* Pour Télécharger la correspondance de Mitra Kadivar et Jacques-Alain Miller : Cliquer ici
Mitra et JAM
Ou la folle correspondance d’une amazone et d’un franc-tireur
par Deborah Gutermann-Jacquet
Temps 1 : Activité subversive en milieu hostile
On nous écrit de Téhéran, tel est le nom de la brochure publiée sous l’égide du Lacan Institute, à paraître aux Éditions Navarin/Le Champ Freudien. Celle-ci reprend les échanges entre Jacques-Alain Miller et les différents protagonistes de l’affaire Mitra Kadivar : Mitra elle-même, puis ses étudiants et ses médecins dès lors que la psychanalyste, enfermée, n’a plus la possibilité d’écrire et de téléphoner librement.
Le 12 décembre 2012, Mitra Kadivar écrit son premier message « SOS » : « Cher M. Miller. Je suis dans un pétrin, ils sont en train de m’envoyer à l’hôpital psychiatrique. Faites quelque chose SVP. » Ainsi commence la folle correspondance entre la psychanalyste iranienne qui est dans le collimateur des autorités de Téhéran et Jacques-Alain Miller. La psychanalyste, c’est ainsi en effet que se désigne celle qui fait exception dans son Orient lointain : « Depuis la mer Noire jusqu’à la mer de Chine je suis la seule, et vous le savez mieux que personne », confie-t-elle à JAM alors qu’elle est encore libre.
Mais l’hérétique est allée trop loin : après avoir importé la peste freudienne et lacanienne en terre perse, la voici qui entend ouvrir un centre pour toxicomanes dans son immeuble. Les voisins auraient alors déposé plainte. Tour à tour, chacun des plaignants pourra dire aux experts psychiatriques missionnés pour évaluer la santé mentale de Mitra Kadivar, à quel point celle-ci était bizarre : n’écoutait-elle pas la musique trop fort et ne se plaignait-elle pas quotidiennement d’un enfant qui courait à longueur de journée sur le plancher du dessus ? Le hic, c’est que les voisins nient justement l’existence de cet enfant tapageur. Mitra hallucine, elle est donc bonne à enfermer.
Le 24 décembre, celle qui disait quelques jours plus tôt combien « tout le monde » est « seul dans son rapport à la cause analytique » est arrêtée et menée à l’hôpital psychiatrique. La solitude est. C’est de structure et pour chacun, mais lorsque l’on fait école à cinq au milieu de 75 millions d’habitants, on l’éprouve de manière plus radicale, plus dénudée encore.Le « Je vous soutiens » que JAM lance à celle qui habille la solitude de l’exception sera un appui dans la tourmente.
Une fois arrêtée, le verdict sous forme de diagnostic tombe : « Schizophrénie à déclenchement tardif » décrèteront alors les experts évaluant la santé mentale de leur éminente et non moins dérangeante collègue.
Temps 2 : « in treatment »
Mitra enfermée, elle n’a plus de connexion Internet et Jacques-Alain Miller correspond désormais avec ses étudiants et le jeune médecin ambitieux chargé de son suivi. Celui-ci se montre au départ caressant et admiratif du génie psychanalytique parisien : « I think, you, as a senior psychoanalyst that my dream is to attend in your courses, can help to solve this problem… » Il se montre ouvertement décontenancé par la ténacité et le mépris de sa patiente qui le dit sans ambages « incompétent ». On les imagine, lui et ses collègues, sérieux dans leurs blouses blanches, sûrs de leur savoir compilé dans le DSM IV, profondément tranquilles, et soudainement détrônés de leurs certitudes par une amazone lacanienne qui leur annonce qu’elle ne parlera avec personne d’autre qu’un psychanalyste confirmé et qu’ils peuvent tous retourner au magasin des accessoires. « You are in the wrong and you are not at the level of me » aurait-elle dit à son petit docteur, qui rapporte, éberlué, ces paroles à JAM. Mais la posture de l’amazone révoltée alimente le dossier à charge et le diagnostic de psychose, fondé en partie sur son refus de « coopérer » et ce qu’ils prennent pour de la mégalomanie.
C’est alors à Jacques-Alain Miller de plaider, déployant des trésors de tact pour tenter de les convaincre d’accepter que Mitra soit soignée en France. Refus de Téhéran. Le premier interlocuteur en charge est aussi poli qu’il est fuyant. JAM songe alors à l’envoi d’émissaires, mais le Quai d’Orsay freine. Pendant ce temps, le traitement chimiothérapique est imposé à Mitra, le jeune et zélé docteur évincé puis remplacé par un autre. Les étudiants de Mitra sont reçus à plusieurs reprises par les autorités de l’hôpital qui se renseignent sur les intentions françaises et semblent moins sûrs de leur fait.
Début février, Mitra peut à nouveau écrire, avec un superbe dédain : « j’ai eu une permission d’accès à internet depuis avant hier et tout cela grâce à votre intervention et à la peur que vous causez chez ces crétins. » Avant d’ajouter : « Merci infiniment pour tout ce que vous faites pour moi. Je n’aurais jamais imaginé que j’en arriverais, dans ma carrière psychanalytique, à ne pas trouver les mots pour remercier quelqu’un plus d’une fois. » En effet, la campagne a commencé ici dans les premiers jours de février. La tonalité en est donnée dans ces mots, adressés par JAM à l’amazone : « Judith, mon épouse, et la fille de Jacques Lacan, se joint à moi pour vous dire : bonne chance. Elle m’a dit : si quelqu’un veut faire du mal à Mitra Kadivar, le monde entier en entendra parler ; il vaut mieux qu’elle rentre tranquillement chez elle, et que tout s’efface, comme un cauchemar. » Le monde entier en a entendu parler, et il ne fait pas de doute qu’elle rentrera bientôt tranquillement chez elle.