Que penser n’est pas réagir, car la pensée agit, quand réagir est pâtir.
On n’en aura jamais fini avec l’affaire Dreyfus. Péguy l’a expliqué, dans Notre Jeunesse : c’est à une véritable pratique religieuse que ladite affaire condamna ses acteurs. Religion, ce mot fort en pointe n’en signale pas moins, à qui sait lire, un progrès de la confusion. Ce fut d’ailleurs le cas avec l’affaire Dreyfus – dont le symptôme, dont l’essence même furent la confusion ; l’affaire Dreyfus ne fut rien d’autre que le moment où, pour une période indéterminée, on allait se mettre à penser le Juif de travers.
L’affaire Dreyfus, catastrophe intellectuelle.
La religion nouvelle sécréta ses prêtres, ses clercs, pour reprendre le mot de Benda – qui s’étaient revêtus, comme d’une chasuble, de l’adjectif péjorativement tourné contre eux par les Barrès et consorts : « Intellectuels », justement ; « intellectuels », c’est-à-dire loin du sol ; et voilà qu’une certaine École Normale Supérieure qui, laïque, était donc en manque de rituel (puisque l’homme est un animal religieux, même à l’École Normale Supérieure), se trouva déterminée, pour les siècles des siècles, à sécréter ces êtres sans substance, les intellectuels, ces êtres tout « adjectifs », ou plutôt ces adjectifs substantivés, dont la lointaine origine aristotélicienne n’avait hélas rien de la grande clarté que le Stagirite savait donner à ses difficiles élaborations – difficile, il pouvait l’être, car il n’était pas un intellectuel ; mais, incontestablement, tout philosophe qu’il fût, il était l’homme de l’âme intellectuelle. Entre l’adjectif et le substantif « parvenu », un abîme est ouvert ; celui qui sépare entre un intelligence informe, et une intelligence formelle.
L’informe : ce qui n’est pas atteint son entéléchie, dit le philosophe. Certes, l’homme est dans son esprit, mais l’esprit de l’homme n’est substantiel, n’est entéléchique, n’est, autrement dit, intellect qu’à la condition de l’effectuation de la vérité en lui. Nul intellect sans le travail de l’esprit, sans son arrachement à la quiétude de son informité.
Ce pénible travail, qui fait le philosophe, qui fait le talmudiste, et qui fait peut-être, quand il n’est pas seulement un irresponsable, le poète, il semble que l’intellectuel en soit dispensé. Car quelque chose y surseoit ; trop las, peut-être, trop paresseux, qui sait, ou trop occupé pour ce travail, l’intellectuel réagit. Plus l’intellectuel est cet adjectif qu’il est, plus il réagit – et donc, moins il travaille ; parce que, l’homme est ainsi fait, on ne peut faire deux choses à la fois.
Soyons grands princes : disons que son travail consiste à réagir. A réagir à quoi, dira-t-on ? Car, raisonnablement, réagit-on à « P=MG », réagit-on à une symphonie de Mozart ? Non ; certes, on peut réagir à P=MG, si l’on est fasciné par la beauté des équations ; on peut pleurer en écoutant du Mozart ; mais on ne pourra pas réagir en intellectuel en pleurant. Ceci : réagir en intellectuel, c’est se mettre à parler. Mais à quoi donc l’intellectuel réagira-t-il en parlant ? A une l’information. A l’information ; voilà.
Nul prêtre sans enfant de chœur.
Nul intellectuel sans journaliste ; sans journaliste, l’intellectuel n’a pas sans bras ; sans intellectuel, le journaliste n’a pas sa tête.
Nul Alain Finkielkraut sans Elisabeth Lévy.
Certes, le problème se complique quand le journaliste (en l’espèce, Mme Lévy) se dispose à son tour à réagir ; il semblerait d’ailleurs qu’elle ne s’en prive pas. Car alors, comment distinguer l’intellectuel ? Si le journaliste et l’intellectuel, tous deux, réagissent, où est l’intellectuel, lui qui n’est qu’un adjectif, lui qui n’a pas de substance ?
C’est là qu’on se dit que, finalement, les choses sont bien faites et qu’il y a toujours une solution. Même à l’affaire Dreyfus.
C’est que, contrairement au ou, dans ce cas, à la journaliste (que la gouaille populaire dont elle est nouménalement la représentante ; la Candide, comme on dit ! destine à une réaction tout ce qu’il y a de bruyant), l’intellectuel a de la hauteur ; nous dirons donc, pour conclure notre tentative de définition de l’indéfinissable, qu’être intellectuel consiste à réagir hautement[1].
Et nous devons admettre que M. Finkielkraut, dans ce rôle, est épatant. Il faut dire qu’il a une belle voix, et qu’un certain vibrato, conjugué à la chaleur d’un joli timbre artistement exploité, donne à ses sorties un véritable duende, pour reprendre à Lorca son mot fétiche.
