Paris, le 8 avril 2013
Rien, S. D. m’avise que son hebdo ne retiendra rien des propos qu’elle avait recueillis auprès de divers psychanalystes, dont moi-même. Je l’assure de ma compréhension. Celle-ci n’est pas feinte. « L’actu » dicte sa loi, et l’actu est changeante. C’est ainsi qu’elle captive ses amants. Inutile de plonger au fond du gouffre (…) pour trouver du nouveau : il se passe déjà plein de choses dans le grand troupeau parqué par le Destin.
De Baudelaire à Hegel
L’actu est le discours universel, le serpent de la sagesse déroulant ses anneaux. Nous n’avons pas d’autre Dieu. Et c’est une Déesse. C’est Diva ! C’est, dirai-je, l’Autre sans Autre, celui ou plutôt celle de Lacan. C’est ainsi que j’aime à entendre le dit fameux de Hegel sur la lecture du journal comme Morgensegen (prière du matin) du philosophe.
Le commentaire que lui consacre la précieuse édition des Notes et fragments. Iéna 1803-1806 de Hegel (Aubier, 1991, p. 140-142) complexifie la question, il ne la bouleverse pas. Le groupe Jarczyk, Labarrière et alli achève ses considérations sur une lettre de Hegel en date du 28 janvier 1807. Je ne résiste pas au plaisir d’en faire lire un fragment.
« La philosophie est quelque chose de solitaire ; certes, il ne lui sied pas de fréquenter les rues et les marchés, mais on la tient encore éloignée de l’action des hommes, des choses dans lesquelles ils mettent leur intérêt… » Hegel, lui, au contraire l’en rapproche. Il est attentif à « l’histoire du temps présent ». La pensée selon lui ne saurait être indifférente aux « lieux de la libido », si je puis m’exprimer ainsi.
« Si je puis » ? Oui, je le puis. Je n’ai pas besoin de l’autorisation de Nora (Pierre) pour le parodier. Ce qu’il appelle les « lieux de mémoire », ce sont précisément ceux dont la libido s’est retirée, ou est en passe de le faire. A l’autre pôle, il y a les Mythologies de Barthes. Dans l’admirable pyramide éditoriale édifiée par une armée d’historiens pour Gallimard comme pour Pharaon, on respire la mort. Le petit livre pétillant du sémiologue solitaire est une eau de Jouvence, a joy for ever.
Hegel poursuit : « La science seule [entendez : la (ma) philosophie] est la théodicée : elle nous gardera tout autant de l’étonnement animal devant les événements que de l’attitude plus intelligente qui les attribue aux hasards de l’instant ou au talent d’un individu, qui fait dépendre le destin des empires d’une colline occupée ou non occupée ; elle nous gardera de nous lamenter sur la victoire de l’injustice ou la défaite du droit. » Comprendre : la vérité d’Austerlitz, vous ne la trouverez pas sur le plateau de Pratzen ; jamais de complaisance pour le lamento des vaincus ; Napoléon à Iéna, Weltgeist à cheval ; etc.
Maintenant, peut-on être à la fois hégélien et stendhalien ? Oui, puisque je le suis. Suis-je divisé ? Suis-je tantôt l’un, tantôt l’autre ? J’avais du goût, jadis, vers quinze ans, pour un texte de Montherlant qui s’intitulait « Syncrétisme et alternance ». Il faudrait que je le relise. Il y avait, si mon souvenir est bon, l’épigraphe de Proudhon à sa Philosophie de la misère, mais inversé : « Aedificabo et destruam ». La formule viendrait du Deutéronome ou de l’Ecclésiaste. Il faudrait surtout que j’éclaircisse l’affinité qu’il y a, l’intimité que je sens, entre le petit fait vrai et le système, entre le culte de la contingence et la religion de la nécessité, entre l’aléa et le CQFD.
Il n’y a pas d’imprévisible pour qui ne prévoit rien. Il faut la loi pour qu’il y ait transgression. Le désir, c’est la loi, dit Lacan. Au fond, c’est l’identité des contraires, philosophie de Montherlant. Une dialectique sans dépassement, arrêtée au va et vient.
My take on the Cahuzac case.
