Je m’étais promis de quitter la planète Gonzo hier soir bien que je sache pertinemment ne pouvoir honorer ce genre de promesse. J’aime tirer la nuit en longueur et ne supporte rien moins qu’entrapercevoir quelque signe de reddition chez mon interlocuteur. La vie est courte, nous dit-on, et d’autant plus courte lorsque vous passez votre temps à écourter vos nuits. Qui puis-je ?

Je ne sais plus au juste comment nous en sommes venus, le Dr. Gonzo et moi-même, à évoquer Jimmy Carter, une chanson de Dylan au détour de nos divagations politiques, ou autre chose. L’Amérique complètement sonnée suite aux coups de poings assénés par les années Nixon. L’époque post-traumatique qui suivit la fin de la guerre du Viêt-nam et le fameux scandale du Watergate. Le mandat en demi-teinte de Jimmy Carter, impuissant (les mauvaises langues diront irrésolu) face à la révolution des ayatollahs iraniens en 79, à l’invasion de l’Afghanistan par l’Union Soviétique. Pour autant, me souffle le Dr. Gonzo, tu aurais tort de voir en ce Président (le 39ème si je ne m’abuse) futur prix Nobel de la paix un aimable petit poney géorgien dénué de détermination. Voir les accords de Camp David qui cèlent la paix entre l’Égypte et Israël, les traités sur le Canal de Panama, le traité SALT II sur la limitation des armements stratégiques, les campagnes de contre-propagandes orchestrées avec la CIA pour juguler l’expansionnisme soviétique en Europe de l’Est notamment…

Et de me tendre son article du 3 juin 76 publié une fois encore par Rolling Stone à l’occasion de la campagne présidentielle de cette année-là.

Au tournant de la présidence Ford-Carter, la position de Hunter vis-à-vis de la politique se fait de plus en plus transparente : l’engagé (ou l’enragé, c’est selon) a besoin de polariser de grandes causes vis-à-vis desquelles vous êtes acculés à vous prononcer pour ou contre. Je dis bien polariser et non problématiser les enjeux sociaux politiques. Or, en temps “normal”, époque dans laquelle semble, pour lors, entrer les États-Unis, les croisades cèdent peu ou prou la place à la complexité inhérente à la gestion des choses. Tâches réservées aux techniciens, aux politicards, non aux idéologues. Dit-on.

Mais qu’en est-il de la personnalité de Jimmy Carter ? Si l’on avait susurré aux oreilles de Hunter que Carter se présenterait aux présidentielles de novembre 76, il aurait probablement pouffé de rire et ne l’aurait pas cru. Dans son apparence, Carter n’avait rien qui le rende plus remarquable que n’importe quel citoyen américain moyen. Ce qui retint de manière décisive l’attention de Hunter et l’engagea en faveur du candidat démocrate, de sa personne, c’est ce fameux discours prononcé à l’Université de Géorgie un samedi de mai 1974. Tout à coup, il devint évident que Jimmy Carter incarnerait le retour à la normale tant attendu après la crise de confiance du peuple américain vis-à-vis du gouvernement. Un retour à la normale, autrement dit une renaissance de la fierté nationale et une rédemption indolore de toutes les horreurs et désillusions du Watergate. La nation cherchait un nouveau souffle et la population à être rassurée, on la comprend… Les gauchistes et les réformateurs des années 60 promettaient la paix, mais ils se sont révélés n’être que d’incompétents semeurs de merde. Leurs plans si parfaits sur le papier ont apporté le chaos et le désastre quand les vieux pros de la politique ont voulu les mettre en application. En fin de compte, non seulement la bataille fut extrêmement âpre, mais personne n’en ressortit gagnant. Ni l’aile droite, ni l’aile gauche. C’est dans ce climat délétère que Jimmy Carter apparut comme l’homme du “juste milieu”.

Et pourtant – ce qui aux yeux du Dr. Gonzo sauve tout – ce n’est pas le Président modéré qui prit la parole en ce mois de mai 74, mais le Gouverneur de Géorgie qui entendait rendre ses comptes à la brochette de pingouins en civil – juges, avocats et autres représentants du barreau – que Jimmy Carter avait dû se coltiner durant son mandat. Hunter n’en crut pas ses oreilles. Ce foutu géorgien était en train de dénoncer avec une éloquence inégalée le cancer du système judiciaire américain. Carter raillait et démolissait un système de justice criminelle qui permet aux riches et aux privilégiés d’éviter d’être punis pour leurs crimes et envoie les pauvres en prison parce qu’ils n’ont pas les moyens de payer le juge. Et de fait, le parterre de pingouins resta sans voix. Cette sainte colère dégrisa tout net Hunter qui se pochetronnait discrètement dans l’auditoire, et qui – du coup – au lieu d’aller rechercher une énième lampée de Wild Turkey dans le coffre de la bagnole qui les avait conduit jusque-là, prit son magnéto et s’empressa d’enregistrer l’allocution de l’improbable et pourtant futur Président des États-Unis. Carter racontait des choses du genre : je ne suis pas qualifié pour vous parler de Droit, cela dit je lis et j’écoute beaucoup. Celui qui m’a appris ce qui va et ne va pas dans cette société est un poète appelé Bob Dylan. Je suis fils de propriétaire terrien, mais je n’ai compris la vraie relation entre propriétaire et ouvriers agricoles qu’avec Aint’t Gonna Work On Maggie’s Farm No More.

Lorsque Hunter demanda à Jimmy Carter, dans l’avion qui les reconduisait à Atlanta, une copie de ce discours, Carter répondit : “Mais, il n’y a pas de texte”.

C’était de l’improvisation pure.

Une fois de plus, notre Dr. Gonzo se trouvait au bon endroit au bon moment.