A considérer en tant qu’écrivain américain vivant à Paris la polémique autour du PEN club américain qui a décerné hier ses prix annuels, dont un à Charlie Hebdo, on a le sentiment d’assister à une auto-immolation morale et intellectuelle de l’intelligentsia américaine. Qu’une pétition pour boycotter ce prix décerné à Charlie Hebdo ait circulé et réuni plus de deux cents signataires, a provoqué un choc en France. L’énergie déployée pour produire de faux raisonnements logiques en vue de justifier ce refus de décerner un prix aux survivants héroïques d’une équipe éditoriale liquidée par un escadron de la mort, semble presque impossible à concevoir.
La liste des signataires s’avère être le pot-pourri des habituels suspects et l’incarnation de la coercition partisane imposée par les détenteurs du politiquement correct de gauche, augmentés des habituels opportunistes se positionnant en vue d’une célébrité de circonstance. Le cœur trésaille, à découvrir le nom d’un ami ou d’une figure admirée depuis notre jeunesse. En ce qui me concerne : Eliot Weinberger, traducteur d’Octavio Paz, Neruda et tant d’autres.
L’intervention de Weinberger dans la London Review of Books, pleine de mépris pour Charlie Hebdo, comparant avec un humour de collégien le magazine à une « cellule terroriste » (un écho pervers de l’esprit de malice qui imprègne ses contes et ses livres de voyage), m’a rempli de tristesse. Il me fallut un moment pour réaliser que le sentiment de crainte primal venu de mon subconscient à la lecture de cette liste funeste était lié aux traces de mon enfance soviétique, quand des dénonciations schismatiques déchiraient l’Union des écrivains soviétiques. Dans la foulée, je sollicitais mes amis écrivains américains et mes connaissances à Paris avec l’intention d’organiser une contre-pétition. Ce projet tomba à l’eau devant l’indifférence, le dégoût et l’apathie générale, aussi bien qu’un minimum d’autoprotection carriériste des uns et des autres. Pourquoi se faire une ennemie de Nicole Aragi, puissante agente littéraire, dont le nom figurait sur la liste aux côtés de quelques-uns de ses auteurs ? Dans les cafés, les bars et plus encore sur les réseaux sociaux, scribes et écrivains expatriés sur les rives de la Seine se désolaient du mélange de provincialisme et d’exceptionnalisme arrogant soufflant soudain depuis l’Amérique.
Les nouvelles de New York dégageaient un parfum nauséabond de bulletin paroissial, empreint d’une lourdeur puérile – j’y reviendrai – et complètement à côté de la plaque, totalement hermétique à la tradition satirique française, pour laquelle je renvoie le lecteur intéressé aux travaux du philosophe Justin E.H. Smith, l’Américain à Paris qui a le mieux pénétré et sympathisé avec l’esprit de Charlie Hebdo.
Nous qui vivons à l’étranger, à tout le moins les progressistes, tentons de comprendre comment la faille idéologique a bougé à ce point en Amérique. Plusieurs amis avec qui j’ai parlé se sont sentis doublement trahis à la lecture de cette pétition. Moralement, elle sonnait comme une forme de complicité par l’absurde avec les meurtriers. Qui, de fait, ont entrainé l’établissement de la loi martiale dans les rues de Paris. (Tandis que j’écris, les soldats, fusil-mitrailleur au poing, montent la garde dans ma rue devant la synagogue.) De même sur le plan intellectuel, cette pétition a été ressentie ici comme une traîtrise. Reprenant le vocabulaire anti-Bush, la romancière Rachel Kushner et d’autres assimilant le prix à Charlie Hebdo à un soutien à « la guerre impérialiste contre le terrorisme » et au « sécularisme forcené », cela nous a semblé, depuis Paris, parfaitement surréaliste. Sous-entendu : cette explosion de violence du 7 janvier et ses effets qui nous ont laissé ici titubants était, pour des yeux américains, un désagrément sans commune mesure avec le 11 septembre 2001, survenu, de plus, chez un peuple lointain, et qu’on pouvait donc pour ces raisons régler avec quelques bonnes paroles.
