Si la presse sportive n’emprunte, a priori, rien aux méthodes du journalisme Gonzo, l’inverse, en revanche, peut nettement se discuter. Prenez le cas Hunter S. Thompson, incarnation du Nouveau Journalisme, et plus encore créateur du fameux genre « Gonzo ». Né le 18 juillet 1937 à Louisville dans le Kentucky, ce petit bonhomme chauve, malingre et dégarni va passer sa vie à trainer ses chemises hawaïennes aux confins de l’American Way of Life. Des années durant, il côtoiera tout ce que les Etats-Unis comptent de hors-la-loi, de déviants et autres artistes sous influences. Pour encaisser le choc de ces hasardeuses rencontres et en supporter les conséquences à la fois physiques et traumatiques, il faudra à Thompson un mental d’acier ainsi qu’une sérieuse constitution, deux atouts dignes d’un athlète de haut niveau. Tel un sportif gagnant sa réputation sur le carré vert, en « mouillant le maillot », c’est bien en donnant de sa personne que Thompson est devenu mythique, par l’expérience vécue subjectivement qu’il est rentré dans le cœur des lecteurs. Interrogé par les Inrockuptibles, le critique rock Philippe Manœuvre raconte[1] : « Hunter Thompson c’est une vie incroyable, pour nous les journalistes, il est le rebelle en chef, le modèle à ne pas suivre. Jusque là, le journaliste allait recueillir l’information. Lui se décrit la recueillant (…). C’était révolutionnaire ! » Révolutionnaire et risqué. Son reportage sur les Hell’s Angels est un parfait exemple de ce que coûte, physiquement, la pratique du journalisme gonzo. Une année durant, Hunter Thompson va s’immerger dans le quotidien imbibé d’alcool et sentant fort le cambouis d’une bande de motards à la réputation terrible. Viols, bagarres, deals en tous genres : on prête aux Hell’s Angels les pires intentions. Pour enquêter sur eux, Thompson va devoir fréquenter les bars les plus sordides de la Côte californienne, ferrailler au milieu des gros bras, engloutir les pintes de bières comme du petit lait. A ce stade, un petit rappel sur l’origine du terme « gonzo » peut s’avérer éclairant. Selon le journaliste Bill Cardoso et les versions divergentes, le mot gonzo proviendrait de l’argot irlandais, du patois québécois ou encore du portugais[2]. Il désigne un état, une victoire : celle du dernier homme capable de tenir debout après une nuit de soûlerie. Invariablement et tout entier gonzo le quotidien d’Hunter S. Thompson. Le journaliste-écrivain avait coutume de commencer sa journée vers 15h. Il revenait chaque jour à la vie au moyen de plusieurs verres de Chivas Regal, de cigarettes Dunhill et de rails de coke. La première gorgée de café ou le jus d’orange pressé n’arrivaient qu’une heure après, comme une plaisanterie[3]… Pour l’auteur, nul besoin de se fondre dans un personnage pour interpréter son propre rôle. Thompson était excessif, souvent plus dans l’outrance que les sujets hauts en couleurs de ses reportages. Malgré son style de vie peu commun, l’homme de lettres n’a jamais perdu de vue le récit. Voici d’ailleurs ce qu’écrit Thompson au début de son fameux reportage sur le gang de motards : « Bientôt, les Hell’s Angels seraient célèbres et honnis dans tout le pays, et leur image éclaboussée de sang, de gnôle et de foutre […]. Dans les six mois qui suivaient, de la côte Atlantique à la côte Pacifique, tous les patelins s’armeraient jusqu’aux dents à la moindre rumeur d’une invasion des Hell’s Angels. »
Comme l’écrivait Raphael Denys dans La Règle du jeu[4], l’exercice de New Journalism demande que l’on s’implique directement, sans faux semblant: « Les voies du Gonzo sont impénétrables pour qui refuse de descendre au fond du puits pour réveiller l’animal qui sommeille. » Un animal vous dit l’écrivain, et de poursuivre: « Pour Hunter, la vérité se cueille à mi-chemin entre le sujet et l’objet, les faits et leurs interprétations, en réalité, elle se dégage des analogies. Et non de l’information pure qui, au sens où nous l’entendons, n’est pas de l’ordre du dire. Car le dire suppose un sujet (un nom, un visage). C’est pourquoi partir en quête de la vérité sans engager sa personne n’est et ne sera jamais une option gonzo. » Comme l’athlète de haut niveau, le journaliste gonzo s’implique donc plus que de raison. Il joue avec la limite, la tutoie, marche sur le fil. Chez Thompson, comme chez le sportif de haut niveau, le spectre de la rupture n’est jamais loin. Tout doit aller vite, se vivre à fond. L’apologie de la vitesse, au sens propre comme au sens figuré, est d’ailleurs une constante dans l’œuvre de Thompson. Dans le reportage sur les Hell’s Angels, on ne compte plus les descriptions mythiques des Harley Davidson chevauchées par des hordes de motards bourrus. Les engins tracent, leurs moteurs vrombissent et la plume de Thompson s’emballe. Le style est rapide, nerveux. Hyperréaliste, Thompson emprunte également à l’argot des rues et au parlé jazz cher à Kerouac, son idole. « Certaines personnes vous diront que la lenteur est une bonne chose mais je suis ici pour vous dire que la vitesse lui est préférable. Je l’ai toujours pensé, en dépit du trouble qu’elle m’a causée. Être tiré d’un canon sera toujours mieux que d’être expulsé d’un tout petit tube. C’est pourquoi Dieu a créé les motos rapides, Bubba … » Amen !