C’est à René Lévy que M. Finkielkraut, donc, a accordé sous nos yeux de lecteurs fort occasionnels du magazine Causeur, le privilège d’une de ses réactions qui justifient sa posture d’intellectuel. Lequel René Lévy avait écrit un article, dans Libération, qui, à partir de l’affaire Bernheim, pourfendait les imposteurs et les crédules, leurs complices, en affirmant que s’il y avait moins de crédules, les imposteurs pourraient plus difficilement duper leur monde ; et d’appeler au réveil d’une certaine France crédule, et d’un certain judaïsme crédule ; afin que les « hommes de mérite » soient ceux qui occupent les places. Discours moral, en résumé. On peut, en des âges modernes, trouver cela pompeux ; soit.[2] Mais un intellectuel tel que M. Finkielkraut, qui à tout sait réagir, n’allait pas se taire ; il faut dire qu’il avait cofondé l’Institut d’Études Lévinassiennes avec le père de René Lévy, et que donc, en matière de Lévy, il savait à quoi s’en tenir. Voilà donc ce qu’il écrivit :
« Quand je lis, sous la plume de René Lévy, que « le judaïsme de bon aloi du rabbin Bernheim n’est qu’un christianisme de bon ton », puisque ceux qu’il a plagiés sont, pour la plupart, des auteurs catholiques, je me dis que l’occasion est trop belle pour certains juifs orthodoxes d’en finir avec l’ouverture et l’amitié judéo-chrétienne. René Lévy, qui oppose le mérite à l’imposture et qui dirige l’Institut d’études lévinassiennes parce qu’il est le fils de Benny Lévy, a oublié que Levinas citait, pour illustrer le thème de la responsabilité pour autrui, le chapitre XXV de Matthieu. C’est Jésus qui parle : « Vous m’avez chassé, vous m’avez poursuivi. Quand t’avons-nous poursuivi ? – Mais quand vous avez refusé de donner à manger aux pauvres, quand vous avez chassé le pauvre, quand vous étiez indifférent à son égard ! »
Que le lecteur me pardonne : je trouve ce petit moment de réaction admirable ; et d’une grande portée exemplaire – vous savez, une feuille qui tombe peut être l’occasion de la découverte d’une région de l’être.
M. Finkielkraut, si occupé à réagir, ignorait-il vraiment que René Lévy, il y a quelques mois, avait écrit un livre d’une extrême densité[3], d’une extrême sérieux, fouillant dans le grec la lettre du texte de Paul, et y déterrant, comme en un palimpseste, les signifiants talmudiques ; que ce travail a donné lieu à un échange bouleversant avec une jeune philosophe chrétienne profondément engagée ? Il le faut bien, puisque ce René Lévy est de ces « certains juifs orthodoxes » qui veulent en finir avec l’amitié judéo-chrétienne !
« Certains juifs orthodoxes » : oh, voici passer, dans la voix vibrante de M. Finkielkraut, le fantôme noirâtre de l’Intégriste, du fauteur de guerre, du terroriste haineux, du fou de Dieu. Lui, l’ami de Benny Lévy, ne sait-il pas que le fils, consacré depuis 30 ans à étudier de toutes ses forces le texte talmudique, et à construire, en marge de toute institution, une œuvre d’étude d’une rare exigence, comme tout Juif de l’étude est requis de le faire, est un marginal pour l’establishment orthodoxe ?
Dès lors, en faire un héritier, l’héritier d’un institut dont la mort avait été décrétée par M. Finkielkraut lui-même à la mort de Benny Lévy, et dont il a décidé de poursuivre l’aventure pour que l’exemple soit porté, par-delà la personne singulière de son père ; et qu’un lieu de dialogue, non entre intellectuels, mais entre philosophes et talmudistes, dans la pointe de leur travail, soit possible, parce que tel avait été, en son meilleur, ce lieu, à Jérusalem – dès lors, en faire l’héritier, était-ce bien élégant, fût-ce dit parce qu’il faut bien réagir ?
Mais oui, il y a Lévinas ; Lévinas, devenu, miracle de la culture, miracle du monde des intellectuels, un saint. Saint Lévinas cite l’évangile, et l’affreux René Lévy, qui lui n’a cité dans la lettre grecque que les épîtres de Paul et les actes des Apôtres, vomit cette citation.
Pour commencer, cette citation est parfaitement négligeable dans le texte lévinassien : elle n’apparaît que dans des entretiens, et Lévinas n’en fait rien. Donc fonder la conception de la responsabilité pour autrui chez Lévinas de cette citation prête à sourire.
