Nous sommes faits. Rien ne nous semble, à ce moment où j’écris, plus consistant, plus façonné, devrais-je dire, plus fait que notre substance d’homme – celle qu’on nous a présentée, et dont chaque jour qui passe rend l’agrégation plus sèche, plus lourde, et plus minérale. Eh bien ce soir, ce soir de nouvelle grande manif, j’ai eu si vivement le sentiment que nous étions faits, cette fois, pour de vrai, dans tous les sens du terme – qu’il faut que mes quelques lecteurs me le pardonnent, mais que je le leur dise. Qu’ils me pardonnent le commencement bien subjectif de mon article.

Car il y aura une petite anecdote – dans le bus, au moment du commencement de la manif, j’avoisine une dame en burqa ; laquelle, pendant que je parlais avec mon camarade qui était assis à ma gauche, se mit à invectiver ses voisines, des jeunes beurettes un peu provocantes, en les traitant de « démons ». Puis de se retourner vers moi, et de me dire : «  Moi, j’ai perdu ma liberté, à cause de ces démons. » Puis, après un temps :  « C’est bien que vous mettiez votre kippa. C’est le début de la guerre de Gog et Magog, vous savez ? Le camp du mal se rassemble, et il faut que nous luttions ! Vous avez la Torah, et nous avec le Coran… »

En somme, un vrai début de dialogue judéo-islamique.

Interprétons : « j’ai perdu ma liberté » ; ce qui veut dire que cette jeune femme ne mettait, par exemple, qu’un foulard, puis que, terrifiée par le cours des évènements, elle s’est mise à arborer la burqa. Geste apocalyptique, donc. Un esprit journaliste (j’assume l’adjectif, qui me paraît d’un usage plus réaliste que l’usage substantif)  classera cela au rang de la surenchère. Un esprit psychanaliste, de l’hystérie. Deux ânes, drapés dans leur maigre pelage.

A cette hâte classificatrice, je voudrais opposer ma réponse muette, que la bonne dame n’a donc pas entendue : « Chère Madame, certes, on vous jugera folle. Certes, vous vociférez. Certes, vous êtes aspirée par le délire religieux qui s’empare de nous à nouveau. Mais quant à moi, qui essaye d’être juif autant que ma paresse et ma bêtise me le permettent – c’est-à-dire très peu – je ne peux que vous dire ceci, car il n’est de juif que celui qui se met devant le texte et se met à l’étudier : Ecoutez vraiment, que sais-je, vos sourates du Coran, ou votre poésie d’Omar Qayyam ; écoutez-les, tranquillement, en rentrant chez vous ; prenez le temps de les écouter ! Parce que, vous savez quoi, chère Madame ? Vous ne les écoutez pas. Je ne vous demande même pas de les étudier ! De les écouter, seulement ; de prendre le temps de les écouter, dans le silence, dans un silence, que vous viviez dans un studio ou un palais, qui recréera, tout autour de vous, le plus absolu, le plus torride, le plus doré et cuisant des déserts. Parce que, pour le moment, vous n’écoutez pas le Coran. Vous n’écoutez, et vous n’en pouvez mais, que le Journal Libération.»

Ce ne sont pas des choses qui se disent, n’est-ce pas ? Pas à une jeune femme intégriste, fût-elle pathétique, et tremblante derrière sa burqa. Et surtout pas au Journal Libération, surtout pas, par exemple, à son rédacteur en chef, qui est un monsieur dont la tâche est de conduire, de produire, de diriger des opinions, et qui l’assume, il faut dire, pleinement (informer : ce terme, je le regrette, est aristotélicien, et ne peut tout de même pas décemment être appliqué au réel du journal Libération. Ou alors on est en plein délire. Et il y a un moment où le délire nuit. C’est comme ça ; c’est ce qu’un Lacan, ou un Jacques-Alain Miller, appellent le Réel, dans tous les sens qu’ils se plaisent à en voir miroiter.)

Pourtant, je continue d’affirmer : cette jeune dame écoute, et n’écoute que le journal Libération. De même que la foule, d’hier, celle qui milita pour le mariage pour tous, de même que la foule d’avant-hier, qui milita contre le mariage pour tous, de même que les lecteurs de Jacques-Alain Miller qui suivirent son appel, tous, disais-je, étaient des lecteurs du Journal Libération. Ledit journal qui disait, hier, commentant les déclarations de Mme Barjot, qu’elle « surjouait la gentille », qui disait, hier, que les enfants venaient enfin y trouver des papas et des mamans, qui disait, hier, sous la plume de M. Bourmeau, que c’est « aux élus de la nation qu’il revient de dire la loi » ; qui disait, dans son plaisant usage des jeux de mots, à propos de la manif :  « ça va marcher » ; qui disait : « La Belgique, terre d’accueil pour la PMA » ; qui disait : « PMA, cinq slogans passés au bistouri » ; qui décrivait telle manifestante, « militante dans l’âme » ; qui stigmatisait M. Gaino, qui stigmatisait « la Droite », qui – arrêtons.

