanité. Nos vies seraient-elles donc si désespérément dépourvues d’importance ? Et le monde figé, enfermé dans un langage indéfini, incolore, fuyant, incapable de nommer le mal : « Nous suivons de près la situation avec inquiétude… Nous appelons toutes les parties à la retenue… » Des mots, que des mots, des mots sans substance, des mots légers, superficiels. Aurions-nous déjà oublié donc que si le génocide se nourrit toujours des paroles des tueurs ; il s’abreuve également des silences et de ces paroles pour dire rien de ceux qui voient, savent et refusent de nommer le mal.
Souvenons-nous du Rwanda : les Tutsis étaient traqués, charcutés, machetés quotidiennement et le monde ergotait, discutait, débattait : « Est-ce vraiment un génocide ? Est-ce vraiment un génocide ou une nouvelle furie tribale africaine ? Est-ce un génocide ou un conflit lambda de basse ou de haute intensité ? Est-ce vraiment… » Imprononçable ! Le mot génocide était le vocable banni. Pour les Nations-unies, les choses étaient limpides : le Rwanda était englué dans une guerre civile et le dialogue était la priorité ! Victimes et bourreaux renvoyés dos-à-dos – déjà – et priés de faire preuve de retenue de part et d’autre! Le mot génocide ne sera introduit dans les textes officiels des Nations Unies qu’une fois le crime déjà accompli ! Aveuglement, cécité, refus – les yeux grands ouverts – de voir l’extermination en face ? Lâcheté ? Même destinée aujourd’hui pour le Burundi?
L’humanité a déjà été trahie par l’humanité : qui n’était pas au courant des discours d’Hitler énonçant la solution finale ? Qui ne savait pas les velléités d’anéantissement des Juifs vociférées jusque sur les bancs du parlement allemand dès 1932 ? Qui ne savait pas ? Qui n’était pas au courant des faits : la répression des opposants, les lois antisémites, les pogroms, les camps ? Qui ? Le monde savait et le monde a laissé faire. Bruno Bettelheim : « C’est le silence du monde entier qui a tué les Juifs. » Et le Rwanda ? Aucun doute : on savait ce qui se tramait. Les informations transmises étaient précises, détaillées, d’une évidence hallucinante. On savait et, le cœur sec, on a choisi de regarder ailleurs, de ne pas voir, de laisser faire. Le général Dallaire, commandant de la Mission des Nations Unies au Rwanda (MINUAR) : « Nous aurions pu sauver des centaines de milliers des gens mais cela n’intéressait personne. » L’humanité a déjà été trahie par l’humanité ; que l’humanité ne trahisse pas encore une fois l’humanité. Ne pas oublier que c’est toujours le déni de reconnaissance des signes avant-coureurs d’un génocide qui rend possible le meurtre génocidaire. En attendant les secours, nous mourrons.
Cher burundais je suis de tout cœur avec vous, je porte votre souffrance et votre douleur, je porte la honte de mon continent et du monde, je porte la haine de n’avoir rien n’à vous offrir excepté un cœur qui souffre de votre sang qui coule.
Le génocide régulièrement occasionnel qui frappe, dans l’ombre de l’imperceptibilité, nos frères et sœurs tutsis a été révélé. Il faut de toute urgence quitter le territoire conceptuel de la répression fasciste de type guerre d’Espagne. Car on aurait pu croire que le bourreau du Burundi se contentait de tuer dans l’œuf les fauteurs de démocratie, je veux parler de ces importateurs nécessairement multiethniques et multiculturels du multiculturalisme et du multiethnisme. Aussi, lorsque vous insistez, cher David Gakunzi, sur le fait qu’il s’agit pour les retourneurs de cerveaux d’«empêcher les ennemis du pays de nuire à la paix civile», n’en déduisons pas trop vite que nous aurions affaire à une banale guerre civile placée sous la haute protection du principe de souveraineté des États, à savoir qu’il faudrait jeter Nkurunziza dans le même sac où, scapinesquement, nous aimerions rosser les Assad, les Khamenei + leurs Poutine = tous les ennemis de la liberté de conscience, un sac où les peuples remuent d’inconscience, un sac dont nous espérons, ironiquement s’entend, qu’il sera bientôt plein à craquer. Par chance, tout se complique à l’endroit même où tout se simplifie. Car les deux crimes se confondent évidemment l’un dans l’autre quand ce peuple que l’on décime de façon saccadée, avec un systématisme qui n’est pas sans évoquer le système de meurtre industriel propre au régime nazi, ces Tutsis qui réveillent en nous un élan protecteur à jamais rétrospectif car tragiquement tardif, sont faits du même bois dans lequel se sculptèrent les individualités bien trempées de Pablo Picasso ou d’Amedeo Modigliani, convaincus sont-ils qu’il y a quelque chose à prendre ou apprendre des visages venus du bout du monde et de la manière, toujours originale, que ceux qui dévisagent un homme ont de l’envisager. Tel Tutsi étudie la nature humaine à travers la Recherche, ON n’ACCUSERA pas le proustien de haute trahison. Par la même occasion, IL ne LUI SERA pas FORMELLEMENT DÉFENDU d’exporter les inquiétantes étrangetés de son cru pour ce qu’elles peuvent charrier d’universel. Or Dieu sait si chaque foyer national postbabélique est riche en lignes de force qu’il nous appartient d’assembler sous forme de faisceau.