Mais c’est l’occasion d’un rappel : celui de Benny Lévy, justement, qui opposait inlassablement la lecture haute et la lecture basse de Lévinas ; lecture haute, lecture hautement juive ; lecture basse, lecture sourdement chrétienne. Tout homme un peu savant le sait : Lévinas est l’auteur de cette ambiguïté, parce que Lévinas est ambigu. Celui qui dit : « L’âme humaine est naturellement juive » est le même qui dit : « l’âme humaine est naturellement chrétienne. »
Gilles Hanus, dans Renoncer à la philosophie, montre très bien cette ambiguïté à l’œuvre chez le philosophe – dont il suffira de dire que la vie fut longue, et qu’il y a des hauteurs et des fulgurances, mais des rectitudes qu’il est bien malaisé, aussi, de tenir sur la durée d’une vie. Et cela n’est nullement une accusation ou le signe d’un mépris du Christianisme ; mais seulement le constat d’un manque, criant, de clarté.
Que reste-t-il, au bout du compte, de la réaction de M. Finkielkraut, puisque l’auteur de ces lignes prétend y avoir appris quelque chose ?
Qu’il y a une posture, une seule, qu’il y a un lieu, un seul, qu’il ne faut pas, absolument pas, fréquenter ; oui, infréquentable par l’esprit, quand l’esprit se sent requis par son travail, comme par une forme qui presse dans les ténèbres de la matière ; comme il y a des gens infréquentables socialement. C’est précisément la posture de l’homme qui réagit hautement ; la posture de l’intellectuel. Posture où tous les affects, où toutes les confusions, où toutes les approximations viennent parasiter la vie de l’esprit, viennent empêcher l’ouvrage de se produire ; viennent, finalement, empêcher la vraie vie de l’esprit de se vivre.
Ce n’est pas le manque de sérieux ; bien sûr que M. Finkielkraut, qui excuse Gilles Bernheim parce qu’il avait « peur de décevoir », alors qu’il anathématise n’importe quel élève de Lycée qui n’est pas à la hauteur de son culte de l’école, manque ici de sérieux ; mais il y a des gens qui manquent de sérieux et qui n’occupent pas le terrain comme lui, chez qui le besoin de réagir hautement ne vient pas empêcher l’intelligence de prendre son envol, et d’accomplir sa tâche. Parce que c’est bien cela qu’il fait, quand, mû par une remarquable intelligence, l’effort de René Lévy en direction du texte chrétien fait son ouvrage, et qu’à l’occasion d’une réaction de M. Finkielkraut, tout cela est réduit à néant dans la scène du discours public, dans l’éternelle scène des intellectuels. Je vais imiter ici M. Finkielkraut, qui a toujours, dans ses interventions, son moment gouailleur – et conclure : « ça s’appelle casser la baraque. »
Eh oui, il y a des réactions, il y a des prises de parole qui sont hautement nocives, parce qu’elles replongent lourdement dans la confusion, d’un coup de matraque réactive, les esprits en qui l’intelligence s’efforce patiemment de produire la clarté et la distinction.
Pour finir, il me reste à faire mon autocritique, au cas (tout à fait inenvisageable, car Dieu merci je suis insignifiant) où j’aurais ici suscité une réaction chez M. Finkielkraut : « Je suis un petit écrivassier irresponsable, je ne sais pas ce que je dis, je me vautre dans une ironie qui est l’outil de ma vulgarité et de ma violence, et puis, qui je suis, moi, qu’ai-je à faire valoir, comme papiers normaliens, pour oser prendre la parole ainsi dans l’espace public ? »
Il n’est plus utile de réagir, à présent.
Mais peut-être, qui sait, ainsi que l’avait suggéré Benny Lévy lors d’un entretien mémorable avec M. Finkielkraut, serait-il utile « d’aller au Beth Hamidrach » ? D’aller étudier ?
Las ! M. Finkielkraut y avait entendu un propos religieux, un propos de juif orthodoxe, avec tout le tintouin et le saint frusquin.
Mais vous vous trompez, cher Monsieur ! Un vrai Beth Hamidrach n’est pas l’E.NS., ce n’est pas un église !
C’est un endroit où l’on est censé étudier, c’est-à-dire apprendre à penser.
[1] Une précision : réagir ne veut pas dire, par allusion, être réactionnaire. Peu m’importe l’inscription dans la culture politique ; c’est dans son geste intellectuel que le symptôme m’intéresse.
[2] On demandera : « Et ici, René Lévy n’a-t-il pas, à son tour, réagi ? »
Nous répondrons par la négative ; parce qu’il est talmudiste, et qu’une nécessité s’impose à lui de protéger le Nom juif de sa profanation. Son geste ne visait rien d’autre.
[3] Disgrâce du signe, essai sur Paul de Tarse, L’Âge d’Homme, 2013.
Finkie ne réagira peut-être pas, mais il pâtit déjà. Imaginez sa colère, vous aurez sa réaction.