Monter La Walkyrie est une gageure. Tempête, duel, chevauchée fantastique, effets pyrotechniques… bien des metteurs en scène s’y sont cassés les dents, à commencer par Wagner. Lors de la création de la Tétralogie, en août 1876, La Walkyrie et le reste du cycle tournent au ridicule, écrasés par le réalisme sans concession que le compositeur exige. Wagner en sort profondément abattu. Plus récemment le Ring de Bob Wilson pour le théâtre du Châtelet, en 2005, a vu sa Walkyrie éreintée par la critique. En mai 2010, la version de Günter Krämer ne s’en tire guère mieux. Ce dernier avait promis pour le Ring du bicentenaire de retoucher son tableau. Le résultat n’est pas toujours à la hauteur des attentes, loin s’en faut.

Wagner, reductio ad Hitlerium

Krämer continue de faire dialoguer le mythe avec l’histoire en inscrivant le propos au sein d’un espace social. Mais lorsque « Germania », la sinistre utopie hitlérienne entrevue dans L’Or du Rhin prend corps, l’ensemble verse dans la caricature. Dès le premier acte Hunding et sa horde revêtent les habits d’un groupuscule de néonazis, crissant dans leurs longs imperméables de cuir avec sabres et bottes de chasse. Le mur de briques du décor est celui d’une prison ou d’un camp. Comme souvent, la fameuse Chevauchée des walkyries paye le plus lourd tribut, et l’on se dit que ce morceau de bravoure, trop gâté d’avoir été cuisiné à toutes les sauces, ne sert plus que de refuge aux fantasmes visuels des metteurs en scène contemporains. Les walkyries, transformées en infirmières des années trente, toutes éclaboussées du sang des cadavres qu’elles charrient, esquissent un ballet d’aliénés. Face au décorum historique, nous sommes nécessairement renvoyés à l’organisation scientifique et industrielle de la Shoah. L’image était déjà assez flagrante sans y ajouter cet improbable escadron d’exterminateurs, sorti de nulle part et dont la chorégraphie mécanique semble à chaque instant retenir un salut nazi. Wagner, reductio ad Hitlerium

La lente débâcle des dieux

Pour autant, la mise en scène de Krämer, si elle ne brille guère par son originalité, ne mérite pas une condamnation totale. Certains aspects de la dégénérescence du monde, à mesure que celui-ci se politise, sont encore traités avec intelligence. Inconsciemment, les dieux ont fini par intégrer la déchéance qui les menace : ils se sont embourgeoisés. Ils ont laissé à L’Or du Rhin leurs figures et poses de stars de cinéma. Wotan, en complet-veston, manteau de fourrure et verres fumés, a tout du capitaine d’industrie ou d’un parrain de la pègre. La colère de Fricka fait trembler les pans incarnats de sa longue robe de courtisane du Second Empire. Les pommes d’or que distribuait jadis Freia roulent au sol comme des fruits pourris. La scène est encombrée de tables et de fauteuils autour desquels s’organise un jeu du chat et de la souris. Les rideaux qui tombent successivement rétrécissent l’espace, réduit par moments à une simple corniche au bord de la fosse d’orchestre. Il s’en faut de peu pour que tous ces personnages ne retournent au néant qui les a vus naître. Cette Walkyrie réserve quelques beaux tableaux. Dans les premières scènes un jeu d’ombres projetées sur un grand mur de brique unit Siegliende et Siegmund avant même la révélation de leur parenté. Le jardin de cerisiers baigné aux rayons argentés d’un clair de lune, apparu subitement au milieu du duo d’amour, a son origine dans le discours de Siegmund :

« L’âpre hiver fit place

À la lune voluptueuse, –

D’une douce lumière

Brille le printemps […]. »

Pour la dernière scène, l’échafaudage qui figurait les marches du Walhalla dans L’Or du Rhin sert de sanctuaire au sommeil de Brünnhilde. Déposée sur ce seuil, la vierge est arrêtée entre monde terrestre et monde céleste, le cycle entier reste en suspens entre ces deux univers car ce n’est qu’avec le Siegfried que l’humanité prend le dessus. Néanmoins l’Incantation au feu, prétexte d’un ballet kaléidoscopique de la part des projecteurs, verse à force de fumées dans le son et lumière quand on voudrait plus de raffinement pour le final pianissimo d’un tel opéra.

Du côté de l’orchestre Philippe Jordan est magnifique. Sa conduite méticuleuse, attentive du moindre détail, révèle ici des couleurs inattendues, sublime de nombreux moments de suspension sans entraver l’urgence dramatique. Le plateau vocal, cependant, reste assez inégal. Stuart Skelton (Siegmund) et Martina Serafin (Siegliende) forment un beau couple auquel Günther Groissböck oppose le timbre glaçant d’Hunding. Martina Serafin est particulièrement ardente dans l’acte III. Mais de bout en bout le Wotan d’Egils Silins manque un peu d’envergure. On le sent mal à l’aise face à l’exaspération virtuose de Sophie Koch (Fricka). Mais les faiblesses de la voix trahissent aussi les fêlures du personnage. Alwyn Mellor est une Brünnhilde au timbre de cristal, léger, mais parfois trébuchant, notamment lors des fameux appels qui ouvrent le deuxième acte.


Information

Die Walküre

Première journée en trois actes du festival scénique L’Anneau du Niebelung (1849-1876)
Musique de Richard Wagner (1813-1883)
du 17 février au 10 mars 2013, reprise le mercredi 19 juin 2013

Philippe Jordan Direction musicale
Günter Krämer Mise en scène
Jürgen Bäckmann Décors
Falk Bauer Costumes
Diego Leetz Lumières
Otto Pichler Chorégraphie

Stuart Skelton Siegmund
Günther Groissböck Hunding
Egils Silins (17, 20, 28 févr. 6 mars) / Thomas Johannes Mayer (24 févr. 3, 10 mars) Wotan
Martina Serafin Sieglinde
Alwyn Mellor Brünnhilde
Sophie Koch Fricka
Kelly God Gerhilde
Carola Höhn Ortlinde
Silvia Hablowetz Waltraute
Wiebke Lehmkuhl Schwertleite
Barbara Morihien Helmwige
Helene Ranada Siegrune
Louise Callinan Rossweisse
Ann-Beth Solvang Grimgerde

Orchestre de l’Opéra national de Paris