«Au lieu de quoi tout se redresse en flèche, puis se fonce dessus, jusqu’à l’effondrement suivant.
— Pour quelle raison abdiquer la raison?»
Ce n’est pas la première fois que la Bébête profite de l’angle mort d’une guerre mondiale pour y pousser un génocide qui le démange tandis que les patries coalisées sont occupées à rapatrier les dépouilles de leurs propres enfants. Les Arméniens au bûcher, par-delà les tranchées, ça réchauffera les troupes! Les Tutsis? hachés menus derrière ce Rideau de fer soulevé par un très mauvais vent et retombant sur son siège européen, avec fracas. Je sais, je n’ai pas mentionné les Juifs, pourtant bien effacés avant l’heure, au-delà du terminus, au-delà des terres minables. Je ne l’ai pas fait, à cause du paramètre de l’angle mort. Une des caractéristiques spécifiques de la Shoah fut la relative visibilité du programme d’évacuation de ladite race juive, abhorrée en 24 images/seconde, raflée, déportée sous les yeux de la Résistance, malgré tout massacrée en long et en large à tort et à travers jour après jour et des années durant. Ceci, en l’espèce, nous oblige. Car si nous sommes, présentement, retenus ailleurs, si un ennemi, qui n’est pas burundais, erre l’arme au point sur notre propre sol, nous n’oublierons jamais que les Juifs ne figuraient pas sur les cartes géographiques des chefs de guerre alliés, entre 1941 et 1944. N’allons donc pas penser, quand même nous leur pardonnerions de n’avoir pas pu ne pas le concevoir avant qu’ils ne se fussent dotés d’une vue d’ensemble que l’histoire seule est capable de conférer à l’Histoire, que bombarder les lignes de chemin de fer conduisant à Auschwitz aurait été une vaine entreprise aussi longtemps que l’Allemagne nazie serait restée debout. Car nous connaissons le rythme effréné auquel les Juifs furent assassinés. Et ralentir ce rythme n’eût pas été chose anecdotique. C’est sans doute plus facile à comprendre aujourd’hui que devant les algues vertes de la Wehrmacht. Eh bien, tant mieux. Nous traversons une période post-traumatique de l’Histoire où notre état de conscience est tel que, lorsque nous nous répétons, nous le faisons en conscience. Profitons de ce réveil. Ressentons, à son juste degré de tempérament, l’irritation qui monte. Il se pourrait que, si la tragédie des Tutsis n’a pas fini de se jouer derrière son rideau écarlate, nous soyons mis en demeure, nous qui avons la prétention d’y vouloir mettre un point final, de la relire depuis le début.
Moi je viens de quitter le Burundi il y a juste qlqs jours,
j’avais resister autant que j’ai pu depuis les maniffestations…mais je me suis rendu compte que maintanant il ne s’agissait plus de guerre civile mais d’un Genocide en court d’execution et qu’il n’y avait plus personne pour proteger la population civile contre la machine a tuer du president illegitime.
C’est tres dommage de voir des choses se reproduire après 22 ans et que la soit disante Communaute internationale refasse la meme erreure ou regarde a cote pour revenir demain faire le meya coulpa comme l’avait fait Bill Clinton au Rwanda en disant que les USA n’avaient pas su.