De l’œuvre à la vie. Tel un pilote de formule 1 mort au volant de son bolide, Thompson a toujours préféré brûler son existence plutôt que de la consumer à petit feu, question de principes… Rattrapé par ses excès, la soixantaine bien installée, notre homme estime qu’il s’encroute dangereusement. Il cherche alors à faire semblant, tente, aussi bien que possible, de poursuivre son œuvre furieusement rock and roll mais le cœur n’y est (presque) plus. Retranché dans son ranch d’Aspen dans le Colorado, Thompson se fait alors lointain observateur d’un monde en mutation, un monde forcement moins excitant que du temps des Rolling Stones rois de l’univers. A dire vrai, cela fait plusieurs années que vivre ne plaît plus à Thompson. Alors, sans prévenir personne l’écrivain décide de prendre une mesure radicale : le 20 février 2005, à l’âge de 67 ans, il arme sa carabine et se suicide ! Féru de football américain, Hunter S. Thompson ira jusqu’à évoquer sa passion pour ce sport dans son ultime lettre à sa femme Anita : « La saison de football est terminée »[…] « Plus de jeux. Plus de bombes. Plus de promenades. Plus de distraction. Plus de dettes. 67 ans. J’ai dépassé de 17 ans la cinquantaine. C’est 17 ans de plus que ce que je voulais ou que ce dont j’avais besoin. Pas drôle. Je suis toujours insupportable. Je n’amuse personne. Tu te rends avide. Accorde ton comportement à ton âge avancé. Détends-toi, ça ne fait pas mal. »
Au delà de ses emportements restés légendaires, Hunter S. Thompson était un esprit rebelle, parfois violent, mais toujours animé d’un goût sincère pour la vérité. Ainsi, lorsque le rédacteur en chef de The Nation le missionne pour son fameux reportage les motards du Hell’s Angels, le journaliste cherche d’abord à briser les clichés consistant à ne voir en les membres du groupe que des brutes épaisses. Au terme d’un an et plusieurs mois d’enquête, notre homme se rendra à l’évidence : même si quelques « anges » étaient réellement de braves types, le gros des troupes lui paraît irrécupérable. Sur cette réalité, la plume de Thomspon ne mentira pas, pas plus qu’elle ne passera sous silence certains autres épisodes fâcheux, tel ce passage à tabac d’étudiants en bonne intelligence avec la police. La franchise de l’auteur finira par troubler ses relations avec le gang. Thompson finira tabassé par plusieurs bikers énervés après une sombre histoire de bouteilles promises par l’auteur mais jamais offertes. A moins que ce ne soit, comme l’explique le chroniqueur du Figaro littéraire Eric Neuhoff « parce qu’il refuse de partager ses royalties que les Angels abandonnent l’homme de lettres sur une route, à moitié mort et le crâne défoncé à coups de pierres… »
Puisque l’on vous dit que le gonzo est un sport (de combat) !
[1] Gonzo et rock : Hunter S. Thompson vu par Philippe Manœuvre. Interview de Pierre Siankowski http://www.dailymotion.com/video/xcqxck_gonzo-et-rock-hunter-s-thompson-vu_news
[2] http://articles.latimes.com/2006/mar/12/local/me-cardoso12
[3] Une journée d’Hunter S. Thompson: cocaïne, whisky, acide, cigarettes, écriture : http://www.lexpress.fr/culture/livre/une-journee-d-hunter-s-thompson-cocaine-whisky-acide-cigarettes-ecriture_1273158.html
[4] https://laregledujeu.org/2012/06/05/10098/hunter-s-thompson-un-ecrivain-dans-l’enfer-des-angels/