Le grabat du Tanganyika rouge terreur, Burundi, bout de terre perdu au cœur de l’Afrique, ronde d’un malheur plus grand que le malheur ; Burundi, lieu de ma naissance, comment dire, oui, comment donc dire ta douleur, toute ta douleur, cris sans voix ?

Et l’horizon encore une fois enflé de ténèbres, et le destin, le destin à attendre, attendre la catastrophe, attendre la catastrophe ultime, la catastrophe allumée, chauffée. Car la haine fertile désormais homélie, car la haine litanie désormais cantique des cantiques, car la haine protocole et prière nationale, profession de foi publique, lave nationale gueulante: « Vous les Mujeris ! », « Vous les Bipinga ! », « Tuzobamesa ! », « Vous les chiens errants ! », « Vous les opposants ! » « Nous vous nettoierons ! ». Révérien Ndikuriyo, le Président du Sénat : « Le jour où on dira « kora » il ne restera plus rien. (…) On fera le travail, tout sera brûlé. (…) Vous tomberez dans vos maisons. On vous délogera, même si vous êtes cachés sous les pierres. »

Et la haine d’ardeur en parade, le sang rigidifié, égrenant menaces, insultes, accusations. Montrés du doigt, la jactance véhémente, pêle-mêle, « les opposants », « les journalistes », « les membres de la société civile », « les nilotiques », « les Tutsis », accusés les uns et les autres de complots, accusés forcément en complot, en complot avec les Belges, en complot avec les Rwandais, avec les Américains, avec les Canadiens, avec les Français, avec l’Union Africaine, avec l’Union européenne… En complot … Avec… Avec…

Et Nkurunziza, l’autoproclamé Président de droit divin, savourant, entre ciel et terre, le goût du sang comme rituel quotidien, promettant de « pulvériser » ses ennemis, de les « réduire en cendres », de « nettoyer » le pays : « Celui qui osera se mettre sur le chemin de Dieu, Dieu l’abattra comme une foudre ». Dieu invoqué, Dieu convoqué comme fétiche du meurtre, comme fétiche de la mise à mort.

La foi ardente fermentée d’obscurité, le meurtre vérité céleste révélée, appels, vacarmes et rassemblement. Rassemblement au garde-à-vous de tous les enragés, de tous les frustrés, de tous les ratés, tous embrigadés ensemble, tous enfiévrés ensemble, tous obéissants aux ordres du même chef ; tous, milices et brigades spéciales alignées, prêts à fracasser, prêts à frapper, prêts pour cogner sans pitié. Toute puissance, toute puissance de la meute métallique en colonnes autour des collines, en patrouille au cœur des villes, en escadrons au cœur des quartiers. Perquisitions, retournement des maisons, dénombrement des hommes, listes, noms, prénoms, listes de noms, « cahiers des ménages ».

Est-ce donc ainsi ? Est-ce donc ainsi finalement que les choses commencent toujours ? Est-ce ainsi que la haine verrouille toujours au commencement, verrouille les têtes, verrouille les cœurs ? Est-ce ainsi que les hommes, impitoyables de pied en cape, l’écorce endurcie de cruauté, est-ce ainsi, la barbarie routine de tous les jours, est-ce donc ainsi que les hommes deviennent, le cœur bloc béton armé, des tueurs sans soucis, des tueurs, sans remords d’autres hommes ? Primo Lévi : « Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter ».

Discours et passage à l’acte ; et, goutte à goutte, jour après jour, les supplices multipliés : arrestations, rafles, tortures, viols, meurtres, meurtres ciblés. Profanation des corps. Bras et coudes ligotés aux jambes, corps jetés en vrac, jetés en tas, jetés comme on jette des détritus au bord des routes, au fond des caniveaux, au fond des ruisseaux. Terre funèbre. Fosses communes. Des dizaines de fosses communes localisées, répertoriées. Pierre Claver Mbonimpa, célèbre défenseur des Droits de l’Homme : « J’ai moi-même observé un camion de l’armée déplacer des corps, il n’y avait même pas de cercueil, et ils sont allés les enterrer dans des fosses communes ». Barbarie. Normalisation de la barbarie. La barbarie comme routine et jouissance.

