J’ai eu la chance (le privilège ?) de voir le film le plus attendu – bien que non sélectionné – du prochain Festival de Cannes, «Welcome to New York» d’Abel Ferrara.
Je ne sais s’il s’agit de la version définitive – il y en a eu une vingtaine, dixit son producteur, Vincent Maraval, de durées diverses – mais elle est, je crois, proche de celle qui sera diffusée en VOD à partir du 17 Mai, et, peut-être, ailleurs.
J’avais toutes les réserves possibles sur le film : j’ai beaucoup aimé le Ferrara de « Bad Lieutenant » mais je l’ai un peu abandonné depuis ; je pense que Gérard Depardieu est le plus grand acteur français mais que cela doit bien faire une bonne quinzaine d’années qu’il ne m’a plus impressionné ; enfin j’aime DSK malgré les différents évènements qui ont jalonné sa carrière – surtout ces derniers temps – et j’ai eu l’occasion de le défendre ici-même quand il était attaqué, de façon effrayante, par Marcela Yacub.
Eh bien, je dois avouer que, hors une réplique ou deux qui pourraient passer pour antisémites – au moment où Jacqueline Bisset, qui incarne le personnage d’Anne Sinclair, reçoit le coup de fil qui lui annonce l’arrestation de DSK-Gérard Depardieu – et que, je l’espère, Abel Ferrara a coupées, «Welcome to New York» est un grand film.
Il marque à la fois le retour d’Abel Ferrara et celui de Gérard Depardieu, à qui un Prix d’Interprétation aurait été tout naturellement promis, si le film avait été en Compétition à Cannes.
Mais surtout, c’est un film qui n’est en rien caricatural sur DSK, comme cela a été écrit ici ou là par des gens qui ne l’ont pas vu.
Ce n’est pas non plus un film «scandaleux».
Qu’il soit favorable ou défavorable à DSK est une autre question qui dépend d’où chacun place sa propre morale.
Le film a un côté «brut» – qui est un peu la marque de fabrique de l’œuvre de Ferrara – et qui, vu le sujet, est non seulement un point-de-vue tout-à-fait admissible, mais peut-être la seule façon de parler de DSK et de son comportement. Et de le comprendre.
Car Ferrara fait de DSK un personnage de fiction.
Pas seulement en le faisant jouer par un Depardieu qui, malgré les différences physiques évidentes, réussit à lui ressembler de façon hallucinante : en l’ «habitant», et en faisant ressortir deux traits qu’il a en commun avec DSK, la passion pour le sexe et une forme de vulgarité.
Pas seulement en «oubliant» le côté factuel de la descente aux enfers de DSK, même si les lieux sont les mêmes – ou presque les mêmes –, jusqu’au commissariat tourné dans un vrai commissariat avec de vrais policiers new yorkais.
Pas seulement en s’affranchissant de la chronologie de l’histoire pour n’y prendre que ce qui l’intéresse pour sa narration.
Mais en faisant de Dominique Strauss-Kahn (et, bien sûr, d’Anne Sinclair) des personnages d’une tragédie moderne. Une tragédie moderne dont le sexe, l’amour, l’argent et la gloire sont le moteur. Comme ils le sont dans les tragédies grecques ou dans celles de Shakespeare. Des tragédies dont les héros sont, eux-aussi, largement inspirés de faits réels.
DSK, vu par Ferrara, est un obsédé du sexe qui voit en chaque femme non «un obscur objet du désir» à la Bunuel mais un rouage de cette grande machine du sexe que montrait Jean-Luc Godard dans une scène célèbrissime de «Sauve qui peut la vie».
Cela donne évidemment des scènes hallucinantes qui pourraient passer, ailleurs, pour pornographiques. Mais c’est aussi ce qui lui permet de ne pas s’appesantir sur la fameuse «affaire du Sofitel», qui n’est qu’un élément parmi d’autres de cette «entreprise du sexe» que semble avoir créée le DSK de Ferrara. La pauvre Nafissatou Diallo n’étant, dans cette optique, qu’une femme parmi d’autres, la question du viol devenant sans objet.
C’est discutable mais pas idiot.
Cela permet, en tout cas, de comprendre ce qui meut DSK. Ce qui lui fait prendre toutes les femmes pour des objets sexuels et tous les palais de l’économie mondiale pour des lupanars.
L’argent et le sexe: un thème qui est à la base du désir de cinéma, qui est à la base de beaucoup des films les plus importants de l’histoire du cinéma, et qui est à la base de l’œuvre de Ferrara. Dans tous ses films.
On comprend mieux pourquoi Ferrara a eu l’envie de s’emparer de cette histoire.
Il serait en effet stupide de n’y voir qu’un besoin de scandale – même si, forcément, il y en aura – car «Welcome to New York» est un film beaucoup plus important que cela : qui parle de l’addiction (au sexe), de la soif de pouvoir, de la fascination pour sa propre chute.
Ce sont des thèmes essentiels.
Qui dépassent largement les personnes, celles-là bien réelles, d’Anne Sinclair et Dominique Strauss-Kahn, dont on comprend bien sûr l’agacement, pour ne pas dire plus. Mais, quand une histoire personnelle devient universelle – pas seulement à cause de sa médiatisation –, faut-il l’occulter ? A-t-on le droit d’en faire une œuvre ? Faut-il attendre cent ans pour cela ?
C’est une vraie question.
Abel Ferrara l’a résolue en vrai créateur. En en faisant une œuvre, sale, dégoûtante même, plutôt mal pensante, mais qui n’a rien de vulgaire et qui, surtout, n’a rien de journalistique. Avec des personnages qui, justement parce qu’ils sont vrais, parce qu’ils sont vus de l’intérieur, comme seule une fiction peut le faire, nous touchent.
Est-ce que ce n’est pas cela le plus important dans cette affaire ? Est-ce que ce n’est pas, finalement, la meilleure façon, même pour ses protagonistes, de s’en sortir ? En dépassant les faits pour mieux les oublier ? Puisque, de toute façon, que l’on aime DSK ou pas, personne ne pourra gommer l’image de cet homme poussé, enchaîné, vers son supplice, et diffusée sur les chaînes de télé du monde entier ?
Seul le cinéma peut essayer de la remplacer par une autre.
J’ai vu Welcome to New York
par François Margolin
12 mai 2014
Quand Abel Ferrara fait de DSK un personnage de fiction.
Très bien vu cet article ; oui la mise en fiction doit purger nos passions publiques/politiques… Définition de la « catharsis », n’est-ce pas ? Dommage cependant que cela ne soit que de la télévision et pas du cinéma ; car alors j’aurais été le voir… Jamais aimé la télé : presque rien à « voir » comparé à disons n’importe quel Jean Epstein qu’on peut voir en ce moment à la Cinémathèque française.
Ca fait du bien de savoir qu’il existe encore des cinéastes! Car en effet le sujet est universel.
J’ai hâte de voir!