Qu’on nous comprenne : nous ne voulons pas jouer aux grands esprits ; nous ne venons pas prendre la pose, hamlétiques, et dire Words ! Words ! Words !

Et pourtant, il y a de quoi.

Homosexuel ; hétérosexuel. Un seul instant, avez-vous écouté, dans le silence, la laideur hagarde de ces deux mots ? Certes, sexuel, ça dit sexualité, et pas de doute que ça vous occupe et que vous aimez, sans le moindre doute ; mais tout de même, se dire qu’on est un homo, ou un hétéro, dites-moi, dans quel ignoble film de science fiction êtes-vous allé chercher ça ?

Homoparentalité. Où voir le chemin qui mène, disons, d’une certain âge, d’une certaine position subjective, à ladite position subjective complétée d’un enfant qui vous pend aux basques, à travers ce mot d’homoparentalité. Est-ce que l’homoparentalité va générer, du point de vue des personnes, des vécus, ou, pour parler comme les assistantes sociales, des ressentis, de l’homoparentalitude ? Vaste, profonde, puissante question ! Pour la rubrique Rebonds ?

Gay. Voilà, pour ne pas dire homosexuel, dont on a soudain été dégoûté, comme dans un hoquet, on dira gay. Gay « fait partie de l’évolution naturelle de la langue », dira-t-on. L’évolution naturelle de la langue, c’est bon pour les linguistes, et encore. Je serais curieux d’entendre M. Milner sur l’évolution naturelle de la langue. Pour celui qui aime la langue, qu’est-ce que gay vient faire ? Qu’est-ce que ce mot vient performer ? On dira qu’il a le mérite d’aider ceux qui sont en souffrance, de sortir de leur souffrance. Dites-moi, si c’est, ou si ce n’est, jamais, toujours, une souffrance, d’être soi, ou de ne l’être pas – peut-on supporter, c’est à dire ne pas souffrir atrocement, un seul instant, d’être réuni, chosifié, dans cette ignoble substance linguistique, pétrie de déni et d’un euphémisme d’autant plus  vain et superficiel qu’il est anglais ; qu’il ne s’ose même pas dans sa langue – exactement comme black, à ceci près qu’au moins black, passé la traduction, affronte, et même accentue l’effet de réel de la couleur de peau ?

Résumons-nous : comment, un seul instant, de pareilles dénominations sont-elles supportables, pour les sujets qu’elles sont censées viser ?

Et revenons, pour mieux dessiner le décor, à notre première stupéfaction : comment, pour encadrer, festonner, décorer ces noms précédemment nommés, tel un char de carnaval, de ces carnavals brésiliens de la belle époque où les cotillons cachaient les mitraillettes, et où les mitraillettes cachaient les cotillons, comment l’invective, l’anathème, les hoquets, les suffocations, les crises d’hystéries des dévots qu’on ose à peine appeler les curés du Bien-qu’on-défend et du Mal-qu’on-combat peuvent-elles subsumer tout l’être du journal Libération, qui se découvre pour l’occasion la vocation des Euménides, à poursuivre de leur rage vengeresse tout ce qui n’est pas dans le décret de leurs propres dieux, dont le comble est qu’elles ignorent la doctrine, le sens et la fonction ? Tant de violences faites à la langue ! Tant de violences faites à l’esprit ! Tant de cris et de vociférations !  Et pourquoi ?

Oui, on sait : l’amour, la souffrance. On a compris, vous aimez l’humanité, vous êtes les gentils, et les autres sont les méchants. Discours néo-conservateur : Libération est un certain ersatz du Christianisme, dans sa dimension de la plus grande misologie. Mais cela ne suffit pas tout à fait. Parce qu’on est encore, ici, dans l’invective, dans la politique.