Mercredi dernier, on s’intéressait donc à la psychologie de M. Cahuzac et à celles de ses dupes. S. D. se demandait : où a-t-il trouvé le ressort de mentir comme un arracheur de dents ? comment a-t-on pu le croire ? quelle satisfaction trouvait-il à mentir ? quelle satisfaction trouvons-nous à suivre ce feuilleton ?
Ce registre est désormais périmé. L’universel a pris le relais de l’individuel. Les petits mensonges du ministre Cahuzac ont déclenché dans le pays, ou du moins dans sa classe politique, une crise de grande ampleur. Les médias renvoient les psychanalystes à leur cabinet. Font leur entrée politologues et sociologues, économistes et juristes, éthiciens et académiciens. Bonjour, messieurs qui nous remplacez ! Nous vous lirons avec intérêt.
En attendant, je te livre, ô Diva, mes quatre divagations de jeudi dernier.
1. – La jouissance de mentir
« In vino veritas ». Selon Tacite, c’est dans des beuveries que les chefs des Germains débattaient des décisions importantes : ils pensaient qu’un homme ivre ne saurait mentir. Cependant, il y a une ivresse propre au mensonge, qui peut aller jusqu’à la mythomanie. L’enfant croit d’abord que ses parents connaissent ses pensées. Quel triomphe quand il s’aperçoit que, non, l’Autre ne sait pas. C’est ce triomphe que réédite sans cesse le menteur. Le menteur jouit du non-savoir de l’Autre. Et c’est une jouissance addictive.
De plus, qu’est-ce que la vérité dans les affaires humaines ? C’est quelque chose qui se plaide. Ce n’est pas un constat objectif, c’est un récit, et qui a un sens. C’est une narration. Lacan disait : « la vérité a structure de fiction ». Le menteur exploite la structure de fiction de la vérité.
Le menteur est un artiste, mais à l’envers. L’artiste dessine une pipe, et dit « ceci n’est pas une pipe », c’est le dessin d’une pipe. Le menteur dit : « C’est une pipe », et vous prenez ce qu’il vous raconte pour la chose même.
2. – Pourquoi une telle émotion dans la société ?
Le chef du fisc fait lui-même de l’évasion fiscale. C’est comme un solécisme dans le discours politique, une faute de syntaxe. Et cela crée la même épouvante que dans le célèbre film d’horreur des années 20, Le Cabinet du Dr Caligari, quand, à la fin, le héros se retrouve interné dans un asile dont le directeur n’est autre que le fou criminel qu’il a poursuivi tout le long du film. L’ordre social repose sur la parole, la paix civile suppose la véracité. Le moment où on entrevoit qu’en réalité, rien ne garantit la vérité du verbe, c’est comme si la société vacillait sur ses bases. D’où l’épidémie de « moraline » à laquelle on assiste.
3. – Pourquoi une telle émotion dans la classe politique ?
Au lieu de tempérer l’émotion, la classe politique fait de la surenchère. C’est pour se dédouaner. Les médias suivent.
« Une faute impardonnable ». Jusqu’à présent, les seuls délits imprescriptibles, c’étaient les crimes contre l’humanité. Le délit dont M. Cahuzac s’est rendu coupable est-il de cet ordre-là ? Il a ridiculisé M. Hollande, roulé le parti socialiste dans la farine, trompé sur ses avoirs le gouvernement et le Parlement. Eh bien, voyez John Profumo, ministre anglais de la Défense au début des années 60 du siècle dernier.
Il ment au Premier ministre et aux Communes au sujet de sa liaison avec Christine Keeler, par ailleurs maîtresse de l’attaché militaire soviétique. Il démissionne de sa charge et se retire de la vie politique. Il s’adonne à des activités philanthropiques, nettoie les latrines d’un centre caritatif, recrute des donateurs. Douze ans plus tard, il est nommé CBE, Commandeur de l’ordre de l’Empire britannique. Il est invité à l’anniversaire de Mme Thatcher. Pourtant, il avait mis en péril la sécurité du pays et celles des pays de l’OTAN. A côté, le délit de M. Cahuzac est un enfantillage.
4. – Qu’est-ce que l’événement touche en nous ?
