Kevin Mouche est un ado quelconque, qui s’ennuie au collège, qui s’ennuie à la maison, qui passe ses nuits à jouer sur sa console à des jeux de guerre ou de foot. Un ado, quoi, comme il en existe des centaines de milliers. Mais Kevin Mouche, petit insecte insignifiant, est distingué par un producteur de téléréalité. Il va être filmé dans son quotidien, et ce sont les spectateurs qui vont décider de toutes les bifurcations de sa vie, et de celle des siens – parents, sœur, copains. « Comment veux-tu que Kevin s’habille aujourd’hui ? Envoie par SMS au 3689 ‟tee-shirt” ou ‟marinière”. Tu as une minute pour voter ». Kevin a été choisi, et dès lors il n’a plus le choix. Il est l’élu d’une société télévisuelle – on ne peut plus dire cathodique, à l’ère des écrans plats – qui propulse l’insignifiance au rang de phénomène. Nabilla, quand tu nous tiens…
Kevin devient la marionnette du producteur Antoine Soro – et dans le double O de ce nom, comme un double zéro, on lit et voit le permis de tuer et le néant intégral. Soro est une caricature au carré du producteur tv tel que le public l’envisage ou le fantasme : snobissime et définitivement dans le coup, s’abreuvant de vodka-fraise-goyave, se nourrissant de Xanax, et ne parvenant pas à trancher sur l’expression appropriée : doit-on dire « chez Costes » ou « au Costes » ? Son credo, c’est « Amuser. Divertir. Amuser ». Ligne de conduite dont il n’a pas dérogé, lui qui a déjà produit des shows aux titres terrifiants, terrifiants parce que bientôt probables : « Être une star avant le bac », « Mon incroyable brunch », « On a échangé nos cancers », et « Qui veut euthanasier mon père ? », l’émission qui a – tout de même – provoqué sa chute. Avec « La Vraie Vie de Kevin », Soro veut remonter la pente. Son concept, il en est persuadé, drainera beaucoup plus de parts d’audience que l’émission de la chaîne concurrente « Le Grand Concours des Chômeurs ». On l’aura compris, Baptiste Rossi choisit l’acidité, le burlesque et la dissonance pour dépeindre un monde – le nôtre, ou à peu près. L’outrance poussée au grotesque est une manière redoutablement efficace de toucher juste.
La vie de Kevin devient donc « vraie », mais cette vérité télévisuelle, manœuvrée officiellement par les votes des spectateurs, est un scénario écrit à l’avance, bien entendu. Il faut que les parents divorcent, il faut provoquer la jalousie des copines et des copains de classe. Il en faut toujours plus. Inviter, par exemple, Lady Gaga et George Clooney dans un pavillon de banlieue, à moins que ce ne soient leurs sosies, mais quelle importance ? Il faut pousser la logique jusqu’au viol, jusqu’au meurtre. Mais surtout, il faut donner au téléspectateur l’image rassurante et consensuelle de la bassesse et de la trahison, de la compromission et de la soumission. Car c’est cela qui fait le show, et qui fait l’audience. Le petit monde de Kevin tire la ménagère de moins de 50 ans vers le bas, évidemment. C’est le but. « ‟La Vraie Vie de Kevin” doit se consommer sans difficulté. Vous voyez un Mars glacé ? On le mange même si on n’a pas faim. Nous devons faire de la télé Mars glacé. That’s the point. Mars glacé. C’est tout. Pas plus compliqué ».
La réflexion de Kevin bute toujours au même mur : « La vie est compliquée » est son leitmotiv. Sa vie est, effectivement, passablement compliquée, les caméras, les votes SMS, les rapports avec les filles, les relations avec les parents… Mais elle ne lui apparaît en aucun cas comme « complexe ». La vie, Kevin l’envisage à l’aune du désœuvrement et du désert culturel, de l’immanence et de la satisfaction immédiate des désirs. S’il se projette dans l’avenir – et cette projection deviendra réalité – c’est uniquement sur le mode de la consommation, du fric et de la célébrité : belles bagnoles, filles magnifiques, résidences de luxe, oisiveté, reconnaissance médiatique, le tout résumé dans l’expression « Alfred, le minibar », sorte de refrain lancinant qu’il entonne chaque fois que la situation devient, justement, complexe. L’absence de profondeur est bien entendu la marque de la téléréalité et de ses candidats. Faire du show avec du vide.
Mais Baptiste Rossi ne s’arrête pas à la seule téléréalité. Son texte est bâti en chapitres alternés – Kevin, Antoine et Michàlis, le présentateur. Et à l’intérieur du texte, au milieu de voix qui chacune s’exprime selon un registre propre, apparaissent des incises en italiques. Il s’agit de SMS, de statuts Facebook, d’alertes et de fil d’actualité du monde.fr. « À quoi jouent nos enfants ? Invasion d’ornithorynques à Melbourne. […] En banlieue, Noël est une fête comme les autres. Régime pair/impair : le succès ne se dément pas. L’Ouganda au bord du gouffre »… ad libitum. Ce défilé de gros titres sur les écrans des smartphones, sans mise en perspective ni développement, fait partie intégrante du roman. Rossi se met également en scène sur le mode de la dérision : il apparaît en tant que romancier, auteur de La Princesse de Monaco et Je te dis que je t’aime très fort, donnant des conseils de scénarisation à Soro au cours d’une soirée branchée. Rossi met dans la construction de La Vraie Vie de Kevin la complexité qui fait défaut au monde qu’il dépeint. Son écriture est sculptée : longues phrases parfois digressives créant une narration contraire aux pauvres dialogues échangés entre les personnages. « La littérature commence là où la police s’arrête » lit-on dans l’adresse au lecteur qui ouvre le roman. Rossi montre que la littérature commence également là où s’arrête le vocabulaire de ses personnages, celui de la bande d’adolescents et celui des décideurs de la télévision.
Baptiste Rossi est un tout jeune auteur d’à peine vingt ans. La Vraie Vie de Kevin est son premier roman. Il y déploie un vrai talent puisant aux sources de l’anticipation sociale. Mais, au fond, sous ce titre en allitérations javanaises se cache un conte contemporain qui décrit une société du vide spectaculaire tout juste anticipée, à peine à venir, dont on peut déjà vérifier les dégâts.

Un commentaire

  1. Epoustouflée par tant de talent.

    Baptiste Rossi est à découvrir d’urgence!!!!!!!!!!!!!!!!