« Pour célébrer le moment où l’autorité autorise ce qui était interdit, les antisémites se réunissent ; ils ne deviennent un collectif que dans ce dessein commun. Leur clameur est le rire organisé »
Theodor W. Adorno. Minima moralia.
Le libre débat et la libre-expression-des-libres-opinions qui déferlent à propos de l’affaire Dieudonné, de la circulaire Valls, puis de l’ordonnance du Conseil d’Etat, sont une nouvelle illustration de l’atermoiement et de la mollesse de la pensée, c’est à dire du règne de la bêtise.
La circulaire Valls, révélatrice de la bêtise post-moderne…
C’est à Vienne le 11 mars 1937, à l’invitation du Werkbund autrichien que Robert Musil prononça une conférence sur la bêtise[1], sujet auquel il réfléchissait depuis de nombreuses années déjà. Il la commence ainsi : « Quelqu’un qui entreprend de parler de la bêtise court aujourd’hui le risque de subir quelque avanie : on peut l’accuser de prétention ou de vouloir troubler le cours de l’évolution historique. J’ai écrit moi-même il y a quelques années déjà : « si la bêtise ne ressemblait pas à s’y méprendre au progrès, au talent, à l’espoir et au perfectionnement, personne ne voudrait être bête ». C’était en 1931 et nul ne s’avisera de contester que le monde, depuis, n’ait vu nombre de progrès et de perfectionnements ! Ainsi est-il devenu peu à peu impossible d’ajourner la question : ‘‘qu’est-ce que la bêtise ?’’ ».
Abordant cette même question aujourd’hui devant les débordements d’opinions suscités par la circulaire Valls, puis par l’ordonnance du Conseil d’Etat, je ne peux m’empêcher de ressentir la même crainte que l’on m’accuse de prétention ou de vouloir troubler non pas l’ordre public mais le cours de l’histoire et du progrès. Même si, heureusement, l’histoire ne s’est pas mise à bégayer en redonnant au nazisme un rôle historique de premier plan, il n’en reste pas moins que celui-ci redresse la tête avec arrogance et s’exprime fort et clair. C’est bien cependant au nom du progrès, de la défense de la liberté d’expression attaquée par un gouvernement accusé d’être liberticide en la personne de son ministre de l’Intérieur, que se répandent un peu partout aujourd’hui les hérauts et les héros courageux de cette noble cause.
Un peu plus en avant dans sa conférence, Musil précise : « Il n’est pas une seule pensée importante dont la bêtise ne sache aussitôt faire usage ; elle peut se mouvoir dans toutes les directions et prendre tous les costumes de la vérité. La vérité elle, n’a jamais qu’un seul vêtement, un seul chemin : elle est toujours handicapée. La bêtise dont il s’agit là n’est pas une maladie mentale ; ce n’en est pas moins la plus dangereuse des maladies de l’esprit, parce que c’est la vie même, qu’elle menace». Je souscris entièrement à ces propos de Musil. Chacun, m’ayant lu et pour autant qu’il s’en donne la peine, pourra mesurer combien leur actualité est patente.
Dans le concert des avis aussi définitifs qu’approximatifs à propos de la circulaire Valls et de l’ordonnance du Conseil d’Etat, on assène les jugements les plus sévères et les plus alarmistes, sur une procédure qui s’effectue pourtant dans le cadre strict du droit et qui a pour objet de faire intervenir des préfets pour que ces magistrats que sont les maires puissent interdire la tenue des spectacles-meetings de ce sinistre histrion. On y assène ces jugements dans l’ignorance totale de ce qu’est notre droit, de ce qu’il dit et de ce qu’il peut.
