Les dés sont-ils jetés ? Il semble bien, hélas, que la main tendue par les Français et les Allemands à la Russie n’ait rien donné, et que le parti de la paix se soit heurté, une fois de plus, à l’intransigeance russe. Les cinq heures de discussion, vendredi, entre le couple Merkel-Hollande avec le maître du Kremlin auront été, selon toute apparence, un dialogue de sourds. Les gestes de bonne volonté des deux Européens n’ont pas, pour l’heure, été récompensés. Le compromis réaliste qui préservait l’indépendance de l’Ukraine, entraînait le retrait des forces russes du Donbass et débouchait sur la levée des sanctions vis-à-vis de la Russie, a été, jusqu’à nouvel ordre, rejeté par Vladimir Poutine. Le jusqu’au-boutisme, l’aventurisme a, jusqu’à preuve du contraire, prévalu. Le nouveau Monsieur Guerre froide n’entend-il pas lâcher sa proie, l’Ukraine, pas plus que renoncer à prendre sa revanche sur la chute de l’empire soviétique et son retrait d’Europe de l’Est, il y a vingt-cinq ans ? Poutine comptait sur les divisions de l’Europe, ses éternelles hésitations, les divergences d’intérêt entre les uns et les autres. A son grand dépit, il en a été pour ses frais, mais loin d’en prendre son parti, il garde ouverte l’option guerrière en Ukraine et sa politique de confrontation au bord du gouffre avec l’Europe, qu’il déteste sans s’en cacher. Les concessions, à ses yeux, n’étaient-elles pas négociables, le deal équitable ? Va-t-il faire monter un peu plus les enchères en Ukraine, pousser encore son avantage sur le terrain, espérant que les Européens, devant le spectre d’une nouvelle Guerre froide passant décidément au chaud, finiront par céder et lui laisser, toute honte bue et larmes à l’appui, vassaliser l’infortunée Ukraine ?
On peut le redouter. Face au retour des vieux démons panrusses et de l’expansionnisme sans bornes des héritiers conjoints du tsarisme et du stalinisme, face à la faction belliciste qui semble l’emporter à Moscou au mépris des intérêts élémentaires du peuple russe, que doit faire l’Europe ? Préserver la paix au premier chef, cela va sans dire. Ne pas ajouter au discours guerrier des va-t-en guerre du Kremlin. Porter l’affaire devant le Conseil de sécurité à l’ONU, en parlant d’une seule voix. Mais de nouvelles concessions, au motif des incendiaires du Kremlin de « ne pas jeter de l’huile sur le feu », c’est-à-dire ne pas soutenir l’Ukraine ? Ne pas l’aider à résister au dépeçage en cours, la sacrifier sur l’autel de la paix ? On a connu pareille reculade à Munich face à Hitler. Les démocraties eurent la guerre plus le déshonneur, selon la formule immémoriale de Churchill. Plus près de nous, le mot de Mitterrand, face à l’agression serbe contre la Bosnie-Herzégovine, de « ne pas ajouter la guerre à la guerre », eut les effets catastrophiques que l’on sait, avant que l’Europe et l’Amérique, deux cent mille morts plus tard, se résolvent à mettre les Serbes à la raison.
Alors quoi ? Tenter inlassablement, bien sûr, de ramener l’irascible Monsieur Poutine à la raison, si tant est que ce soit encore de saison. C’est tout le sens de la prochaine rencontre, mercredi à Minsk, entre, de nouveau, le couple franco-allemand avec Poutine, plus, celle fois, le principal intéressé, Porochenko. Faisons le vœu que la raison du plus fort ne prévale pas, mais la raison tout court, et que la paix l’emporte dans l’intérêt mutuel de tous. Question : le couple franco-allemand tiendra-il solidement ? A la Conférence sur la Sécurité ce samedi à Munich, Angela Merkel, vent debout contre de possibles livraisons d’armes défensives par l’Amérique à l’Ukraine en cas d’échec des négociations, a parlé de « l’impossibilité de gagner militairement le conflit », comme si c’était la question. Ajoutant, pour conclure : « C’est dur à dire. Mais c’est comme ça », qui n’augure pas du meilleur. Même son de cloche de notre ministre des Armées, qui vient de déclarer qu’il ne fallait pas « ajouter des armes aux armes. » Si, par malheur, à Minsk, Poutine persistait et signait, et, refusant de mettre un terme à ses entreprises annexionnistes, continuait sa marche en avant dans le Donbass, l’Europe devra se résoudre à en tirer les conséquences et aider l’Ukraine dans sa lutte pour sa survie en tant que nation indépendante. Ou alors, cédant à la menace et au chantage à la guerre, se déjugeant comme trop souvent dans le passé, l’Europe humiliée, pétrifiée et se reniant elle-même, se retrouverait comme jamais depuis cinquante ans, menacée dans son principe et dans son âme. C’en serait fini du vieux rêve d’une puissance collective de paix, fondée sur le droit et le droit des peuples à vivre libres. La voix de l’Europe serait la risée du monde, son effacement consommé. Et les vieux démons du chacun pour soi que l’on croyait éteints reviendraient avec une virulence jamais vue, pour le plus grand bonheur de Marine Le Pen et ses semblables, un peu partout en Europe. Ce serait de nouveau, comme lors de la guerre d’Espagne, le sinistre : Pour qui sonne le glas, de Hemingway.
Le glas non seulement de l’Ukraine, mais de l’Europe elle-même.