Et, politiquement, une extrême envie de crier à la face dudit rédacteur en chef du journal Libération que tout ce déballage, depuis tant d’années, de chroniques, d’images, de gestuelles doxiques, d’agitation culturelle où la morale commune eût réprouvé ce qu’on appelait autrefois de l’obscénité, et où elle se tait, bref, ce qu’on désignait dans le monde de 68 (où le Journal était né) du nom de Militantisme, avait ici perdu son origine secrète, marxienne, maoïste, ce qu’on veut, bref, avait perdu son âme – car il n’y avait rien, dans ces gesticulations, de l’appel d’air, du désir, de la demande d’un ailleurs d’un monde bourgeois ; rien de gauchiste, quand gauchiste voulait, jusqu’aux radotages de M. Badiou, signifier les discours de vérité, avec toute la transcendance que le grand mot trimballait avec soi ; nulle vérité, nul Pierre Overney assassiné par les bourgeois, mais rien que d’infâme, de pure, d’unitive et lisse bourgeoisie – en tant que bourgeois signifie exactement ce que signifie la haine de la pensée ; car c’est cela qu’est devenu le journal Libération, une machine à militer pour qu’il ne se pense rien d’autre que les mots d’ordre qu’il débite.

Le dernier mot d’ordre : que le sexe est l’ultime objet de militance. Car il est objet de persécution. Sus à la persécution ! Soyons radicaux !

On dira : l’auteur de l’article est conservateur ! L’auteur de l’article est réactionnaire ! L’auteur de l’article, il a dit « juif », hein, allez, l’auteur de l’article est comme le rabbin Bernheim, l’auteur de l’article est un rabbin !

Mais tous ces mots, conservateur, réactionnaire, et même rabbin (que j’opposerais au mot en hébreu, mais ça ne regarde que moi), ce sont pour l’auteur de l’article les mots du non-être ; alors que tout ce que l’auteur de l’article essaye de dire, ce n’est pas de l’être, mais seulement un peu de désir d’être…

Jean-Claude Milner, dans les Penchants criminels de l’Europe démocratique, où il montre que la silence sur la victoire de Hitler organise la nouvelle collaboration franco-allemande, dans une expulsion définitive, hors de son espace, du nom juif, que ledit Milner, pour des raisons profondes, associe à la quadruplicité – le père, la mère, le fils et la fille –, énonce, il y a dix ans, donc, quand il produit ces thèses (une éternité – comme tout ce qui sépare la puissance de l’acte !), un concept dont nous ne prétendons pas avoir fait le tour, mais qui nous paraît tellement lumineux, ici, qu’il doit être dit : la société illimitée.  La société illimitée, où nul dehors n’est supposé, n’est admis, n’est pensable, de la régulation opérée par le social (et, dans la sphère de l’intellect, par ses penseurs, les sociologues) ; nul dehors n’est pensable, de l’être social ; nul dehors n’est pensable, de la société. Point de Rousseau en promeneur solitaire; point de Thoreau dans ses bois – ces figures, aujourd’hui, répertoriées, et donc socialisées, on les dirait aujourd’hui conservatrices, puisque le conservatisme est la position politique de la demande de confort à l’égard du politique – lâches ! criera M. Demorand, qu’est-ce que vous faites du malheur des hommes ?

Nul malheur, en vérité, nul malheur si l’on pense dans le silence, mais la fureur du social, l’hybris, l’hystérie de la bête sociale qu’est l’Europe devenue ; elle qui n’avait vécu, ou plutôt le croyait, jusqu’à Auschwitz, que pour ses Mozart et ses Mallarmé, ses Hölderlin et ses Titien, et même ses Rimbaud et ses Van Gogh, que pour les exceptions qu’elle savait nourrir en son sein et qui avaient fait dire à ses phénoménologues, qu’elle était, comme le rappelle aujourd’hui BHL en invitant à la sauver, une idée spirituelle – elle était à présent, morte tout à fait à sa vocation spirituelle, de la substance sociale, spongieuse, dilatable à l’infini, cette agora sans dehors, où Big Brother, et sa minute de la haine, se retrouvent dans le visage surprenant de M. Demorand !…

Car c’est haïr les hommes que de leur prêter une substance ; je ne suis pas plus homo qu’hétéro, plus gay que triste ; je ne suis rien qui se saisisse, et tout qui s’invente, tout qui échappe à mesure qu’on croit le tenir – je suis, si je dis ainsi, ce vieux rêve qu’on appelle l’homme, et que, dans leur parfait accord, la porteuse de burqa et M. Demorand ont invité, chacun dans son cortège, avec sa bande de braillards, nullement méchants, mais seulement très tristes, très sociaux, et très bêtes, à exterminer pour de bon.

Taisez-vous un peu ! Laissez-nous vivre en silence ! Taisez-vous, par amour du silence !

Libérez-nous de Libération !

On dirait une prière… Ça ne risque guère de marcher, mais au moins ça fait du bien à être dit.