Ainsi Sergio Coronado, député Europe Ecologie les Verts, estime[2] que la pédagogie est aussi nécessaire que la loi pour lutter contre l’antisémitisme. Et qu’interdire les spectacles de Dieudonné serait inefficace et dangereux. Sergio Coronado, dans l’ignorance totale de ce que sait tout pédagogue, juge que la sanction n’a pas de caractère pédagogique. Il faudrait donc faire acte de pédagogie envers Dieudonné ou bien envers le public qui vient s’en repaître en toute connaissance de cause. De quelle pédagogie magique dispose Denis Coronado ? Il juge aussi qu’interdire un spectacle ( ?) où sont exprimées les opinions insupportables et criminelles d’un multirécidiviste de nombreuses fois sanctionnées par les tribunaux est inefficace et dangereux : « (…) Notre groupe parlementaire( = EE-LV) refuse le piège tendu par le ministre de l’Intérieur qui consiste à nous demander de choisir entre l’antisémitisme et l’Etat d’exception. » Il insiste : « Il ne faut pas que sous couvert de lutter contre l’antisémitisme de Dieudonné, on puisse porter atteinte aux libertés fondamentales. Cela irait à l’encontre de notre conception de la démocratie (…) Depuis la Révolution, on sait que la maxime « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » peut s’avérer dangereuse». Quel sens de la mesure, et quelle rigueur historique : nous sommes devant le risque d’un état d’exception, et devant celui de la Terreur révolutionnaire combattant la contre révolution. Saint-Just à l’Hôtel de Beauvau, rien de moins.
Pas tué par le ridicule, l’ex-député PC, Jean-Claude Lefort, déclare sur Facebook, à propos de la même décision : « L’avis (du CE) est de toute façon discutable. Dont acte de la décision. Je dis et répète que vouloir isoler les Juifs du peuple français est une faute très grave. Plus qu’une faute. C’est un problème universel. A dire à BHL qui parade sur BFMTV. » et sur Valls « Je pèse mes mots : vous n’êtes pas un républicain Monsieur Valls. Pas un républicain français. »
En somme, ce grand stratège de l’extrême ( ?) gauche, estime qu’il ne fallait surtout pas engager de procédure. Le faire, c’est s’exclure de la République française. Et c’est « isoler les Juifs du peuple français ». Ce qui est « plus qu’une faute ». Plus qu’une faute… ? Un délit ? Un crime ? Un péché mortel ?
Répondre par la loi pour sanctionner un acte délictueux qui exclut par racisme une partie de la population de la communauté nationale, c’est plus qu’une faute.
En somme, selon une tradition bien établie, une partie de la gauche française s’habille de rouge et de brun, préfère défendre un antisémite abject ou adopter une attitude conciliante au nom de la liberté et attaquer Manuel Valls qui serait aujourd’hui, le vrai danger.
Décidément, cette affaire, qui ne fait que commencer agit comme un vrai révélateur de la bêtise. Mais aussi de l’ignominie.
… notre nouveau nihilisme.
Pourtant plus experts en matière juridique que nos plus éminents juristes, – nos défenseurs des libertés en danger déferlent et se répandent en tweet, en billets Facebook, en pages débats des journaux, dispensant leurs petites leçons de moraline, -par quoi Nietzsche désignait la morale du ressentiment, que nous étendrons aujourd’hui à celle des esprits « bien pensants » -, poussant des cris d’orfraies devant les insupportables atteintes-à-la-liberté-d’expression-et-de-création-d’un-artiste. On jauge, on juge, on apprécie en fonction d’une morale autant droit-de-l’hommiste qu’individualiste, – car chacun à son opinion n’est-ce pas et a le droit de l’exprimer. Chacun é-va-lue, et dit le Bien, le Juste et le Vrai, droit-de-l’hommistement. Et comme toutes les opinions prétendent valoir également, et puisque toutes valent, aucune ne vaut. En ceci réside notre nihilisme post-moderne.
