C’est un rapport qui fera date. Poutine et la Guerre. Comment le Président russe a déstabilisé l’Ukraine ? Par quels moyens ? Avec quelles troupes et pour quel coût humain et politique ? Ces questions, l’opposant Boris Nemtsov, ancien ministre et ancien député, se les posait avant de se faire assassiner, le 28 janvier 2015, en plein centre de Moscou… D’aucuns pensent aujourd’hui que le contenu du rapport dévoilé par l’association Russie Libertés est la source même de cette assassinat. Son contenu, 67 pages denses intégrant de nombreux témoignages, est en effet accablant. L’idée de ce rapport provient de Nemtsov lui-même. Son avant-propos débute d’ailleurs par ces mots : « Un jour, entrant dans le QG du parti, il (Nemtsov, ndlr) annonça à voix haute : « Je sais ce qu’il faut faire, rédiger un rapport “Poutine, et la guerre”, le tirer en beaucoup d’exemplaires et le distribuer dans les rues. On va raconter comment Vladimir Poutine a déclenché cette guerre. C’est comme ça qu’on va vaincre sa propagande ». Nemtsov disparu, ses collègues, compagnons de route et opposants à Poutine ont souhaité ne pas interrompre leur recherche de la vérité. Accessible en ligne et en français (Lien du rapport) il s’agit là d’un document de travail précieux et méticuleux, organisé en onze chapitres dont voici quelques titres : Pourquoi Poutine a besoin de cette guerre, L’annexion de la Crimée, Qui contrôle le Donbass, La catastrophe humanitaire. Un rapport que La Règle du Jeu a lu et vous résume dans les grandes lignes.

 

Faire la guerre pour remonter dans les sondages d’opinion…

Le rapport débute ainsi : avant la guerre de Crimée, un Poutine mal en point, au plus bas dans les sondages, craint de ne pas être élu au premier tour de l’élection présidentielle. On lit : « La campagne électorale a donc nécessité la mobilisation maximale des moyens du pouvoir afin d’assurer la victoire de V. Poutine dès le premier tour. Ainsi, l’exclusion de ses vrais adversaires, prêts à une sérieuse lutte pour la présidence et le contrôle administratif total des principaux médias, est devenue l’arme principale de sa victoire. Les élections de 2012 n’ont pas échappé aux manipulations directes tel le bourrage des urnes, la falsification des résultats, la réécriture des procès-verbaux et autres « manèges » tactiques. Suite aux résultats du scrutin, dès son retour à la présidence, M. Poutine a pris un certain nombre de décisions populistes dans l’espoir de consolider sa cote de popularité. En particulier, en 2012, il a signé les soi-disant décrets de mai que certains experts ont jugé dépensiers et économiquement infondés. Toutefois, même ce genre de populisme n’a pas inversé la tendance : la cote de popularité du chef de l’État a baissé après les élections. (…) À l’approche de l’été 2013, il est devenu évident que les techniques traditionnelles, assurant la popularité de Poutine au cours des dernières années ne pouvaient pas gonfler sa cote de popularité au dessus de 40-45%. »

Pour enrayer cette dynamique, Poutine va devoir innover, aller plus loin, plus fort… Les rapporteurs écrivent ainsi : « Apparemment, le Kremlin a été réellement préoccupé par la tendance négative et a commencé à élaborer des moyens fondamentalement nouveaux afin de renforcer la position de Poutine pour les futures élections. Le scénario du « retour de la Crimée à la Russie » a, sans doute, été planifié et soigneusement préparé à l’avance par les autorités de la Fédération de Russie. » Bientôt, on va comprendre que l’invasion de la Crimée et les tentatives de déstabilisation du Donbass répondent à une logique. Un à un, le régime du Président russe va activer des cellules dormantes dans les territoires qu’il convoite : « Avant l’invasion de la Crimée, les services spéciaux russes ont recruté des généraux et des officiers de l’armée ukrainienne et des dirigeants et des agents des forces de l’ordre, qui, au moment crucial, ont renié leur serment et ont choisi le camp de la Fédération de Russie. Les politiciens-séparatistes et les médias locaux ont activement soutenu les actions de la Russie, financées par Moscou. Le monde des affaires de la Crimée, ayant obtenu des prêts favorables défiant toute concurrence auprès des banques russes, a également fait preuve d’allégeance intéressée. En outre, des efforts à long terme ont été entrepris afin d’affaiblir l’économie et le système politique ukrainiens dans leur ensemble. Les « conflits gaziers » et l’embargo sur les produits alimentaires ont perduré. Une pression manifeste sur les autorités ukrainiennes a été exercée afin d’obliger l’Ukraine à participer à toutes sortes de projets « d’intégration » imaginés par le Kremlin et limitant la souveraineté des anciennes républiques soviétiques. » Voilà comment Poutine a pu s’emparer de la Crimée. Si les armes ont fait leur œuvre, il est évident que le régime de Moscou a activé d’autres leviers, économiques et culturels, pour réaffirmer sa suprématie sur des zones voisines.