Notre sidération fut d’autant plus grande que nul examen préalable n’avait été fait au fond. « Leur compréhension de Charlie Hebdo est du niveau d’une traduction automatique par Google de Rabelais », a déploré devant moi l’écrivaine américaine Lauren Elkin. Il nous a semblé ici tristement anachronique que les Français soient vus encore et toujours sous l’angle du racisme postcolonial avec une condescendance farceuse, par des juges américains auto-proclamés qui ne parlent pas un mot de la langue de Molière et ignorent tout ou presque de la culture française. L’histoire de l’anticléricalisme français et les débats sans fin sur la laïcité ne les intéressent en rien. Ils confondent en une seule et même catégorie le racisme, l’islamophobie et le blasphème, vus à travers les lentilles binaires du « Blanc » et des « Autres », le prisme conceptuel suprême qui prévaut sur tous les autres. Ils confondent leur pudibonderie rassie avec la solidarité pour les opprimés. Nul, en revanche, parmi eux n’a émis les critiques justes qu’on peut faire du modèle républicain français, à commencer par l’application rigide de la laïcité, qui freine l’intégration des minorités.
Au lieu de cela, il nous a été répété une pure fiction, qui a entièrement à voir avec des problèmes et des préoccupations strictement américains. Telle l’accusation que l’équipe de Charlie Hebdo était « obsédée par l’islam ». Cet argument, sous toutes ses formes, a été réduit à néant par Le Monde, listant le nombre de Unes consacrées aux diverses religions, où l’islam vient…en troisième rang et représente 2% seulement des caricatures, l’essentiel étant consacré à la politique. Le seul éditorialiste anglophone de Charlie Hebdo, l’écossais Robert McLiam Wilson a publié un article dans le New Statesman pointant l’absurdité de tout cela. Qui, en retour, passe complètement à côté de l’incompréhension stupéfaite des Français face à la dite-pétition. Elevée en Angleterre, la journaliste Anne-Elisabeth Moutet qui explique la politique française dans la presse et à la télévision britanniques, s’est montrée scandalisée par l’ignorance condescendante et voulue d’une bonne part de la classe intellectuelle américaine. « En France, nous trouvons les caricatures politiques américaines lamentablement terre à terre et désespérément petites-bourgeoises, dépourvues de toute ironie et de finesse. Charlie Hebdo était à la veille de mourir, mais pendant plusieurs décennies remporta un grand succès, et je ne connais guère de Français qui, un jour ou l’autre dans leur vie, ne l’aient acheté. Chacun connaissait les caricaturistes, qui, pour plusieurs d’entre eux, travaillaient dans de grands journaux. Cabu et Wolinski qui avaient commencé leur carrière dans les années 60, publiaient dans Pilote aussi bien que dans le Canard Enchaîné et Paris-Match. Le reportage graphique de Cabu sur la chute de l’URSS était digne d’un Goya. C’était quelque chose qui rassemblait la Gauche et la Droite française. Ils étaient tous de notre famille. »
Au-delà de ces basses questions sur « la vraie nature » de Charlie Hebdo et ce que les autochtones, ici, peuvent en penser par ailleurs, le problème le plus subtilement toxique auquel nous sommes confrontés dans ce débat est la rémanence du refoulement sexuel infectant la rhétorique des magazines défendant Charlie Hebdo. Même les champions les plus avertis de Charlie Hebdo dans le monde anglo-saxon, qui ont vécu en France, qui lisent le français et comprennent parfaitement le contexte historico-culturel, se sentent obligés de précéder leurs déclarations d’une auto-disculpation, déclarant avoir lu le magazine mais il y a si longtemps. Pareilles apologies commencent généralement avec un préambule emphatique, que le magazine est d’un goût puéril que l’on ne saurait partager.
Si l’on s’y arrête un instant, cette auto-abnégation rituelle propre à l‘idéologie bourgeoise, privée de tout esprit et de vie, est passablement répugnante et me fait de nouveau penser à ma jeunesse en Union soviétique. La plus pure et plus fine distillation de cette froideur guindée se trouve chez le romancier blogueur Caleb Crain, même s’il fait preuve, par ailleurs, d’un jugement aussi nuancé qu’intelligent sur le débat en cours et les caricatures elles-mêmes.
« Elles ne sont pas drôles, pour deux raisons. Elles sont puériles, jetées en pâture avec aussi peu de sophistication que Mad Magazine. Dans notre écosystème américain, les caricatures à caractère politique sont de bien meilleur aloi et ne jouissent pas de la même latitude de traiter de la race que les films ou les bandes dessinées. Le bon goût est d’abord un héritage, et je crains qu’un lecteur américain de mon genre trouve trop vulgaires et puériles ce type de caricatures politiques. »
A lire ces lignes, je n’ai pu m’empêcher de ressentir de l’empathie d’un écrivain pour un confrère : tant il est malaisé d’écrire d’une main, tout en se pinçant le nez de l’autre.
