En réponse à la publication au sein de La Règle du jeu des « Confessions d’un renégat » par Jacques-Alain Miller, Stéphane Zagdanski fait parvenir le 4 mars à la rédaction un texte à l’attention de son auteur dont le titre est « Bêtise de Badiou ». Commence alors une passionnante correspondance entre le psychanalyste et l’écrivain sur le cas Badiou.

Cher Stéphane Zagdanski,

Merci de me faire connaître un extrait consacré à Badiou de votre « De l’antisémitisme »*, mais je dois à la vérité de vous dire que je n’ai jamais vu en Badiou un antisémite. Simplement, depuis que Regnault me l’a fait connaître en 1965, j’ai toujours eu le sentiment qu’à ce garçon doué et cultivé il manquait une case. Je l’ai toujours vu godiche. Il manque étrangement de grâce, de tact, c’est un « balourd », comme vous dîtes. Regnault et moi l’avons toujours moqué, tout en l’aimant bien. De plus, je respectais en lui quelqu’un de bien plus ferré que moi en technique mathématique.

Il me semble aujourd’hui que son trouble est de nature proprement linguistique, et qu’il est allé en s’aggravant. A mon sens, ses élucubrations sur le nom de « Juif » ne trahissent nulle hostilité à l’endroit des Juifs, mais son incompréhension devant le phénomène dit de « la vie du langage » (notion comme telle discutable, cf. Lacan, Autres écrits, p. 313). L’équivoque, qui appartient à l’essence du langage, et qui est même selon Lacan « l’abord élu de l’inconscient », déconcerte Badiou. Il est profondément désorienté par ce que Lacan appelle « la foire du langage ». Il s‘épuise à y mettre de l’ordre. Il joue le maître dans la cité du discours.

D’où son échec à être écrivain, en dépit, ou à cause, de sa facilité. D’où son goût pour le langage mathématique, univoque, son talent à le manier, exceptionnel chez les philosophes, et son inaptitude à en dire rien qui vaille, hormis le retour pont-aux-ânes à Platon. D’où son culte de l’autorité, qui n’est ni trait de caractère, ni choix politique médité, mais effet de ce que l’on appelle en psychanalyse une « défense », défense contre un réel sans loi.

Le mot est supposé dire ce que Badiou veut qu’il dise, et rien d’autre. D’où son « hypothèse communiste » : son « communisme » est le rêve éveillé d’une communauté parlant son langage. Depuis qu’il a perdu, ou liquidé, le petit groupe de zélotes auxquels il avait fait partager son rêve, on le voit éperdu, errant dans le monde d’une conférence à l’autre, rappelant incessamment ses mérites, gonflant son curriculum, se glorifiant d’être « le philosophe français le plus traduit à l’étranger », rageant de n’être point reconnu pour ce qu’il est, croit-il, l’égal de Descartes, Kant, Hegel.

Bref, il souffre. Je me garde d’en remettre. Je ne le hais point. Il n’y a pas si longtemps, il m’envoyait un mail chaleureux pour me féliciter du commencement de ma Vie de Lacan, m’encourageant à poursuivre. Traiter un vieux camarade de renégat et lui dire en même temps « Cher Jacques-Alain, bien à toi », c’est tout Badiou. C’est discordant. Il y a dans son usage de la langue commune un accent de singularité qui n’est qu’à lui.

Si j’ai piqué un fard mardi dernier, c’est que ce balourd de Badiou, comme vous dîtes, a touché un point qui est pour moi impossible à supporter. Pour un analyste, dans l’idéal, il n’y a rien qui soit impossible à supporter, mais nobody’s perfect. J’ai beaucoup sacrifié de mon temps et de ma vie à tenir parole. J’ai dit un jour à Lacan que j’écrirai tous ses Séminaires, et je l’ai fait. Ils ne sont pas encore tous publiés, mais tout est rédigé. A travers vents et marées, j’ai gardé ma foi à une femme. Je remue ciel et terre quand l’un des miens est menacé – et « les miens », cela va fort loin à mes yeux, car j’ai décidé une fois pour toutes que rien de ce qui est psychanalyste ne me serait étranger.

Je conçois le charme que d’autres trouvent à la trahison, au cynisme, à l’opportunisme supérieur (ou inférieur, selon les cas). Je ne juge pas. Talleyrand est un personnage de haut vol (si je puis dire, car grand voleur). Mais c’est Robespierre, l’Incorruptible, mon héros. Ma jouissance est attachée à la « fides » des Romains. Ce que signifie le mot de « renégat » est à l’opposé du principe (du fantasme) qui guide ma vie. Mon jus cogens subjectif m’impose de croire que « pacta sunt servanda« . Etc. Badiou est plus bête que méchant. Voyez sa politique : ce n’est pas quelqu’un de sérieux.