 

Le rôle actif de l’armée russe dans la déstabilisation de l’Est ukrainien

Les chiffres le prouvent : « Le rattachement de la Crimée à la Russie, activement soutenu par la propagande, a permis à Poutine de renforcer considérablement sa propre légitimité. Sa cote de popularité a atteint un record. » Cependant, l’appétit de conquête de Vladimir Poutine, désormais conscient du peu de résistance que lui opposent les puissances occidentales, ne va pas s’arrêter en si bon chemin. Bien au contraire. Le rapport le prouve, c’est « une vraie guerre » qui fut et est toujours menée sur les territoires des régions ukrainiennes de Donetsk et de Louhansk. Comme l’indiquent les données du rapport, « les autorités russes ont activement fourni aux séparatistes un soutien politique, militaire, économique et un engagement militaire direct. » Pour le prouver, le rapport s’appuie sur des témoignages de soldats russes arrêtés par les militaires ukrainiens, avouant leur provenance et détaillant parfois la stratégie de leurs états-majors. On apprend ainsi que plusieurs centaines de soldats russes se seraient d’abord massés à la frontière entre l’Ukraine et la Russie puis auraient reçu l’ordre de se débarrasser de leurs signes distinctifs nationaux, retirant leurs insignes, recouvrant les plaques d’immatriculation de leurs véhicules de peinture pour que l’on ne puisse plus en connaître la provenance.

Le rapport confirme également ce que l’on subodorait depuis plusieurs mois : la livraison d’armes de l’armée russe vers les dits « séparatistes » d’Ukraine : « Il a confirmé (un soldat capturé, ndlr), lors de son interrogatoire, que son unité militaire a organisé le transfert de matériel militaire de l’armée russe sur le territoire de l’Ukraine pour leur utilisation dans des hostilités contre les forces armées ukrainiennes. Des lance-roquettes multiples BM-21 Grad, BMP-2, BTR-80 faisaient partie du matériel militaire transféré dans le Donbass. » Plusieurs fois, le rapport évoque la présence de chars et, page 22, un tankiste raconte : « Les chars, nous les avons peints avant de partir d’Oulan-Oudé. Nous avons maquillé les plaques d’immatriculation. Sur l’un des chars, il y avait l’emblème de la Garde, nous l’avons maquillé aussi. Les galons et les épaulettes, nous les avons retirés ici, quand nous sommes arrivés à la base d’entraînement. Il fallait tout retirer pour ne pas pouvoir être démasqués. Nous avons laissé nos passeports à la base et nos livrets militaires au centre d’entraînement. On nous disait que nous allions nous entraîner mais nous savions où nous allions. Nous savions tous où nous allions », a expliqué Batomounkouïev. « Je m’étais déjà préparé moralement et psychologiquement au fait qu’il nous faudrait aller en Ukraine. » « Poutine est un homme très rusé. “Il n’y a pas de troupes ici”, dit-il au monde entier. Et en même temps, il nous envoie ici dare-dare : “Allez, allez” », conclut le soldat russe.

 

Les conséquences dramatiques pour les civils et peut-être pour Poutine lui-même…

Pour l’Ukraine, les projets belliqueux de Vladimir Poutine sont lourds de conséquences. Le rapport écrit ainsi clairement : « L’ingérence de Poutine et des troupes russes dans le conflit à l’Est de l’Ukraine a transformé une portion du territoire d’un État voisin en zone de guerre. Le Donbass en 2014-2015, ce sont des meurtres impunis, des centaines de milliers de réfugiés, des infrastructures détruites et l’effondrement du système social. Les autorités ukrainiennes et russes, ainsi que les représentants de la communauté internationale considèrent de plus en plus la situation dans le Donbass comme une catastrophe humanitaire. » En avril 2015, le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires a recensé 6 108 personnes tuées dans la zone de conflit. Il s’agirait là de données « sous-estimées » qui n’incluent pas d’information sur les personnes qui ont perdu la vie lors de l’intensification des combats en janvier-février 2015. En sa page 37, le rapport indique que « Les familles des soldats décédés ont reçu en 2014 d’importantes compensations financières en signant des engagements de non divulgation » On le comprend, le pouvoir russe souhaite au maximum limiter les enquêtes sur l’identité des ses nationaux morts au combat, qu’il s’agisse de volontaires comme l’annonce la propagande, de mercenaires ou de soldats déployés dans le plus grand secret.

Finissons par un point crucial, jusqu’ici peu évoqué. Les conséquences de la guerre de Crimée et de son extension à la région de Donetsk pourraient menacer Poutine, du moins c’est ce qu’expliquent les auteurs du rapport, ces derniers développant un raisonnement méritant lecture. « Tout en renforçant sa crédibilité politique dans son pays, Poutine court un risque considérable. Tout d’abord, les autorités russes doivent continuer de soutenir les séparatistes dans le Donbass malgré des coûts politiques et économiques croissants. Le refus d’un tel soutien pourrait être perçu comme une trahison par certains des partisans actuels de Poutine (y compris ceux qui ont acquis une expérience de combat dans l’Est de l’Ukraine) et pourrait déclencher une vague de mécontentement à l’égard du président en Russie même. Ensuite, la poursuite de la confrontation avec l’Occident, l’isolement et les sanctions peuvent causer des dommages importants à l’économie russe. Cela crée un risque de protestations sociales qui pourraient miner à nouveau la cote de popularité du chef de l’État russe. Enfin, l’affaiblissement des positions de Poutine sur la scène internationale et l’escalade du conflit russo-ukrainien représentent un risque véritable de poursuites pénales à l’encontre de l’actuel président de la Russie. La modification de la situation politique internationale pourrait très bien conduire Poutine à une accusation formelle pour crimes de guerre et le mener sur le banc de la Cour pénale internationale. »

En voulant mettre l’Europe de l’Est à genoux, c’était peut-être son propre pouvoir que Vladimir Poutine pourrait voir s’écrouler…