Le post du cinquième jour d’accrochage de l’exposition “Les aventures de la liberté”, raconté par Tancrède Hertzog, s’intéresse à deux Pietà.
La grande exposition d’été de la Fondation Maeght à Saint-Paul de Vence, qui compte avec le commissariat de Bernard-Henri Lévy, aura lieu du 28 juin au 11 novembre 2013.
Une lumière aveuglante émane de cette masse de marbre blanc qui trône en plein milieu de la cour Giacometti avec pour arrière-fond les pins et le ciel bleu. Vue de loin, aperçue pour la première fois par le spectateur lorsque il passe la porte qui donne accès à la cour, on ne distingue d’abord qu’une forme éclatante, juchée sur un socle de marbre traité au naturel, dans la plus pure tradition de la grande sculpture italienne. Au-dessus de cet imposant piédestal, la forme sculptée se donne à voir comme un tourment de plis, d’étoffes profondes, de drapés tendres et soyeux. On comprend ensuite qu’il y a deux personnages, une femme assise sur un rocher tenant dans ses bras et posé sur ses genoux le corps un homme qui semble dormir, ou blessé. Peut-être même est-il mort ; on ne sait pas, de loin, avec cette lumière qui semble provenir de la statue elle-même, plus lumineuse que le soleil, on ne comprend pas. Il faut avancer encore un peu pour que la vision de cette petite montagne immaculée de sept tonnes se fasse plus nette : quelques pas et l’on la reconnaît. Bien sûr ! C’est une Pietà, une Mater Dolorosa, c’est la Vierge Marie pleurant son fils mort décloué de sa Croix. On s’avise aussi que ce n’est pas n’importe quelle Pietà. C’est celle de Michel-Ange, celle du Vatican, celle qu’il sculpta vers 1498 pour un cardinal français et qui est une des choses les plus belles et émouvantes que l’humanité ait produite. Elle est ici à la Fondation Maeght ! Ce nouveau pape argentin est bien moderne, finalement. On se rapproche rapidement pour l’observer de près. Alors les plis se dévoilent et, si la forme, la disposition des personnages, de leurs corps, des mains et même des drapés sont effectivement exactement celles de la statue de Michel-Ange, plusieurs choses ne collent pas. La différence la plus frappante est le visage féminin qu’on découvre brusquement, avec effroi : la femme la plus vertueuse de la Chrétienté, la modeste et belle Marie, a une tête de mort. Deuxièmement, le Christ exsangue a été remodelé façon années 2000 : pantalon taille serrée, ceinture croco, veste déboutonnée et cheveux courts. Et, on ne le voit que de près, sa main qui court le long du rocher tient un cerveau humain.
Cet homme là, imberbe, ce n’est pas le Christ. C’est un autoportrait de l’artiste, c’est Jan Fabre, qui a réalisé cette œuvre en 2011, à Carrare, en Italie, cette patrie de l’or blanc, dont les carrières recèlent le marbre le plus pur et le plus noble du monde, celui-là même dont Michel-Ange s’abreuvait et qu’il façonnait pour surpasser les Dieux et offrir en ce bas monde une beauté parfaite, touchant du doigt ce Beau idéal que Platon n’osait imaginer ailleurs que dans les Cieux.
Mais ici, Fabre est loin de tutoyer l’Idée, le Vrai et l’Eternel chers à Platon. Face à cette Pietà, le philosophe en aurait perdu sa barbe. Fabre a fait tomber la Pietà michelangélesque du firmament pour la ramener non pas sur Terre mais à la terre, celle où l’on enterre les morts et où les corps pourrissent. Aspect le plus matériel de la vie et caractère transitoire de toute chose. C’est un squelette qui contemple un cadavre. Les deux personnages sont d’ailleurs couverts d’insectes, prêts à se repaître de leurs chairs putréfiées : scarabées, cafards et mêmes quelques morbides papillons s’accrochent aux plis du marbre. Ce n’est plus une Pietà, c’est une Vanité.
On est dans l’inversion totale et une parfaite irrévérence faite aux Maîtres du burin et de la pensée. L’œuvre a d’ailleurs beaucoup choqué lorsqu’elle fut exposée pour la première fois, en 2011, à la Biennale de Venise. C’est cependant une audace à laquelle l’art d’aujourd’hui nous a depuis longtemps habitués ; ce conformisme de l’anticonformisme, cette passion pour le détournement et la provocation gratuite, pour la déconstruction du sens en jouant avec les codes, en défaisant l’iconographie classique et la symbolique figée, ancestrale, de nos sociétés. Il y a également un indéniable effet de mode : la décennie 2000-2010 fut en art celle des têtes de mort et d’un voluptueux attrait des artistes pour le trépas esthétisé : crâne en diamant de Damian Hirst, squelettes de Thomas Schütte, tout le monde s’est essayé à la veine morbide chic.