De plus, sachez qu’il n’est pas en privé ce qu’il est en public. Un ami commun, qui l’a pratiqué bien plus que moi – un déjeuner par an était depuis des années le régime de croisière de notre amitié – me disait encore récemment avoir constaté qu’Alain était aussi doux dans l’intimité que péremptoire et sans tact dans ses textes publiés. « Il vous accorde presque tout en privé, ce qui est agréable, et en public, c’est un autre homme. Cela me rappelle le mot d’Arletty sur Jouvet dans Hôtel du Nord, lorsqu’elle imagine qu’il va enfin l’emmener en voyage: « Cet homme-là, dans une gare, c’est un autre homme. » En vérité, dans le film, Jouvet la traite mal en privé, mais lui promet monts et merveilles en voyage. Sauf qu’il a rencontré une autre femme un peu avant, et que c’est elle qu’il emmènera en voyage ! »

Non, vraiment, ce thème de Badiou antisémite n’a pas mes faveurs.

A vous, cher Stéphane Zagdanski. On pourrait faire connaissance autour d’un café, qu’en dîtes-vous ?

Jacques-Alain Miller

Ce 4 mars 2013, à 19h 00


Paris, le 4 mars 2013

Cher Jacques-Alain Miller,

Merci de votre aimable lettre qui m’a bien fait rire, surtout aux dépens du si doux balourd… J’avais un peu l’impression d’écouter une shadchen (« marieuse » en yiddish) essayer de me vanter une vieille fille laide et acariâtre mais qui aurait si bon cœur !

Il faut que vous sachiez, d’abord, que ma conception de l’antisémitisme ne contient aucune goutte de moraline. Que chacun soit ce qu’il veut — et surtout peut —, je m’en fous royalement. Il est assez notoire, par exemple, que ni l’antisémitisme de Céline ni l’engagement nazi de Heidegger ne m’empêchent d’aimer profondément leurs œuvres. S’il fallait s’interdire toute considération pour tous les antisémites de l’Histoire — un peu comme le délicieux Jankélévitch s’était refusé à relire tout philosophe allemand après  la guerre (autant s’interdire de penser !) —,  il n’y aurait pas grand monde, hormis Heine, Freud, Kafka, Singer et Roth, à se mettre sous la dent !…

Que le ramassis mal rapetassé de Badiou, pompeusement titré Portées du mot « Juif » (paru en 2005) soit « antisémite » au sens complexe où je l’entends et le déploie dans mon essai, c’est une évidence. Selon moi, est conceptuellement « antisémite » quiconque est mis à la question par ce que vous nommez, avec raison, « l’équivoque » — Heidegger dirait la « Schwingung » : la « vibration du dire », ruinée par « le rigide rail d’un énoncé univoque ». Ça fait du monde, me direz-vous, et vous aurez raison ; c’est « le monde » en soi qui est « antisémite », puisque la mystique juive prétend que si Dieu est surnommé « Le Lieu », c’est « qu’Il est le lieu du monde, mais le monde n’est pas Son lieu ». Ce Dieu dont un autre surnom, prétendaient ces géniaux rabbins médiévaux décidément lacaniens, est « le Nom »…

Que Badiou soit fortiche en maths, ça m’impressionne personnellement assez peu. J’ai plus d’estime aujourd’hui pour les petits génies anarchistes qui « hackent » anonymement de grosses entreprises, démontrant ainsi qu’on peut faire une application anti-capitaliste des mathématiques. Nonobstant, les maths ne pensent pas, ce que démontre — même pas par l’absurde ! — ce con-fus de Badiou. Con-fus car il est con (il suffit de le lire sans être sous hypnose pour s’en rendre compte ; on peut en effet être cultivé, matheux, voire intelligent, et très con en même temps… tout est là), et il fuse (au sens classique : « Se dit de sels qui, sous l’action de la chaleur, se décomposent en éclatant avec une légère crépitation ») en rodomontades ridicules que ni Lacan, ni Foucault, ni Deleuze n’auraient eu la puérilité de proférer (« philosophe le plus traduit », etc.). D’ailleurs, de leur vivant, qui s’intéressait sérieusement au bedeau de Mao ?

Bref, nous sommes bien d’accord, Aloysius Baudruche est plus bête que méchant — être vraiment méchant réclame de ne pas être si bête… Mais il se trouve que lorsqu’un con-fus a la risible prétention de décider quel Juif est « grand » et quel ne l’est pas, j’ai celle, moi, de le railler ad vitam aeternam. Telle est ma part de chutspa (« effronterie » en yiddish).

Entendu en tout cas pour prendre un café quand vous voudrez ; étant insomniaque je suis assez libre de mon temps, et les débuts d’après-midi (à l’heure du café)  me vont donc très bien. Nous pourrons évoquer de bien plus belles filles à marier (je parle métaphoriquement des cerveaux, bien entendu) que la confuse Maritorne matheuse.

Cordialement.

Stéphane Zagdanski

* Pour lire « Bêtise de Badiou » (Extrait de « De l’antisémitisme ») de Stéphane Zagdanski, cliquez ici.