J’emprunte ce terme à Nietzsche car il me semble particulièrement utile pour nous aider à penser et à comprendre les étranges phénomènes qui se manifestent aujourd’hui. Qu’entend-il par là ? Il est le symptôme d’une modernité européenne rongé par le « sentiment creusant du rien ». Dans ce livre peu aisé qu’est la Généalogie de la morale, il explique qu’il ne s’agit pas d’un phénomène psychologique mais d’un processus culturel, transhistorique en ce sens qu’il a commencé dans la Grèce ancienne avec Socrate et en grande partie avec Platon aussi. Si Nietzsche est le philosophe muni d’un marteau, il s’agit de cet outil qui permet à l’orfèvre de scruter et de sonder la qualité du métal précieux dont sont faits les objets d’orfèvrerie, et non comme le prétend un certain philosophe auto-proclamé prétendument nietzschéen[3] qui a conquis une certaine vogue aujourd’hui, de cette masse qui permet de fracasser les idoles. Le nihilisme n’a rien à voir avec un acte de destruction et d’anéantissement accompli par le philosophe nietzschéen. Celui-ci ausculte, évalue les valeurs. Tout va en s’abaissant, en devenant plus insignifiant, plus médiocre. Les hommes deviennent fatigués d’eux mêmes. Au lieu que nos forces s’accroissent, que notre santé s’affirme, par ce processus culturel, lentement, progressivement, nos valeurs s’auto-dévalorisent et finissent par se retourner contre elles-mêmes. La façon dont nous voulons nos valeurs nous échappe. De ces valeurs que nous voulons, nous ne pouvons rendre raison même si nous prétendons rendre raison de tout[4]: pourquoi vouloir le vrai et non pas plutôt le faux ? Ou l’illusion ? De même aujourd’hui, nous voulons la démocratie. Mais notre façon de la vouloir pour certains, consiste à l’abaisser, à la dévaluer, à lui enlever la force qui la nourrit et la fonde, celle de la loi. D’où cet étonnant retournement qui affirme vouloir une démocratie du laisser-faire et du laisser aller, où la sanction, loin de poser les limites qui seules rendent possible l’espace d’un vivre ensemble dans la liberté de chacun en excluant l’abjection raciste, la tolère et dénonce la sanction comme liberticide. « (…) les plus hautes valeurs se dévalorisent ». Telle est la définition que Nietzsche donne du nihilisme dans son livre posthume, La volonté de puissance. Tel est le processus auquel nous assistons aujourd’hui.
Je ne multiplierai pas les exemples : ils foisonnent. Restons-en aux déclarations de quelques personnages publics. Ainsi Nicolas Bedos, grand penseur du droit et constitutionnaliste bien connu et respecté, déclare dans Nice-Matin (samedi 11 janvier) :
« Même si Dieudonné n’est absolument plus audible ni fréquentable, l’interdiction de son spectacle est exactement ce que lui et son public attendent pour accréditer ses propos paranoïaques sur le complot. Moi, je n’ai qu’une envie, c’est qu’il disparaisse du paysage, mais pas comme ça. Le meilleur moyen de contrer Dieudonné, c’est de le faire par l’humour, sinon il a beau jeu de nous faire passer pour de petits donneurs de leçons inféodés au système », « Face à Dieudonné, il faut redoubler d’impertinence et ne pas lui laisser le monopole de la provocation, à condition d’avoir du fond. Il faut montrer qu’on peut dire des horreurs sur les juifs, les arabes ou les catholiques, sans être antisémite, islamophobe ou antéchrist ». « Manuel Valls a un très grand avenir dans la communication du spectacle, à croire qu’il est rétribué par Dieudonné pour lui offrir tant de publicité! ».
On connaît le paralogisme : s’en prendre publiquement à Dieudonné, c’est en faire la publicité. DONC, il faut ne rien dire et ne rien faire. Les trois singes quoi. Les trois singes à lui tout seul. Imparable rigueur du DONC. Insoutenable légèreté des humoristes qui se croient autorisés à intervenir sur tout pour en dire n’importe quoi. Nicolas Bedos nous fournit ici le prototype de l’un des arguments des farouches opposants à l’interdiction : l’interdire, c’est le promouvoir. Les prosélytes de la pédagogie de l’antiracisme soupçonnent-ils que l’expression publique de la loi est aussi une pédagogie et une pédagogie nécessaire qui apprend qu’on ne peut tout dire impunément et que toutes les opinions ne se valent pas : certaines sont criminelles et mortifères. Certes, on n’y rigole pas forcément. Et on n’y dit pas des horreurs sur les juifs, les arabes et les catholiques. Libre à Nicolas Bedos de le faire et pour autant qu’il le fasse, comme il le proclame, à la condition d’avoir du fond. En a-t-il quand il confond l’antisémitisme (qui n’a rien à voir avec la libre critique de la religion juive mais est un délit) avec la critique voire les moqueries envers le christianisme ou l’Islam. Lequel doit être distingué des arabes[5]car le racisme anti-arabe n’est pas critique de la religion musulmane, ce qui ne semble guère effleurer Nicolas Bedos.