Notre sadisme. Les fantasmes du corps morcelé. Comme avec DSK. Rappelez-vous les statues de Staline, de Saddam Hussein, mises en pièces. Une idole est à terre, un homme puissant est abattu. L’instant d’avant, il était charismatique, phallique, le voilà un déchet. On le déchiquète, on l’éviscère, on l’écorche. Symboliquement, bien sûr. C’est le songe d’Athalie : « Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux Que des chiens dévorants se disputaient entre eux. »
Paris, le 9 avril 2013
« La faute de François Hollande. » C’était le titre du point 5, que j’avais ajouté de mon chef au questionnaire. Je le reprendrai dans ce que j’écrirai pour lepoint.fr avant de revenir ici. Ce changement d’adresse, c’est Diva Actu qui me le commande. Comment dit-on ? « Porter le fer dans la plaie. » Le Point, magazine d’intérêt général, est plus voisin de la plaie que ne l’est la RDJ, revue d’intellos (je dis ce qu’on me dit).
Bye, bye, Maggie
Entretemps, Thatcher est morte. C’était une diva, et comment ! Depuis la Callas, je n’en vois pas d’autre de ce calibre sur la scène publique. Merkel ? Pas du tout : c’est un bonnet de nuit.
Mélenchon voit Thatcher aux enfers. Il est vrai qu’elle a brisé le mouvement ouvrier anglais. J’ai vibré, je m’en souviens, à ce combat titanesque. J’étais de tout cœur avec les mineurs, partisan du NUM, d’Arthur Scargill, et tout et tout. Cela ne m’empêchait pas : 1) d’être soufflé par la détermination de la bitch ; 2) d’être déçu par le roi Arthur, que la fille d’épicier roula dans la farine, tout stalinien qu’il était ; 3) de ne pas être persuadé de l’avenir du charbon anglais.
« Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point. » Du côté de Stendhal, on adhère à la maxime de Pascal. En fait, Pascal, Stendhal, même combat ; le reste relève du narcissisme des petites différences. Du côté de Hegel, en revanche, « la loi du cœur » est mise au principe d’un délire. « Le délire de la présomption », traduit Hyppolite. Lefebvre dit : « la folie de l’infatuation ». Le terme original est : « der Wahsinn des Eigendünkels. »
Cependant, selon Marx, Engels, Lénine, Mao, c’est la raison, non le cœur, qui commandait de soutenir le combat – perdu d’avance – de la Commune de Paris, restée depuis lors le marqueur de la gauche ouvrière. Would be Communard ou Versaillais, c’est la ligne de démarcation entre le peuple et ses ennemis Ce binaire est plus exigeant que celui de Pierre Bayard, « résistant ou bourreau ». On a fait « le livre noir » du communisme, a-t-on fait ses « lieux de mémoire » ? La Commune de Paris y tiendrait la première place. Dieu sait si on y respire la mort. C’était, pensait Lénine, la préfiguration de la dictature du prolétariat. Tout en honorant la mémoire des Communards, j’ai toujours trouvé de mauvais augure cette exaltation d’une défaite annoncée. Même malais quand j’ai visité Massada.
Il n’est pas besoin d’aimer pour admirer. Ce sont des passions distinctes. J’admire d’autant mieux Bismarck, par exemple, que je ne l’aime pas du tout. J’ai dévoré la dernière biographie, parue il y a deux ans, par Joseph Steinberg. Elle utilise la correspondance des contemporains pour donner du « Chancelier de fer » un portrait intime qui décoiffe. Sur la « Dame de Fer », je n’ai rien lu de bien sensationnel, y compris ses propres mémoires. Malgré le talent toujours top de Meryl Streep, le film est nul. Il m’avait aussitôt donné l’envie de revoir la vraie sur You Tube. Et là, j’ai tout visionné. Quel abattage ! Quel talent !
Troisième personnalité de fer : Staline. Là, Young Stalin, de Montefiore, l’emporte sur tout ce que j’ai pu lire du tyran géorgien, qui est mort dans son lit. Etouffé, peut-être, pour en finir, sous un édredon, par Béria ou un autre, mais enfin, comme Salazar il a tenu la distance. Mélenchon, qui vient du trotskisme, pense certainement que Staline est lui aussi aux enfers, c’est la moindre des choses. Un « Dialogue aux enfers » entre Staline et Thatcher, dans la grande tradition de Fontenelle, aurait du jus. Plus Bismarck, pourquoi pas ?
