« Je voudrais dédier mon prix Médicis à Christiane Taubira » écrit Marie Darrieussecq dans une tribune publiée dans Le Monde (15/11/2013). La quatrième de couverture de Il faut beaucoup aimer les hommes, en août dernier, avait des allures d’engueulade : « Une femme rencontre un homme. Coup de foudre. L’homme est noir, la femme est blanche. Et alors ? » Oui, et alors ? Alors quoi ? Aujourd’hui, cette simple évocation de l’intrigue du roman, via cette apostrophe au lecteur, résonne différemment. Changement d’axe en France depuis la rentrée littéraire. Et, pour reprendre l’expression de Yann Moix, « morandinisation des esprits » : il suffisait d’écouter les réactions de certaines abonnées au magazine Elle – qui a élu la Garde des Sceaux Femme de l’année – durant l’émission du sieur Morandini, la semaine dernière, pour s’en convaincre : attaques tous azimuts, menace de résiliation d’abonnement, et quelques réactions plus feutrées du genre « oui, mais… ». On se demande si ces lectrices, celles qui ont pris la peine de décrocher leur téléphone en pleine matinée pour appeler Europe 1, iront lire le très beau roman de Marie Darrieussecq. Pas sûr.

Los Angeles. Une party dans une villa de rêve, stars et piscine. Solange, l’héroïne de Clèves, le précédent roman de Marie Darrieussecq, devenue actrice aux USA, tombe dans « le champ de force » d’un acteur noir. Il est vêtu comme le Jedi qu’il a incarné au cinéma, ou presque – « un manteau étrange, long, d’un tissu fin et fluide » – alors qu’elle se fait l’effet, elle, soudain, de la petite frenchie qu’on lui demande inlassablement d’incarner, en Louboutin et Chanel. Le coup de foudre frappe chez George (Clooney), en présence de Steven (Soderbergh) et consorts. Hollywood. Est-ce qu’on se fait, toujours, du cinéma, là-bas ? L’attirance/attraction de Solange pour le beau Kouhouesso Nwokam est affaire de peau et de parfum. L’amour, c’est cela, au fond : la peau. La couleur, éventuellement, s’impose ensuite. Solange est bouleversée par les triangles étranges sur les tempes de son amant ; par le creux de son cou, là où la peau est si douce ; par l’odeur d’encens de ses dreadlocks qui laissent sur sa peau à elle des marques en forme de serpent lorsqu’il s’endort entre ses bras. Marie Darrieussecq écrit les moments intimes de la passion de Solange sur le mode sensuel et tactile. Elle y réussit superbement. Mais la passion, ce n’est pas que de la peau, c’est aussi de l’attente. Solange attend. Un texto, une visite, un signe. Kouhouesso est imprévisible, elle ne le comprend pas vraiment. Il semble à la fois amoureux et détaché. Avec elle et absent.

C’est qu’il a une grande idée en tête, qu’il va mener à bien : adapter au cinéma, et sur les lieux mêmes de l’action – ou presque – le roman de Conrad Au cœur des ténèbres. Coppola avait transposé l’intrigue sur le terrain asiatique de la politique américaine, Kouhouesso veut revenir aux racines de l’œuvre : le Congo. Le film se fait. Il se prépare en Californie, financement, casting, story-board, puis se tourne en Afrique, même si ce n’est pas au Congo même. Solange est de l’aventure.

Il faut beaucoup aimer les hommes est le roman de la passion et de l’obsession. Kouhouesso et Solange sont tous deux des adoptés des États-Unis – elle est française, il est canadien ; elle se sait Basque, il se revendique Africain. Leur réussite est modeste – à l’aune états-unienne –  mais suffisante. Elle leur permet de réaliser leur rêve, qui n’est pas un rêve commun : il va tourner son film, elle va tourner dans son film. Elle, elle l’aime. Lui aussi, sans doute. Mais sa priorité est ailleurs. Les pages relatant le tournage en Afrique sont exceptionnelles. Marie Darrieussecq écrit la démesure de la végétation, des insectes ; la moiteur du climat et l’inconfort du quotidien d’une jeune femme européenne dans la forêt équatoriale ; les relations avec les guides locaux, et les croyances ambiantes. Elle écrit l’attente de Solange, sa persévérance et son fol espoir, tandis que son amour noir est tout entier concentré sur son œuvre de metteur en scène. Elle écrit en adoptant – pas en parodiant – le style de Marguerite Duras à qui elle a emprunté une phrase pour donner titre à son roman. « Ôter ses bottes, se doucher, son désir c’était ça, voilà » ou bien encore : « Vouloir se faire aimer de tout le monde plutôt qu’un seul, ça lui faisait comme un repos ». On est, là, dans le rythme et le phrasé presque exact de Duras. Un seul exemple : « De lui obéir à ce point, c’était sa façon à elle d’espérer » (in Moderato cantabile).

On n’est pas loin, non plus, dans le roman, des difficultés matérielles et financières du tournage d’Apocalypse now. La forêt, d’où qu’elle soit, est hostile. Et l’on ne remonte pas impunément le fleuve. Cette remontée physique est aussi psychique. Marie Darrieussecq s’empare du thème par le prisme de son héroïne Solange : elle aussi « remonte », elle songe qu’elle a déjà eu un amant noir et qu’elle n’en avait pas fait cas, elle repense aux sketches de Michel Leeb sur les Africains entendus dans son enfance. Il faut beaucoup aimer les hommes, à le lire aujourd’hui, est un roman qui sans doute dépasse ses intentions premières. Pourtant Marie Darrieussecq, dans sa tribune du Monde, explique : « J’ai repris dans mon roman une anecdote qui m’a été confiée par un ami qui ne vit pas, a priori, dans un monde où on se fait traiter de singe. Cet écrivain et professeur noir possédait une belle voiture et la faisait laver régulièrement dans un garage. Un jour, un type descend d’une autre belle voiture et lui tend ses clefs en disant : ‟Quand tu auras fini avec celle-ci, tu feras la mienne” ». L’allusion, tout juste effleurée dans le livre, au discours de Dakar fait pendant le montage final du film de Kouhouesso et renvoie aussi à la version première d’Apocalypse now : on tourne des scènes, on paie des acteurs, on les coupe au montage. La coupe du rôle de Solange, sa négation dans le scénario, est un écho dérisoire mais signifiant de l’exclusion de l’homme africain dans l’Histoire.

Kouhouesso aura d’autres aventures, avec une portoricaine, puis une mi-canadienne mi-sud-africaine. On ne saura rien des amours à venir de Solange. On saura simplement que la passion n’a d’autre couleur que celle de la passion, dont on guérit malgré tout. Il n’est pas seulement question de beaucoup aimer les hommes, quels qu’ils soient, quelle que soit la manière dont ils peuvent nous aimer. Il est question d’aimer, tout simplement, et de s’en remettre. Marie Darrieussecq, en évoquant Miles Davis et Juliette Greco dans sa tribune, donne à son livre une perspective supplémentaire. Nécessaire. Mais que l’on aurait voulue inutile. Dans l’étrange actualité des temps ambiants français, dans la remontée vomitive de retranchements que l’on croyait dépassés, la lecture de ce roman devient autre. Littéraire ET immédiate.

2 Commentaires

  1. Il faut beaucoup aimer les hommes est un vaccin contre les « dérapages » racistes qui pullulent dernièrement.
    Mais pas seulement. C’est également un superbe livre. Le Médicis ne s’y est pas trompé. Pour une fois.