J’ai reçu ce jour à 16h 16 un mail d’Alain Badiou. Je lui ai répondu, par mail également, à 16h 40 : « Le P.S. m’indique que je suis par toi laissé libre de publier ce courrier privé dans mon actuelle chronique d’actualité. C’est bien ça ? JA » Puis, second message : « Il est 17h 05. Si à 17h 30, je n’ai rien de toi, j’insère ton mail dans mon blog de Médiapart, au titre du droit de réponse. Et puis, je ferai de même, si les responsables sont d’accord, dans les autres organes où ma « Vie parallèle » est parue. » A 17h 18, réponse de mon interlocuteur : « Tu fais comme tu veux, en indiquant, à chaque fois, que mon texte est un mail privé dont je t’ai laissé l’usage libre, et que donc c’est toi et non moi qui a décidé de le rendre public. Cette mention est tenue par moi pour obligatoire. A toi. Alain B. » Dont acte. — JAM, ce samedi 31 janvier 2015, 17h 30.
Cher Jacques-Alain,
J’ai lu ton Plutarque Onfray/Badiou à la mord-moi-le-noeud. Tu as toujours ce faux style formulaire et ironique, qui me rappelle celui des propos d’Alain. Du reste, ce sont bien des « propos », ça ne va pas chercher loin, c’est l’art et la manière de piquer sans dire grand chose. Quelques allusions, quelques anecdotes, souvent controuvées, et c’est emballé : on tiendra que l’Oracle, tout en gaieté ce jour-là, a mis le Badiou à sa place.
Pour l’Onfray, qu’il s’en débrouille : je lui ai pour ce qui me concerne directement rivé son clou lors d’une émission d’une heure sur Médiapart.
Hormis quelques faits, qu’il me faut bien rectifier, je te ferai seulement deux petits reproches : D’abord, tu ne devrais pas qualifier de cryptique, ou tout autre adjectif emprunté aux soupçons d’obscurantisme, ce que tu n’as pas, ou pas encore, les moyens de comprendre. J’ai écrit deux sommes spéculatives, je suis en train d’achever la troisième (raison pour laquelle, contrairement à ce que tu dis, mon oeuvre n’est pas encore faite), et je suis en état de soutenir que rien là-dedans n’est obscur, et presque tout prouvé. Tu devrais avoir l’honnêteté de dire que les preuves en question, tu ne peux les suivre, pour la seule raison qu’il te manque un poil de culture mathématique, ce qui est ton droit le plus strict. Ensuite, tu aurais dû admettre que renégat, tu l’es, c’est un fait, et qu’encore dans ton exercice Plutarquien la moitié de ce que tu dis le confirme. Je n’ai jamais été ton adversaire qu’en politique : quand tu étais un jeune révolutionnaire ultra-gauche, je te combattais à ce titre, et tu me combattais toi aussi sans merci ; quand tu es devenu contre-révolutionnaire à l’âge adulte, je t’ai qualifié, c’est tout. Pourquoi monter au plafond ? Ces devenirs et controverses appartiennent à la banalité de la vie des amis de jeunesse.
Par ailleurs :
1 – Je n’ai ni « forgé » ni diffusé l’appellation « le philosophe vivant le plus traduit dans le monde ». Elle a été utilisée par de nombreux médias depuis des années. Elle a été établie statistiquement, en particulier par l’Ambassade de France aux USA, quand le New York Times a attaqué le « déclin » des publications françaises. J’ai les chiffres. Ce n’est pas élégant, ce que tu dis sur ce point, c’est une bavure.
2 – « Planqué », tu n’en sais rien. De ma vie active, tu ne sais rien. De ma vie tout court, du reste, tu ne sais rien, ce qui est une erreur quand on prétend biographiser. De ce que je peux continuer à faire avec ces ouvriers des foyers que tu as abandonnés un beau jour sans raison à leurs yeux défendable, tu ne sais rien du tout. Alors, sur ce point aussi, faire semblant de savoir et calomnier en conséquence, c’est une bavure.
3 – Sur les filles portant le foulard, tu sais parfaitement que j’ai écrit et publié plusieurs longs textes. L’interprétation que tu donnes est du coup évidemment grotesque. C’est un effet facile, obtenu comme très souvent en spéculant sur l’ignorance de ton lecteur. Tu devrais éviter ces procédés dans ta tentative de « critique grand seigneur ».
4 – Tu utilises beaucoup Pol Pot, y compris pour faire rire de mes obstinations, et ce serait de bonne guerre s’il n’était pas notoire que j’ai fait sur ce point une autocritique détaillée et publique, sur une chaîne de télé à une heure de grande écoute. Tu pourrais peut-être en aviser tes lecteurs ? Et t’es-tu toi-même jamais autocritiqué en public? Le plus gonflé de son importance de nous deux, le plus assuré d’avoir constamment raison, n’est sans doute pas celui que tu cherches à stigmatiser sur ce plan. Je te recommande sur ce point la quatrième partie de mon petit livre « Métaphysique du bonheur réel » : c’est sans doute un exercice de doute sur soi-même sans trop d’équivalent aujourd’hui (mais nous savons tous que tu lis peu de ce qui t’est contemporain).
5 – Que je sois romancier, auteur de théâtre et philosophe, ce n’est là qu’un fait, et non pas une prétention. Tu pourras par exemple venir à l’enregistrement public, en avril, au Grand Studio de Radio France, de ma dernière pièce de théâtre, une commande de France Culture, pièce titrée « Le second procès de Socrate ». Je t’y accueillerai avec plaisir, si nous évitons toute allusion politique, si tu évites, par exemple de continuer à vanter comme un exploit humaniste la totale destruction de tout ordre public en Libye, et ce pour quasiment toujours, par les efforts conjugués de l’aviation française sur le terrain et de BHL (et de toi) dans les salons. Peut-être un point possible d’autocritique ?
A toi,
Alain B.
PS : je te signale que ceci est un courrier privé, non, comme ta Plutarquie, une tribune. Ceci dit, en droit, tu en fais ce que tu veux…
Badiou paraît sur le pré
par Jacques-Alain Miller
31 janvier 2015
La réponse d'Alain Badiou à Jacques-Alain Miller.
On s’en contre fiche de Badiou, cet imperator impérieux, qu’il se prenne la tête entre les mains et s’examine avec le lourd appareil critique qui lui sert d’écran à ne pas voir le monde en face, juste les mirages… qu’il prenne quelque temps pour cet examen de soi, voilà seulement qui pourrait éventuellement être intéressant. Parce que ce serait un examen exemplaire des mirages des 50 dernières années.