Plantu, l’admirable et remarquable dessinateur-éditorialiste du journal Le Monde, s’érige en défenseur des libertés. Nous le voyons sur i-Télé, grand défenseur de la liberté, monter sur les barricades, en y perdant la tête et la mesure : il y défend Dieudonné et commente la décision du Conseil d’Etat « On se croirait revenu en Roumanie sous Ceaușescu ». Plantu, à jamais, plus jamais, ne sera admirable. Et remarquable, il le sera désormais par son incommensurable …bêtise.
Dieudonné M’bala M’bala: sous le nez rouge le fasciste.
Dieudonné est-il l’humoriste toujours apprécié, la malheureuse victime injustement poursuivie qu’il prétend être depuis longtemps
Qui trouve-t-on quand on lui enlève son nez rouge ? On trouve un propagateur de haine raciste, antisémite, négationniste, familier de tous les fascismes.
En décembre 2008, il avait invité au Zénith un certain Robert Faurisson, condamné plusieurs fois pour négationnisme. Sur la scène, il lui fait remettre par son régisseur habillé d’une tenue rayé de concentrationnaire et marqué d’une étoile jaune, le « prix de l’infréquentabilité et de l’insolence ». Parmi les invités du premier rang, pour applaudir à cet humour torride, Jean Marie Le Pen, président du FN, Frédéric Chatillon ex-leader du mouvement étudiant extrémiste GUD, Alain de Benoist, co-fondateur du GRECE, club de réflexion d’extrême droite, défendant une Europe blanche. La fine fleur de l’extrême droite.
En novembre 2006, il est à la fête des Bleu Blanc Rouge avant la présidentielle. En 2007, il fait baptiser l’une de ses filles, Plume, par l’abbé traditionaliste Philipe Laguérie. Le Pen est le parrain.
En 2009, il présente une liste « antisioniste » aux élections européennes.
A cette époque-là, il est ami avec l’essayiste nationaliste Alain Soral qui sur BFM, déborde d’amitié pour « le résistant Dieudonné » avec qui il partage des relations tout aussi amicales avec les régimes syrien et iranien. Depuis peu, une figure connue de l’extrême droite revient dans l’entourage de Dieudonné : Serge Ayoub, leader de la mouvance skinhead en France. C’est d’ailleurs dans la période de l’assassinat du militant antifasciste Clément Méric que s’est effectué le rabibochage entre les deux anciens amis un temps séparés.
Dieudonné entretient un spectre de « relations » très large : il est proche de Kémi Seba, fondateur de la tribu Ka, groupe suprémaciste noir dissous en 2006. Cet activiste, après être sorti de prison où il avait été condamné pour incitation à la haine raciale, est devenu chroniqueur pour un talk-shaw sénégalais. Sur Facebook il étale son amitié : « Dieudonné M’bala M’bala est mon frère et ami depuis maintenant dix ans ».
En 2005, il déclarait sur internet, « Ben ! je vous le dis, …, je ne prononce pas le mot juif. Après mes différents procès, j’ai compris qu’il pouvait y avoir interprétation sur ce mot alors que sur sioniste, il n’y a pas d’interprétation possible ». Prenant ses leçons auprès de son ami Faurisson, le nez rouge qui masque l’antisémitisme viscéral et virulent laisse la place à une substitution sémantique pour contourner la loi : je m’en prends aux sionistes et non plus aux juifs, mais quand je dis « sionistes », il faut entendre « juifs ». C’est ce discours-là qu’il fait entendre aussi bien dans ses couvertures médiatiques que dans les prétoires des tribunaux, en partage avec ses amis politiques : l’antisémitisme. Ses amis de l’islam politique radical, des groupuscules skinheads, jusqu’à la vieille extrême droite traditionnelle, auprès de qui il instrumentalise la défense de la cause palestinienne. Salade dieudonnéienne (comme on dit salade russe) qui semble prendre et se vendre auprès d’un public assez large qui se presse à son spectacle, qui achète ses DVD, ses tee-shirts et autres objets marqués de son nom. Large public auprès de qui bien sûr, il va falloir faire de la pé-da-go-gie…parce qu’il ne pêche que par ignorance. Et bien non ! Il pêche par conviction, plus ou moins floue et pas encore pleinement consciente d’elle-même, de son racisme viscéral, mais bien installée dans ces têtes. Lacan disait que contre la connerie, on ne peut rien. Sur ce point au moins, il avait raison. Dans les réunions politiques que ce sinistre clown persiste à appeler spectacle et où les gens paient entre 30 à 40 €, on rigole sur le dos des journalistes, des élus, des militants antiracistes. Car Dieudonné n’a pas appris que de Faurisson. Son ami Alain Soral [6] devient son mentor et lui enseigne comment intervenir en amuseur public tout en ne cédant rien sur le « message » antisémite ». « Aucune concession sur le fond , être inattaquable sur la forme ». Dieudonné qui déclarait, il y a quelques semaines encore « J’ai apprécié Pétain (…). Il avait du nez, il voyait où ça foire», n’a visiblement pas bien intégré les leçons de son maître.