Et les victimes corps sans défense, carcasses en sursis, épargnées par hasard, tétanisées par la peur de cette épouvante qui peut surgir n’importe où, n’importe quand. Et l’atmosphère irrespirable, l’infini clos par le sentiment d’une traversée qui sent le désastre, voilà chacun tenaillé, paralysé par l’angoisse de l’imprévisible surgissement de la catastrophe, tout en espérant non pas la providence mais notre monde plus beau, plus courageux, plus secourable, capable encore d’éprouver quelque chose, tout en espérant, plaise à l’humanité, le génocide attendu improbable, invraisemblable, impossible. Dissociation. Désarroi. Désarroi total.

Désarroi cramponné à la réclamation incantatoire du respect des règles démocratiques, du respect de l’accord de paix d’Arusha, du respect de la constitution, du respect des institutions. Des institutions déjà en morceaux, en ruines, en poussières. Les contre-pouvoirs ? Rasés. Les médias ? Lambeaux d’espoir saccagés, fracassés. Huis clos total, huis clos meurtrier. La démocratie foyer de cendres à ras de fosses communes.

Et promotion, célébration de nouvelles valeurs. Elévation avec trompettes et fanfares au rang d’étoiles nationales des tueurs, le crime commis étant gain d’honneur. Décoration des bourreaux. Négationnisme. Négationnisme d’Etat délié, assumé urbi et orbi. Pascal Nyabenda, Président de l’Assemblée nationale : « Le génocide des Tutsis du Rwanda ? Un montage réalisé par les Tutsi, eux-mêmes. Les tueurs ? Les génocidaires ? Les Bagosoras ? De pauvres victimes ». Négationnisme drapeau national haut levé, négationnisme acharné à effacer, raturer, raturer la parole, raturer le visage, raturer l’existence des exterminés ; négationnisme acharné à inverser le réel, à décomposer l’histoire, à démembrer la mémoire. Simple démence idéologique en sécession, en retrait du monde ? Froide exhortation plutôt à la récidive, encouragement chaleureux à repasser de nouveau à l’acte des deux cotés de la Kanyaru, aussi bien au Rwanda qu’au Burundi.

Et chantage, chantage public à l’apocalypse; chantage autrefois feutré, sournois, désormais voix aux éclats sur les ondes et fréquences nationales : si les choses vont jusqu’au massacre de masse demain, faute aux victimes décimées. Jacques Bigirimana proche de Nkurunziza : « Si Nkurunziza meurt, le Burundi peut s’attendre à un génocide et même pire que le génocide ». Et quel serait donc ce « crime d’apaisement de la colère populaire » plus absolu que le génocide ? Quel est ce crime plus que génocide ? En vérité, en vérité tout est prêt, tout est en place pour l’extermination finale ; ne reste plus, ne manque plus que le courant d’air. Vent de meurtres à la pelle à l’horizon.

Mais quel vide, quel abîme, quel désert laissera à la butée de l’horizon, cette haine attelée au grand malheur ? De Népomucène, Feruzzi, Charlotte Umurwaneza à Hafsa Mossi, le sang des hommes et des femmes a déjà été sauvagement répandu. Répandu goutte à goutte, répandu en flots, répandu en flux, répandu en tas, répandus en centaines. Combien de morts encore ? Combien de morts en définitive, en débouché ?

Que notre langue, sans yeux, sans oreilles, la parole à l’indifférence, continue de se détisser lorsqu’il s’agit de nommer l’épouvante à l’œuvre au Burundi ; que, la bouche oblique, tordue, nous continuions à nous dérober et à bafouiller, à dire que le génocide, eh bien, il faut attendre qu’il soit achevé avant de le nommer ; que nous persistions à parler glacialement à vide, et, de part et d’autre de nos esquives, de nos paroles creuses, lisses, cette haine, certitude inéluctable, certitude implacable, cette haine fumante qui n’a d’autre souffle que la haine bourrasque ne laissera rien sur son passage. Et sur le cours du temps, les roues de notre indifférence auront contribué à creuser son sillage. Car au seuil des ténèbres, à l’horloge de la poussière qui mord, ne rien faire, c’est tout simplement laisser faire.