Néanmoins, face à ces cadavres en gloire, on ne parvient à être choqué que jusque à un certain point : tant le travail du marbre est fin, le jeu des étoffes subtil et le poli parfait, devant la prouesse technique, les critiques, au demeurant recevables, s’inclinent.
Autre prouesse : l’installation de l’œuvre dans son Vatican à ciel ouvert. Si les sept tonnes qu’elle déploie à nos yeux semblent si solidement arrimées au dallage ocre de la cour Giacometti que l’on pourrait croire qu’elle était là, cette sculpture, avant même les bâtiments qui l’entourent, il n’en est rien. Il y a une semaine exactement, elle arrivait à la Fondation Maeght.
Seule pièce en extérieur de l’exposition, la Pietà de Fabre est arrivée avant les tableaux et le début officiel de l’accrochage. Ce temps supplémentaire n’était pas de trop. Déplacer une sculpture de sept tonnes sans l’abîmer est déjà une tâche difficile. Mais quand, en plus, il faut la faire passer au-dessus d’un mur de cinq mètres puis lui faire franchir un bassin de quatre mètres de large pour ensuite venir la poser délicatement sur l’axe central de la cour, l’entreprise frise l’impossible.
Un énorme camion grue a été dépêché sur place pour les opérations. Il déploie un mât télescopique qui soutient par des sangles les deux caisses contenant l’une le socle en marbre et l’autre le groupe sculpté. Quand tout est prêt, il soulève la première caisse en vue de passer le mur, puis se projette dangereusement en avant de plusieurs mètres. Plus le mât s’allonge, plus le tout menace de céder car la poussée augmente. Il faut s’y reprendre à plusieurs fois. C’est une histoire de plus de deux heures. Des marbriers de Carrare sont spécialement venus pour tout organiser.
Bien qu’en marbre, la Pietà est d’une incroyable fragilité, notamment les petits papillons et autres insectes qui sont la signature de l’artiste et sont sculptés en relief sur la surface de la sculpture. Ils semblent indépendants mais appartiennent bien au même marbre que les personnages. D’une éblouissante finesse, on dirait qu’ils sont en sucre glacé. Surtout, le moindre faux mouvement ruinerait une œuvre sans aucune imperfection ni la moindre fissure, débitée dans un seul bloc de pierre blanche.
Enfin le socle est posé. Puis la sculpture, encore dans sa caisse. Les marbriers vérifient tout, imperméabilisent la surface, enlèvent des calles, repolissent certaines parties et frottent le socle avec des éponges pendant plusieurs minutes.
Dans les salles d’exposition, précisément dans la salle Michel Guy, une autre Pietà, peinte sur une panneau de bois celle-là, dialoguera secrètement avec la version sculptée de Jan Fabre. Elle est, à cette heure, encore confinée dans son caisson, à l’abri des regards, attendant le convoyeur envoyé par le musée Correr de Venise pour superviser son accrochage. Elle ne mesure que cinquante centimètres sur trente mais c’est un trésor : elle date des années 1460 et est l’œuvre d’un grand peintre de la Renaissance, célèbre mais pas assez pour que le grand public soit familier de son nom : Cosmè Tura. C’est un artiste atypique. Dans ses œuvres, il torture les corps, les émacie, les sculpte et les creuse plus qu’il ne les peint, leur conférant des airs hébétés, maladifs, hagards ou carrément méchants, à l’opposé de la ligne pure et éthérée d’un Botticelli à la même époque. Sa Pietà est minuscule mais elle fait presque plus peur que celle de Fabre : le visage du Christ est une tête de mort qui aurait la peau encore collée aux os. Il commence à se décomposer. Son corps bien que musculeux ressemble par endroits à celui d’une femme et cette apparence androgyne conjuguée à une pose un peu lascive dégage quelque chose de malsain.
Autre licence artistique, autre expression qui ne s’autorise que d’elle-même.
Si bien que, plus qu’à Michel-Ange, cette Pietà de Fabre, sans, peut-être, le savoir, est un hommage à la liberté de Cosmè Tura.