Entre les deux monstres, Maggie, avec Bobby Sands à son actif et les 300 morts du General-Belgrano, ferait figure de sainte de vitrail.
Vive l’Entente cordiale !
Quand je pense que, sans ciller, elle a laissé mourir de faim Bobby Sands, et, l’un après l’autre, les neuf qui ont suivi, plutôt que de leur reconnaître la qualité de prisonniers politiques… « Dame de fer, Cœur de pierre/ J’irai en enfer. » Le plus invraisemblable, ce n’est pas ça, c’est qu’il n’y a pas eu alors en Grande-Bretagne la moindre pétition, la moindre objection venant d’intellectuels ou d’artistes.
J’étais peu après à Oxford ou Cambridge, et je devisais avec une jeune femme, universitaire, adhérente du Labour, et de pure souche prolétarienne : son père avait été un important dirigeant syndical, il avait fini Lord. [C’est tout de même autre chose que la Légion d’honneur. Imaginez par exemple : Lady Parisot ! Lord Melenchon ! Lord Borloo !] Je lui confiais l’horreur que suscitait chez moi la mort des dix Irlandais, et mon étonnement devant l’atonie de la jeunesse et de l’intelligentsia au Royaume-Uni. Je ne peux pas dire qu’elle m’expliqua pourquoi il en était ainsi, mais elle me le fit comprendre, par son incompréhension totale des sentiments qui pouvaient nous agiter en République française.
Je me souviens d’avoir pensé alors: il y a sans doute une insensibilité spéciale des insulaires devant la mort. Voir le Japon. Ou même la Corse. Napoléon en est le meilleur exemple. Les Anglais ont d’ailleurs une passion pour lui. Metternich lui prête ce dit qui indignait si fort le cher Henri Guillemin : « Pour un homme comme moi, la vie d’un million d’hommes ne vaut pas plus que de la m….. » Autre version : « Un homme comme moi se soucie peu de la mort de deux cent mille hommes. » En tous les cas, Thatcher, Milk Snatcher, se souciait comme d’une guigne de la mort de dix hommes dans ses prisons, et fricotait avec Pinochet.
Le Socialist Worker a sorti un « Rejoice ! Thatcher is dead special ». On y trouve un texte de Steve Hamill, ancien mineur, où sa disparition est saluée en ces termes : « Hooray, she’s dead » « May her body putrefy, fester and turn to dust » « I worship the ground that’s coming to her, and I’ll miss her like my last shit. » C’est la réponse du berger à la bergère. Ces Anglais ne sont pas des délicats. Ils ne mâchent pas leurs mots. Quand Mélenchon s’en fait l’écho lointain, en France on tombe dans les pommes.
Il est vrai que les Français n’ont pas eu à souffrir sous Maggie. C’est elle, c’est son destroyer, le Sheffield, qui eut à souffrir d’être envoyé par le fond sous un Exocet, tiré par les Argentins, mais bien de chez nous. En somme, eux sont des brutes mal dégrossies, et nous des hypocrites efféminés.
La baleine et l’ours blanc
Margaret Thatcher est partout dans la presse. Hommage presque unanime à sa volonté, à son courage. Pas besoin d’en dire plus : François Hollande est dans le collimateur.
Dans Le Débat, Slama soulève, à propos de la somme de Jacques Juillard sur les gauches, la question des tempéraments politiques. Eh bien, Thatcher et Hollande sont des tempéraments si différents qu’ils passent sans se voir. Un parallèle entre les deux serait à faire bailler. Thatcher et Mitterrand, ça aurait du sens, car il y avait du fer dans le Français. C’était une lame, flexible comme le fleuret, tandis que la fille d’épicier, elle, maniait plutôt le sabre d’abordage ou la masse d’armes. De Gaulle et Thatcher ? Thatcher et Sarko ? Thatcher et DSK ? Ce sont des rencontres plaisantes à imaginer. Mais Thatcher et Hollande ? C’est comme Merkel et Hollande : on ne voit pas, on ne voit rien.
En fait, c’est le principe même de ces tête-à-tête qui ne sied pas au personnage de François Hollande. Il est comme entouré d’un halo de solitude. Il y a chez lui quelque chose qui évoque la phrase de Duchamp citée par Lacan : « Le célibataire fait son chocolat tout seul.