Pour autant, la conviction de Crain qu’un magazine pareillement grivois, salace et iconoclaste n’aurait jamais pu voir le jour (sans parler d’avoir une quelconque importance critique) dans un contexte américain, est parfaitement juste. Transformer un jugement purement politique en jugement de goût relève toujours de l’intention d’exercer une censure. Les citoyens bien-pensants de la République américaine des Lettres n’ont jamais connu le plaisir d’acheter à un kiosque parisien le dernier Charlie Hebdo pour trois Euros. Et bien qu’il ne soit absolument pas nécessaire de le faire, peut-être même ne devrais-je pas le faire, je voudrais défendre Charlie Hebdo sur un plan purement esthétique.
Charlie Hebdo est, faut-il le dire, extrêmement joyeux et procure un plaisir charnel à quiconque possède un sens anarchique de l’hilarité. Charlie est plein de vitalité, scabreux, embroche toutes les piétés politiques et religieuses avec une égale jubilation. Descendant de la glorieuse tradition d’Honoré Daumier, le design des plans est fait à grands traits et avec volupté. Les couvertures empruntent à toute une palette de pastels crêmes. Il est vrai que les dessins sont de qualité différente, mais la plupart sont hilarants, bourrés d’esprit et judicieux. Ils illustrent la sublime tradition de sauvagerie –ne pas faire de prisonniers- et de paillardise sexuelle qui a toujours eu cours dans la tradition politique française et qui n’existe pas en Amérique. La plupart des cibles de Charlie Hebdo méritent l’opprobre et la moquerie. Le projet est sous-tendu tout entier par le sexe et une fidélité libidinale aux appétits du corps. Charlie Hebdo est bien plus truculent que « vulgaire ».
La projection mécanique du problème racial américain, ancien et contemporain, sur le contexte français ne rend certes pas service à l’Amérique et aux écrivains américains. Vu de Paris, les boycotteurs du PEN Club apparaissent avoir confondu l’émancipation des opprimés avec la compétition littéraire. Drôle d’intersectionnalité, pour le compte…
La version anglaise de ce texte est parue dans Tabletmag.com
(Traduit de l’américain par Gilles Hertzog)
L’extrême droite squatte les ruines de la laïcité d’une patte islamophobe. Or ce principe, qui assure la coexistence pacifique des croyants de toute confession et des mécréants de toute sensibilité, fait aujourd’hui l’objet d’une dévoration lente de la part des adeptes du dieu Asticot. Nous voici donc sommés de botter le cul, dans la perspective d’un sursaut de conscience synchrone, et aux antilaïques islamophobes et aux antilaïques islamistes, forcés de prendre, à tout le moins, le taureau Huntington par les cornes dans une seule et même lutte pour la Liberté. Vous en aurez déduit que ne se fait pas nécessairement contre les musulmans ce qui ne se laisse pas si facilement gruger par l’usage fallacieux que ferait de la Constitution du 4 octobre 1958 un docteur de l’islam radical.
L’esprit du 18 juin a choisi de rappeler aux républicains de droite qu’ils sont républicains avant d’être de droite. Après l’épisode Buisson, c’était le moins qu’il pouvait faire. Attention à nous, qui n’avons pas attendu que rapplique une opposition par opposition à laquelle nous définir, de ne pas donner l’impression, en accusant la nôtre de confisquer le système ou le régime qui s’y rattache, que nous nous conduirions avec elle en recourant à des procédés rhétoriques lâchement confiscatoires.
Par ailleurs, les Français voteront en traînant les savates pour des partis qui leur donneront à choisir entre, d’un côté, ce que la gauche veut faire pour la République et, de l’autre, ce que la droite peut faire contre elle. Ils iront en masse porter leur suffrage sur celui des deux vainqueurs du second tour qui leur paraîtra être en capacité de faire mieux que l’autre. La République mérite mieux qu’un combat interne du bien contre le mal. La guerre actuelle nous mobilise suffisamment comme cela pour que nous n’usions pas nos énergies à guerroyer contre des multitêtes, éblouissantes, évidemment! quelle obsession ne l’est pas?
La droite, dans l’acception du terme que nous arrêtons, travaille pour la République aussi honnêtement que la gauche sait le faire. Lorsqu’elle travaille contre la République, nous la poussons d’un coup de balayette vers la pelletée de l’extrémisme, et si nous parvenons très bien à discerner ce qui distingue cette garce de l’extrême gauche, nous ne nous leurrons pas pour autant sur les aboutissants totalitaires du socialisme des fondamentalistes. L’église du politique, nous ne la tolérons plus, depuis le 8 mai 1945, que désaffectée par le mixeur intellectuel de la réforme permanente, avec une préférence pour le modèle qui, dans la mesure du possible, assure la préservation des libertés individuelles.
