Le penseur dit : « Méfions-nous de ceux qui veulent remplacer la philosophie par la musique. » Dans ce cas, il faudrait brûler le Tristan de Wagner. Il est l’Opus metaphysicum pour Nietzsche ; des années après avoir déboulonné l’idole de Bayreuth, il continue encore de craindre la « suave infinitude » de Tristan. Main dans la main, Rolland et Suarès s’inclinent devant ce « Parthénon nocturne de la nuit musicale. » Debussy se défie du néant qui pointe derrière son rougeoiement crépusculaire, Claudel y voit une conspiration de la chair contre Dieu. Extase mystique, hystérie, transe, noces barbares… Tristan fut pour ses contemporains et les générations suivantes ce que le philtre d’amour est aux amants, une enivrante liqueur autant qu’un terrible poison.
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Tristan et Isolde était à l’Opéra de Paris jusqu’au 4 mai, et pour la première fois sous la direction de Philippe Jordan. Il s’agit d’une reprise du spectacle imaginé en 2005 par Peter Sellars et le vidéaste Bill Viola, auquel le Grand Palais consacre actuellement une rétrospective. Cette production, sans doute l’une des plus séduisantes consacrées à Wagner en ce début du XXIème siècle, place au cœur de son propos le rêve sombre et obsédant du compositeur, celui de la délivrance.
En 1857 Wagner a lu Schopenhauer et la poésie hindouiste. Perdu dans les affres de la composition du Ring, amoureux transi de Mathilde, la femme de son mécène, et faisant feu de tout bois, il imagine « quelque chose d’effrayant » ; une mise à mort de la raison sous le fouet du désir ; un hymne à la nuit, dont les ombres mystérieuses rétablissent l’unité du monde, contre le jour aveuglant et ostentatoire. Wagner épure à l’extrême le récit médiéval pour n’en garder qu’un thème directeur: l’amour courtois et l’idéal chevaleresque saccagés par l’ivresse de la passion, Dionysos contre Apollon, l’oubli contre la civilisation. Tristan et Isolde ne s’aiment que pour apprendre à mourir, ils appellent de leurs vœux cette jouissance définitive par laquelle la chair embrasée libère l’âme qu’elle garde enclose. L’idée n’est pas nouvelle. On la retrouve, éclatée au fil des siècles, mais Wagner la condense et l’affirme avec une telle volonté qu’elle conduit le romantisme à son paroxysme. Le chant d’amour est une longue agonie où se résout l’angoisse de la mort, la seule délivrance possible. Au dernier acte, exsangues, écrasés par la démesure d’un amour que rien n’assouvit, il faut les entendre, les amants éternels, leurs râles ne sont qu’une seule et même prière : la nuit, la nuit, enfin. Et derrière ces appels, une longue coulée musicale, languissante et mélancolique, aux méandres infinis, par instants un fleuve de feu, et qui ne rejoint l’océan qu’avec la mort d’Isolde. « Höchste Lust »
Un ami me faisait remarquer à quel point le texte de Wagner parait suranné. Le compositeur, prosateur ronflant, est encore plus mauvais versificateur. « Isolde ! Tristan ! Tristan ! Isolde ! » — N’en jetez plus ! Qu’ont-ils à toujours bêler l’un après l’autre, même réunis ? Comme souvent chez Wagner, les protagonistes s’avouent leur amour en se nommant. À plus forte raison ici où il faut que le nom cède ; dit et redit, chanté et crié, il doit abjurer l’individu, ne plus être qu’un son où l’autre se coule tout entier. Et lorsque Tristan expire dans les bras de l’amante, c’est lui-même qu’il regarde. Tout doit se fondre. Dans la Nuit d’amour, la suivante d’Isolde, guettant l’aube au pied du bosquet où se retrouvent ses maîtres, mêle son chant au leur quand elle devrait hurler pour les sortir du rêve. N’est-elle pas, elle aussi, gagnée par l’ivresse des amants ? Le flot qui les enveloppe menace de l’engloutir. Dans la nuit du monde, les mots ont perdu leur signification, le sens n’est plus que dans la musique, cette pulsation universelle dont l’enchantement habille un cor de chasse des murmures d’une eau vive.
Les images que Bill Viola pose sur Tristan procèdent du même prestige. La flamme s’y change en écume, et les corps enlacés se dissolvent dans les ténèbres. La vidéo est aussi un moyen de subsumer l’ambition wagnérienne, celle d’une œuvre d’art totale à laquelle le XXème siècle ajoute l’image cinématographique. Si le caractère initiatique des projections, dans l’acte I, parasite par instant ce qui se passe sur scène, et ce malgré une direction d’acteurs marmoréenne, la magie aux deuxième et troisième actes opère. La succession de visions éminemment oniriques double la fable d’un charme hypnotisant qui culmine dans le Liebestod, la transfiguration d’Isolde, cet abîme où Wagner précipite l’idéal romantique. Quelques effets encore, d’une simplicité et d’une efficacité redoutables ; ainsi les lumières de la salle, brutalement rallumées quand l’arrivée du roi Marke, aux derniers instants de l’acte I, sépare le couple. La fin du rêve arrache aussi le spectateur à l’illusion dramatique.
Sous la baguette de Philippe Jordan, et après un Ring superbe, l’orchestre de l’Opéra de Paris affirme sa splendeur avec Wagner. Contemplatif dans les préludes sans jamais perdre de sa fougue, il est tout le long de l’œuvre d’une subtilité rare, laissant, au milieu de la masse orchestrale, respirer chaque instrument comme pour rappeler que derrière l’universel se joue d’abord un drame humain. Sur scène Violetta Urmana, qui succède à l’immense Waltraud Meier dans la première distribution de ce spectacle, est, malgré des aigus stridents par moments, une Isolde magnifique. À l’acte I, lorsqu’elle ordonne aux vagues d’engloutir le navire qui la conduit en Cornouaille, sa fureur est foudroyante. Le Tristan de Robert Dean Smith est un peu faible dans l’acte III, mais devrait-il en être autrement pour ce dernier soupir d’amour ? Pourtant, il passe difficilement après le roi Marke de Franz-Josef Selig, d’une profondeur de timbre bouleversante, et dont le désespoir à l’acte II, sans larmes ni trémolos, est déjà une résignation face à la tyrannie du désir. À lui peut-être le constat le plus lucide sur cette passion qui doit se consumer avant de consumer le monde: « Tot denn alles ! Alles tot ! »