En 2009, il a été condamné, entre autres condamnations, par le tribunal de grande instance de Paris qui estimait que le fait de « glisser une quenelle » est « à la fois outrageant et méprisant à l’égard des personnes d’origine ou de confession juive ».
Est-il nécessaire d’accumuler encore des preuves de l’antisémitisme militant de Dieudonné, du caractère fascisant de son discours et de ses prises de position. Car sa polémique antisystème, est en fait une attaque contre la république et la démocratie. Toute la question est que beaucoup aujourd’hui refusent de défendre ce qui est notre bien commun au nom d’une conception laxiste et aberrante de la liberté.
L’oubli de ce que sont les fondements de notre République.
Car c’est bien dans un espace public construit dans et par l’état Républicain que se déroule ce débat et que chacun peut s’y exprimer librement ! C’est bien par ce que disent et peuvent les institutions de la République française que l’expression est libre en France. On voudra bien m’exonérer d’en faire la généalogie et de passer sur tout ce qu’il a fallu de luttes sociales et de luttes politiques, de génie et d’inventivité de la pensée, qui aujourd’hui sont réalisés dans nos institutions et par notre droit.
Qu’on me permette ce rappel : notre Constitution, en se référant explicitement à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, instaure et garantit cette liberté d’opinion et d’expression dans le cadre des lois et des limites qu’elles fixent. Parmi ces limites, certaines opinions sont définies comme des délits. Sont entre autres délictueuses, l’apologie du racisme, de l’antisémitisme, des crimes contre l’humanité, du négationnisme, dès lors que ces opinions sont exprimées publiquement. Que ce soit par la bouche d’un simple citoyen, d’un journaliste, d’un écrivain, ou d’un histrion qui trouve un public rigolard et complice pour rigoler de blagues racistes, antisémites, négationnistes et des crimes contre l’humanité.
Denys de Béchillon, professeur des universités (Pau droit public) qui a été associé à l’élaboration de réformes juridiques comme la révision de la Constitution de la V è. République et de son Préambule au sein de la commission Balladur et de celle présidée par Simone Veil, commente ainsi l’ordonnance du 9 janvier du Conseil d’Etat qui interdit le spectacle de Dieudonné à Tours[7] : « Cette décision ne peut être lue comme une décision politique. Elle est fondée en droit et c’est ce qu’on lui demande comme à toute autre. Elle a une cohérence juridique profonde. On peut toujours discuter du bien fondé d’un jugement. Toujours. Mais ici pas plus qu’ailleurs (…)
Question : Certains voient dans cette décision une limitation de la liberté d’expression en France.
DdB : aucune liberté n’est jamais absolue et la portée liberticide de cette ordonnance m’apparaît très faible. Le Conseil d’Etat apporte une réponse adaptée à une situation extraordinaire. L’ordonnance ne se saisit pas de Dieudonné comme d’un humoriste banal, dans un spectacle banal, dans un contexte banal. Elle s’empare de son spectacle à l’expérience d’une période très longue, de présence médiatique intense dont il est avéré qu’elle a un contenu très problématique et très constant au cours de laquelle de nombreuses condamnations pénales ont été prononcées. Nous sommes très loin du traitement d’un dérapage exceptionnel, et très loin aussi du procès d’intention ».
Quand la bêtise devient une protestation « anti-système ». Une façon de quenelle ?