Si le prolétariat c’est, aujourd’hui, l’islam, alors oui, la classe des travailleurs n’était pas dans le cortège potentiellement malrucien du 11 janvier. Je peux en témoigner car j’y étais. J’étais dedans et dehors en même temps. Il suffisait de passer, à l’Estanguet, dans l’embouchure d’un affluent du boulevard Voltaire, pour constater que le prolétariat toddien était resté au chaud dans les cafés, sortant une tête par l’entremise d’une porte vitrée pour lancer une ou deux cacahuètes sur les grands singes du zoo républicain, une tête, pas deux. Une tête, ça suffit pour briefer, le sourire jusque-là, toute la petite communauté pestiférée sur l’état de torpeur des victimes incidentes du best-seller Le Jihâd de AaZ (Ayman al-Zaouahiri).
Il n’existe pas de guerre sans crime de guerre. Mais quelque chose nous permet d’extraire du bourbier des barbares les crimes des forces démocratiques de Sangaris ou Bordure Protectrice. Les armées françaises et israéliennes mènent leurs auteurs devant une cour martiale. À l’inverse, l’OLP ou AQMI décorent de la croix de guerre le crime contre l’humanité que représente le terrorisme aveugle. Nous rappelons aux sous-couches que la méTodd a enfouies dans ses vieilles strates mnésiques les louanges que Mazen a dressées au moment de l’évasion forcée d’un bon millier d’assassins qu’Israël se résignait à libérer en échange du soldat Shalit. Et maintenant, prions pour que la France ne connaisse pas l’extase, ni l’épectase d’une pussy de Rushdie.
Nous, les paumés du 11 janvier, n’allons pas demander pardon aux Arabes, qui sont — qui oserait en douter? — des Français comme les autres, pour le portrait vitriolant que nos héros ont l’art et la manière de brosser de l’(islam des Kouachi = islam du Coulibaly), ces trois gicleurs précoces auxquels faisait référence le dessin de Cabu, ami de passage du prophète Mahomet qui, selon lui, méritait d’être aimé par des esprits suffisamment fins pour apprécier les subtilités de sa très sainte parole. « C’est dur d’être aimé par des cons… » Ça, il y a ceux qui peuvent le dire et les autres. Et puis, soyons honnête. Les cons… il n’est pas follement doux d’en être abominé.
J’entr’aperçois une faille de taille entre la Cisjordanie israélienne et la Palestine indépendante. Dans le premier État, les Palestiniens ne sont pas massacrés par Daech. Pour autant, je prône plus que jamais la solution des deux États pour deux peuples. Non que j’aie l’intention d’abandonner aux chiens de l’enfer les colons de peuplement que, treize siècles durant, l’on envoya défendre la plus symbolique des provinces de leurs empires interchangeables entre les hautes murailles islamisées de mon ancien royaume, mais dans l’espoir qu’ils comprendront, enfin débarrassés de leurs vêtements et sous-vêtements comme l’est tout souverain, ce que pourrait représenter pour eux un État juif dans le secteur très convoité des intérêts vitaux. Unissons nos forces autour de ce qui devrait être notre commun combat pour l’universalisation des droits universels. Ce fondamentalisme-là, c’est le nôtre, c’est le seul qui puisse, à terme, unir les travailleurs de tous les pays à leurs propres travaux, et conférer à ce travail les qualités subsociétales d’un accouchement politique.
Le droit au blasphème est une obligation corrélative de la loi de 1905. Toute religion est une hérésie pour ses consœurs et un canular pour ses conchieurs. La liberté qu’il y a soixante-dix ans nous avons reconquise m’autorise, jour pour jour, à dire ce qu’il en est de la séparation entre les ciels et les terres. Il est aussi déplacé de vouloir évacuer du mont du Temple le Dôme du Rocher en vue d’y projeter le reflet du Temple céleste que de tenir pour profanatrices les prières des rabbins sur l’esplanade des Mosquées. Il faudrait être capable de dire, en tant que surhomme de foi : «Je ne blasphèmerai pas», et, dans un même souffle, bénir le miroir du blasphème, qui est un instrument législatif existentiel pour toute hérésie religieuse visant à perdurer au sein des populations multiculturelles. La balle est, à présent, dans le camp du Saint-Pair.