J’ai lu le dernier ouvrage de Béatrice Wilmos, Le cahier des mots perdus quasiment d’une traite en une nuit. Il y a Jeanne, la petite fille. Il y a Blanche, sa mère. Nous sommes à Marseille en 1940, période que l’on retrouve dans ses ouvrages précédents, la montée du nazisme, l’arrestation et la déportation des artistes. Il y a surtout cette scène dans le café au store rouge près de la Canebière. La rafle, la séparation entre la mère et la fille. C’est cette scène qui m’a saisi. Dramatiquement filmée par une écriture rythmée et un maniement rigoureux de la langue, elle ponctue le roman et le scande à trois reprises et sous trois angles différents. Trois plans quasi-cinématographiques.
Moteur !
Cette scène de la rafle, Béatrice Wilmos la prend à rebours, par la fin et accompagne le lecteur, dans un ralenti suspendu au point d’effroi du sujet. L’effroi de Jeanne, sa pétrification et sa confrontation à un réel insoutenable « Jeanne est figée par la terreur …elle est terrifiée ». Autour des trois plans, l’auteure déplie le temps de la solitude, celui de la peur puis le temps pour comprendre. Elle décrit la scène à l’envers et préfère la logique du sujet à la chronologie des évènements.
L’arrachement est d’autant plus violent que c’est la mère elle-même qui se jette dans le fourgon de police pour ne pas être séparée de l’homme qu’elle aime depuis son enfance. Thomas, c’est le Feriengast du tableau d’Emil Nolde, cet écrivain et poète allemand exilé au destin étonnant. Blanche abandonne sa fille dans le café, sans se retourner, comme elle abandonne son sac à main. « Plus d’identité, plus de fille, plus d’existence sans Thomas… » Jeanne vacille « Le doute est trop affreux, à cause des mots de Blanche, de sa supplication, emmenez-moi avec lui, je suis sa femme »… Voilà, Béatrice Wilmos touche juste, elle nous enseigne, c’est bien « à cause des mots », à cause des mots qui causent, qui causent…
Cette dernière phrase lancée aux policiers « emmenez-moi avec lui, je suis sa femme » plonge Jeanne dans la perplexité : que suis-je pour ma mère ? Point de mots pour dire l’effroi lié à la violence de la scène certes, mais surtout aux mots de la mère qui laissent l’enfant sans voix. C’est la lecture du cahier trouvé dans le sac à main qui permettra un habillage signifiant de l’indicible. Ce cahier est le journal d’une femme, d’une femme amoureuse. Là où Jeanne cherchait l’amour de sa mère, elle rencontre le désir d’une femme. Le cahier des mots perdus, c’est le cahier de l’indicible de la jouissance féminine.