Je passe sur ce genre de propos lu sur Facebook comme sur tweeter
Le conseil d’Etat (…) ces rats : il n’y avait qu’un juge de permanence ! Ceci n’a aucun sens sauf celui de prouvé (sic) que la France est bien sous occupation sioniste comme en 41(re-sic) mais cette fois c’est à la tromperie sans les bottes et il n’y a pas zone libre !
Ou bien
oulala la liberté est bafouée par un humoriste. Les moutons manifestent.
Le Figaro, lui, offre une tribune au malheureux persécuté en retransmettant une vidéo de Dieudonné, sans le moindre commentaire : L’humoriste polémiste a affirmé lors d’une conférence de presse qu’il n’était « ni nazi ni antisémite », alors que les interdictions pour la tenue de son spectacle controversé « Le mur » se sont multipliées ces derniers jours.
Une des plumes du Figaro, Yvan Riouffol, twitte :
« La justice annule l’interdiction du spectacle à Nantes : Valls, meilleur impresario de Dieudonné». Y. Rioufol rejoint le clan des trois singes ! Estime-t-il que la propagation de l’antisémitisme, du négationnisme, de l’apologie des crimes contre l’humanité sont de la roupie de sansonnet[8] ?
Ces propos prennent tout leur sens quand on lit son blog[9]. On l’y voit, défenseur de la France chrétienne opprimée par la loi républicaine et laïque:
Les chrétiens, ces oubliés de la république : Bien sûr, il faut combattre l’antisémitisme et le racisme. Mais pourquoi cet oubli constant des chrétiens ? Non contents d’être les plus persécutés dans le monde, leur sort n’intéresse pas davantage les autorités françaises. C’est peu dire qu’il existe deux poids deux mesures. Mais ce mépris est de plus en plus mal compris par les catholiques. Puisse le pape François, qui rencontrera François Hollande le 24 novembre, se montrer persuasif.
Y. Riouffol, est un journaliste particulièrement exigeant et pointu sur les subtilités conceptuelles, tout autant que Nicolas Bedos. Il ignore cependant que dans ces domaines qui n’ont rien à voir entre eux, il faut deux poids et deux mesures. Il oublie qu’en France, le blasphème est un droit ainsi que la critique des religions depuis 1791. Y. Riouffol et son journal sont peut-être des nostalgiques des supplices comme celui qui fut infligé au chevalier de la Barre[10] ?
En effet, ce qui est interdit par la loi, c’est « l’injure, l’attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse » ou l’incitation à la haine raciale ou religieuse. La justice n’a pas, dans notre état laïc, à faire respecter les dogmes religieux dont les attaques relèvent de la liberté d’expression, que ces attaques visent le christianisme, le judaïsme ou l’islam.
Mais exprimer ainsi cette plainte à l’égard du traitement dont pâtirait la religion catholique à cause du privilège abusif dont bénéficieraient les juifs est une façon doucereuse et discrète de pratiquer l’antisémitisme aujourd’hui : en confondant l’injure antisémite et la satire anti-religieuse anti-judaïque. Amalgame et confusion de Riouffol qui se plaint que l’Etat intervienne avec la rigueur de la loi pour s’en prendre à un antisémite abject caractérisé, qui pratique l’injure à l’égard de l’Extermination, défend le révisionnisme qui met dans le même sac, -c’est devenu une forme actuelle de ce racisme-, l’antisionisme et l’antisémitisme-, et mobilise un public complice, glauque et goguenard sur ces positions. A quoi il oppose la situation des catholiques en butte à des difficultés et dans l’indifférence de l’Etat. D’un côté des mesures juridiques contre le spectacle d’un Dieudonné « devenu un point de ralliement pour des gens qui ont en commun de n’avoir « « pas d’allergie constituée pour tout ce qui ressemble à de l’antisémitisme et du révisionnisme ― gauche et droite confondues »[11]. De l’autre, une église catholique maltraitée dans le monde et tenue en mépris par les autorités françaises.
« Dans le cas des spectacles de Dieudonné, nous avons un personnage dont le nom (et a fortiori la présence) sont en eux-mêmes devenus un point de ralliement pour des gens qui ont en commun de n’avoir pas d’allergie constituée pour tout ce qui ressemble à de l’antisémitisme et du révisionnisme ― gauche et droite confondues. Cela invite à ne pas raisonner tout à fait comme à l’ordinaire en matière de police du spectacle ».
