Quarante ans après le scandale du Watergate

Notre époque a-t-elle perdu la moitié de la cervelle ? L’esprit de sérieux serait-il, sur l’échelle des nuisances, plus nuisible qu’une clope mentholée ou une bière sans alcool ? Le réchauffement climatique n’entraînerait-il pas subséquemment une congélation généralisée des synapses ? Quarante ans quasi jour pour jour après le scandale du Watergate, celui-ci, nous dit-on, fait encore couler beaucoup d’encre. Sans doute mais pour nous raconter quoi ?

Le mois dernier aux Etats-Unis, le journaliste Jeff Himmelman publiait un bouquin sur l’affaire et plus particulièrement sur l’enquête menée par Woodward et Bernstein qui avait précipité à l’époque la chute de Nixon et créé, par là même, un précédent dans l’histoire du journalisme d’investigation. Himmelman subodore donc que Woodward et Bernstein auraient quelque peu édulcoré leur récit (Les Hommes du Président, en 1974) notamment quant à la modalité de rencontres qu’ils eurent avec leur informateur Mark Felt alias “Gorge profonde”, numéro 2 du FBI à l’époque. Ce dernier plaçait-il vraiment un pot de fleurs sur son balcon quand il voulait les rencontrer ? Woodward et Bernstein auraient-ils menti – depuis quarante ans – en affirmant n’avoir jamais obtenu d’informations des membres du grand jury chargé des inculpations du Watergate ? Auraient-ils, comme les en accuse cet autre journaliste Barry Sussman, exagéré l’importance de Gorge profonde ? M’est d’avis que ce genre de crêpage de poils pubiens n’est pas pour redorer le blason de la profession, loin s’en faut. Et qu’on ne vienne pas me dire que le diable se cache dans les détails. On peut accumuler tous les pinaillages que l’on voudra, ils ne dissimuleront jamais la forêt d’ignominies imputables à l’administration Nixon. Je suppute à mon tour que Jeff Himmelman veut se payer du tirage sur le dos des “Woodstein”.  Car à l’évidence Himmelman pinaille. Himmelman pratique la tactique de la diversion pour vous chouraver l’autre moitié de cervelle qu’il vous reste. Qu’on le veuille ou non, Woodward et Bernstein resteront à jamais dans les anales des fouilles merde de génie. Car quand bien même “Gorge profonde” aurait agi par vengeance et pour son compte personnel, que certains ultra-conservateurs aient vu d’un très mauvais oeil le rapprochement diplomatique des États-Unis avec leurs opposants communistes (le tandem Nixon-Kissinger abandonne – mais à quel prix ! – le Viêtnam, reconnaît la Chine de Mao et négocie derechef avec l’URSS de Brejnev), et donc aient eu intérêt à liquider politiquement Nixon, n’invalide en rien le fond de l’affaire révélée par “Woodstein” comme l’on finit par les nommer. Affaire suffisamment sérieuse, en outre, pour qu’une Commission d’enquête sénatoriale soit mise en place de manière à y voir enfin clair dans cette nébuleuse. Au fil de l’instruction qui durera près d’un an et demi, les langues finissent par se délier et ce qu’elles se mettent sur le tapis n’est pas du joli joli, en gros : l’administration Nixon se torche avec la Constitution depuis le début. Souvenez-vous de la fusillade du Kent State University le 4 mai 1972. La Garde nationale ouvre le feu sur des étudiants venus manifester contre l’invasion américaine du Cambodge annoncée par Nixon le 30 avril. Parmi les manifestants : 4 morts, 9 blessés. Mais il faudra attendre le 12 juillet 74 pour que le rapport de la Commission flanque sous le nez du public la véritable nature du régime nixonnien qui, fin 72, avait été réélu à une majorité écrasante : Nixon désire le pouvoir tout entier ou pas du tout, Nixon crée une police parallèle, dirige lui-même la CIA, intensifie son système d’espionnage des opposants intérieurs à sa politique (écoutes téléphonique s- y compris au sein de la Maison Blanche, filature,s intimidations diverses, etc.) dans la plus parfaite illégalité. Le rapport de la Commission révèle encore le financement irrégulier de sa campagne de 72, mais enfin et surtout, que le Watergate n’était, en fait, qu’un élément d’une vaste opération d’espionnage politique dirigé depuis la Maison Blanche.

Alors pot de fleurs ou pas, le fait que Nixon ait eu finalement et légitimement à morfler est la seule question qui compte. Dans un long édito publié dans le Washington Post de dimanche dernier, Woodward et Bernstein se défendent sur les accusations portées par Himmelman et Sussman quant à la probité de leur bouquin, mieux ils rempilent : « Le Watergate sur lequel nous avons écrit dans le Washington Post de 1972 à 1974 n’est pas le Watergate que nous connaissons aujourd’hui. Ce n’était alors qu’un aperçu de quelque chose de bien pire. Et au moment où il a été forcé à démissionner, Nixon avait transformé la Maison Blanche, de manière notable, en une entreprise criminelle« . Interrogé le même jour sur CBS, Woodward précise : Ce sont en fait cinq guerres que Nixon avait lancé en tant que président, la première contre le mouvement pacifiste, la seconde contre la presse, la troisième contre les démocrates qui avaient failli lui empêcher de reprendre la Maison Blanche pour un second mandat. La quatrième était l’obstruction à la justice quand le cambriolage du Watergate a été couvert. Ensuite, ce qui est intéressant, c’est que Nixon n’a jamais arrêté. La cinquième guerre est contre l’Histoire”.

Et notre Dr Gonzo dans tout ça ? Où était-il pendant ce temps-là ? Que faisait-il tandis que Richard Milhous Nixon, son ennemi juré, mordait la poussière ? Le temps tourne et une soif immense me submerge tout d’un coup. Nous verrons cela demain.