J’espere que Mr.OBAMA ne viendra pas au Burundi faire la meme chose car si Mr.nkurunziza fait ce qu’il est entrain de faire c’est parce qu’i lconnait la passivite du monde face aux atrocites commis sur des citoyens du tiers monde.
Les occidentaux ne sont preoccupes que par leur economie et non de pities qu’envers eux-meme.
Mais le bon Dieu fera paye chacun de ses actes ou deson inaction face a des innocents tues par un dictateur fou.
Martin Luther King a dit: » Nous nous souviendrons, non pas des mots de nos amis mais des silences de nos amis! »
De quel Ami Luther King parlait-t-il? N’est pas la Loi Humanitaire Internationale qui est censé protégé l’Humanité déposée dans chaque individu! La loi…est-t-elle raciste? Il semble que même la Charte des Nations Unies a cessé de fonctionner pour le Burundi!
Ça me rappelle le discours de Hailé Selassié qui inspira la chanson « war » de Bob Marley…tant qu’il y aura la philosophie qui élève une race supérieure et une autre inférieure…il y’aura la guerre…!
Bref, bravo à David Gakunzi pour ce récit poétique et réel qui renferme les calvaires quotidiens de nos soeurs et frères! Gardons espoir, car il existe quelque part, encore caché, un (e) défendeur des droits de la personne humaine, qui surêment dira NON au silence et agira pour protéger ce qui reste de l’humanité!
Tout commence par les mots
Et l’ONU ne dit mot
Et les ambassadeurs étrangers ne disent mot
Et nos Etats ne disent mot
Et les dirigeants des entreprises occidentales présentes ne disent mot
Vos mots devraient être adressés à tous et diffusés partout
Merci d’exister et de persister
C’est curieux ! Que disent ces anciens présidents du Burundi qui vivent encore tous à Bujumbura et vivent tous les jours cette situation catastrophique de leur pays ? J’ai l’impression que moi je n’en ai entendu aucun en parler….Est-ce moi qui me trompe ? Leurs déclarations ou actions m’auraient échappées ? J’espère que Oui….sinon ils seraient parmi les pires lâches présidents que la terre ait portés.
de ma part, je crois que le monde a besoin d’un leader. Car avec Obama au pouvoir, tout le monde fait ce qu’il veut dans ce monde. ce la première fois de l’histoire de l’humanité un groupe terroriste occupe une territoire et déclare la création d’un Etat. un pays se donne le pouvoir de couper une partie d’un notre pays!(Ukraine vs Russie)…,Corée du Nord menace d’une bombe atomique , Rwanda malgré les mise en garde la constitution est modifiée, RDC, Congo Braza, Moi je vis au Burundi et précieusement à Bujumbura, il y a un problème et le monde doit agir dans l’immédiat. »mieux vaut prévenir que guérir ». Le monde à Besoin d’un vrais leader.
Merci beaucoup à Gakunzi. C’est un texte poignant, révelateur d’une réalité très tragique qui nous désespère en tant que Burundais de la diaspora. Avec ce texte, nul ne pourra dire plus tard qu’il ne savait pas ce qui se passait au Burundi en ce début 2016. Espérons que le texte contribuera à sensibiliser des Burundais, des Africains et d’autres citoyens du monde de bonne volonté pour que nous venions au secours des innocents menacés par millions, chacun contribuant comme il peut: un mot, un geste, une pensée…
Le genocide est en cours deja peut etre l’ONU attend la fin pour le confirmé!
merci Gakunzi le texte est profond touchant avec les larmes aux yeux,j’ai continué de lire jusqu’a la fin
Quelle magnifique tribune, d’une grande tristesse, mais ne cédant pas au désespoir, malgré la cruauté qui sévit au Burundi
L’horreur absolue !
Le « président » massacre la population en toute impunité. Sans aide extérieure, la situation ne pourra jamais être réglée.
Le plus triste est que personne ne s’intéresse au Burundi… L’Europe est préoccupée par le Moyen-Orient, ni les hommes politiques ni l’opinion n’ont d’intérêt pour ce qui est en train de se passer au Burundi…
Un texte magnifique mais très douloureux à lire. Courage et continuez de nous alerter !
On continue de blâmer les coupables pour les génocides passés, mais un génocide est en train d’avoir lieu, et on détourne les yeux !