Yvan Riouffol serait-il dans le camp des « anti-systémes » ? A-t-il inventé une quenelle à sa façon. Celle d’une droite réactionnaire et catholique qui ne supporte pas l’engagement de la France dans l’anti-nazisme, ni son combat contre toutes les formes de discrimination à commencer par la plus abominable, celle de l’Extermination des juifs d’Europe à laquelle l’Etat de Vichy a contribué.
Denys de Béchillon, dans le même entretien du Monde.fr le rappelle en précisant le sens de l’un des attendus de l’ordonnance du Conseil d’Etat, la « mise en cause de la cohésion nationale » : « (…) le Préambule de la Constitution de 1946, repris par le Préambule de notre actuelle Constitution de 1958, pose dans son article 1er qu’il est écrit « au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine » et que c’est pour cette raison que « le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ».
Une Constitution, c’est le vecteur premier de la cohésion d’un pays. Il est donc très judicieux de rappeler que notre existence contemporaine, comme nation, s’est définie aussi dans la lutte contre la barbarie nazie, dans la conscience du génocide des juifs d’Europe, et donc dans le principe de la lutte contre l’antisémitisme (et a fortiori le négationnisme).
J’observe par ailleurs que l’ordonnance de Bernard Stirn se réfère à l’avis du Conseil d’Etat Hoffman-Glemane de 2009. Cet avis est le point d’orgue d’une évolution jurisprudentielle qui commence avec l’arrêt Papon et qui donne le plus grand relief à deux choses essentielles : d’une part la reconnaissance de ce que la France a effectivement collaboré sous Vichy et qu’elle doit assumer ses responsabilités propres, et d’autre part la conscience de ce que les gouvernements récents ont tous entendu reconnaître ce fait et lui apporter des compensations symboliques appropriées (le discours de Jacques Chirac au Vel d’hiv, par exemple). Tout cela converge.
Nous avons, depuis la fin de la guerre, construit notre identité, le fond de notre vouloir vivre collectif sur la détestation de la barbarie nazie. Il y a beaucoup de justesse et d’intelligence à avoir fait de la lutte contre l’antisémitisme une part de notre cohésion souhaitée.».
Les commentateurs critiques, nous l’avons vu, opposent la vertu de la pédagogie aux risques liberticides de la loi. Que dans un beau dépassement dialectique, ils cessent cette opposition aux accents libertaires et antirépublicains, et, à moins qu’ils rêvent de renverser notre République, qu’ils se mettent à faire de la pédagogie sur la circulaire Valls et sur l’ordonnance du Conseil d’Etat en rappelant ces données fondamentales : qu’il n’y a pas de liberté d’opinion en dehors de la loi qui fixe les limites du licite et du délictueux ; que Dieudonné est un multi récidiviste de l’antisémitisme de nombreuses fois condamné ; que l’apologie qu’il fait des crimes contre l’humanité est intolérable ; que la lutte contre ces dérives est constitutive de notre communauté politique.
[1] Traduite de l’allemand par Philippe Jaccottet, Über die Dummheit,a été éditée une première par les éditions du Seuil en 1984, puis par les éditions Alias en 2000.
[2] Libération du 8 janvier 2014
[3] Michel Onfray pour qui ne l’auraient pas reconnu.
[4] En cela Socrate est fondateur de cette volonté de vérité. Nous voulons le vrai, didonaï logon, rendre raison, comme il l’exige de Gorgias, dans le dialogue du même nom. Mais de cette volonté de vérité, nous ne pouvons rendre compte, elle s’impose à nous malgré nous, avec la force d’une évidence. Voir Par delà le bien et le mal, §1.
[5] Les 177 millions d’indiens musulmans seraient-ils arabes pour Nicolas Bedos ? Ou les 204 millions de musulmans indonésiens ? Ou les 74 millions d’iraniens ? Les 2 millions de kényens ou les 5 millions de Kirkizes, les 17 millions de malais, les 5 millions d’habitants du Mozambique, les 174 millions de pakistanais, les 5 millions de philippins, les 16 millions de russes, les 12 millions de sénégalais, les 4 millions de Thaïlandais ? Dans sa curieuse arithmétique, Nicolas Bedos compte-t-il parmi les arabes, les 992 millions de musulmans d’Asie, c’est à dire plus de 50% de l’ensemble mondial des musulmans ? A moins qu’il ne les estompe derrière les 320 millions de musulmans du Moyen Orient et d’Afrique du nord, dont une bonne part ne sont pas … arabes.
[6] Alain Soral est le prototype du politique rouge-brun. Pour s’en tenir à son seul itinéraire politique, il entre au Parti communiste en 1990 (alors que les biographes n’en trouvent pas trace) flirte avec un ancien de la Gauche prolétarienne, avec l’Idiot International de Jean Edern Hallier où il lance un Appel contre la domination des diverses Bourses et du sionisme international. Il s’en prend à Dieudonné avec qui il devient finalement ami et avec qui il communie sur le thème de « l’antisionisme et du lobby juif ». Ils participent nt à la liste Euro-Palestine aux élections européennes de 2004. Deux ans après avec Frédéric Chatillon, ex-responsable national du GUD, ils se rendent en Syrie puis au Liban où ils rencontrent Emile Lahoud, président libanais et le général Aoun. Il entre au FN où il a des responsabilités nationales, tout en fondant sa propre mouvance Egalité et réconciliation. Il quitte le FN, milite avec Dieudonné, crée la liste antisioniste. Ils reçoivent un soutien actif (en particulier financier) d’Ahmadinejad. Selon l’écrivain Pierre Jourde : « Toute la vision soralienne du monde, tout son système, globalisant, repose sur un fondement unique : Israël est le vrai maître du monde, le pouvoir financier qui nous domine et nous exploite est entre les mains des juifs, Auschwitz est le mensonge central qui articule le complot juif universel. » (« Naulleau vs Soral », Confitures de culture, 1er. nov. 2013). De son côté Aude Lancelin, directrice adjointe de la rédaction de Marianne, écrit : «Le phénomène Soral, ce n’était donc que ça : la réapparition désinhibée des ficelles les plus grossières de l’antisémitisme. Salman Rushdie ? «Un suceur de sionistes.» Anne Sinclair ? «Mme Rosenberg.» L’origine de la diabolisation du FN ? «Un parti que les juifs n’aiment pas.» Le négationniste Faurisson ? Un «professeur injustement persécuté pour ses travaux iconoclastes». Le traitement réservé aux négationnistes en France ? «Le grand scandale intellectuel, moral et politique de notre temps.» Les crimes de Mohamed Merah ? Un probable montage, d’ailleurs «on n’a pas vu les corps, seulement les cercueils». La seule chose qui intéresse Soral ? Les juifs. La clé du monde pour Soral ? Les juifs. »(« Alain Soral tout ça pour ça » Marianne.net, 30 nov. 2013).
[7] Le monde.fr 10.01.2014.
[8] Roupie de sansonnet : roupie désigne la goutte qui pend au nez morveux, tandis qu’un sansonnet est un petit étourneau. En somme, de la morve de nez de moineau, une chose insignifiante.
[9] http://blog.lefigaro.fr/rioufol/2014/01/les-chretiens-ces-oublies-de-l.html?xtor=RSS-19
[10] Le jeune Chevalier de la Barre, âgé de 19 ans a été « convaincu d’avoir passé à vingt-cinq pas d’une procession sans ôter son chapeau qu’il avait sur sa tête, sans se mettre à genoux, d’avoir chanté une chanson impie, d’avoir rendu le respect à des livres infâmes au nombre desquels se trouvait le dictionnaire philosophique du sieur Voltaire ». Il fut supplicié à Abbeville, le 1er juillet 1766. Il fut soumis le matin à la question ordinaire, ses jambes furent brisées. La Barre perdit connaissance, on le ranima et il déclara ne pas avoir de complice. On lui épargna la question extraordinaire pour qu’il eût assez de force pour monter sur l’échafaud. Il fut conduit sur les lieux de l’exécution en charrette, en chemise, la corde au cou. Il portait dans le dos une pancarte sur laquelle était inscrit « impie, blasphémateur et sacrilège exécrable« . Le courage du condamné fut tel qu’on renonça à lui arracher la langue. Le bourreau le décapita d’un coup de hache. Son corps fut ensuite jeté au bûcher ainsi qu’un exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire cloué sur le torse.
[11] Denys de Béchillon. Le Monde.fr 10.01.2014