La dernière mouture allenienne est son film italien, To Rome with love.
Après avoir fait escale à Londres (avec Matchpoint et Scoop) et à Barcelone (Vicky, Christina, Barcelona), le cinéaste new-yorkais a posé son sac à Rome. (C’est Medusa-film, dont le propriétaire est Silvio Berlusconi, qui a produit To Rome with love…)
Matchpoint s’épanchait sur le Londres des nouveaux-riches et leur dévotion maniaque aux rituels de la haute société anglaise, mimétisme que reproduisait ce film mid-atlantique à la perfection, tant les parentés et les liens entre Anglais et Américains sont étroits. Le thème en était la réussite par l’argent, telle que la nouvelle classe des enrichis “thatchériens” la personnifie. La conquête de cette richesse par le protagoniste – un Irlandais né pauvre, mais bon joueur de tennis – de Matchpoint était fortuite autant qu’ardue, en cela qu’il avait à se comporter en héros, riche autant de virtù criminelle que comblé par la Fortune (entendez la chance). La réussite, désormais, passe par l’homicide, nous enseignait ce film américano-anglais sur la culture du succès et l’accès à la richesse dans un monde post-weberien, où l’éthique protestante et l’esprit d’entreprise de jadis ont cédé la place à un coup de pistolet sur une maîtresse compromettante. Le vrai protagoniste du film était le beau-père britannique de ce héros “dostoïevskien” d’outre-Atlantique. Sous les rites de l’Angleterre pérenne que s’appropriait ce personnage londonien, avec ses vêtements taillés à Savile Road, le requin le plus horrible transperçait. Choisi par le beau-père anglais sur un court de tennis pour ses virtualités reproductrices, le beau-fils irlandais servait exclusivement à lui donner, ainsi qu’à sa fortune, un héritier. C’était L’argent de Bresson, sans la moindre brume religieuse. C’est de l’Idole, au sens du Veau d’or, du télos n° 1 du monde occidental d’aujourd’hui, que traitait ce film, qui aurait plu à Deng Xiaoping, le Guizot asiatique de la fin du vingtième siècle, auteur du fameux : « S’enrichir, c’est glorieux ».
Le film barcelonais, lui, n’avait pas plu aux Espagnols. Trop d“espagnolismes” ; un tantinet de poncifs écœurants et enrageants. C’était, à leurs yeux, un film “touristique”. Il s’agissait, en vérité, du portrait de deux gentils fiancés américains benêts autant que richissimes, dont l’un, le mâle, plus « square » et anti-sexy qu’il n’est possible, regagnait un temps New York s’y livrer à ses activités financières habituelles, ce qui laissait sa future gentille femme découvrir avec une terreur délicieuse le romantisme sexuel barcelonais torride dans les bras d’un couple au bord permanent de l’explosion passionnelle.
Les Italiens, non plus, n’ont pas aimé To Rome with love. En expatrié italien que je suis depuis des lustres, je m’interroge sur les raisons de leur mauvais accueil. Au-delà des poncifs qui n’y manquent pas, et de l’abondance des cartes postales à la manière de Fellini, dans lesquels le film se complaît (qui peuvent, certes, avoir heurté certaines susceptibilités locales), To Rome with love est un film profond et pas touristique pour un sou. Pour commencer, le seul Rome qu’il nous est donné de voir est le Rome ancien ou encore le Rome très habitable du “centre historique”. Saint-Pierre n’existe pas, on ne voit pas un prêtre dans ce film, sur lequel plane l’ombre amicale de Federico Fellini. Le film nous suggère en filigrane que les différences entre l’univers anglo-américain et les pays latins sont telles qu’il est inutile de fouiller la question, et qu’en conséquence les distinctions religieuses peuvent rester à la porte.
Ce film, via le prisme grossissant de la commedia all’italiana (d’où jaillissent les différents épisodes et intrigues qui le composent, dans un hommage constant à feu le cinéma italien), fait de Rome un endroit, une contrée, un lieu de demeure possible. Un Américain peut y vivre ou peut y avoir vécu. Le film commence par une promenade d’un célèbre architecte américain (un dénommé John, qu’Alec Baldwin interprète avec un talent presque “importun” qui nous énerve) dans le Trastevere de sa jeunesse. Mais cet architecte doit sa notoriété – sa fama – aux centres commerciaux grâce auxquels il a fait fortune. C’est ce que lui rappelle (« vous vous êtes vendu ») un jeune étudiant en architecture américain qui vit dans la même rue du Trastevere où John avait habité jeune. Le Paris de Midnight in Paris aussi était une demeure “possible”. “A chacun son Paris”, enseignait le film. Il s’agissait d’un endroit à tous et à personne, un lieu universel de l’esprit ou plutôt des rêves : un lieu uniquement imaginaire. Mais le Paris des rêves supposait un seul type de rêveur : le génie en herbe ambitieux et désargenté, à l’image du jeune Picasso des années 1900 débarquant de Barcelone et des bordels du Barrio Chino. Ici, le même garçon désargenté et génial était promis à l’héritière d’une fortune colossale. Ses éventuels beaux-parents américains arrivaient de New York, aussi odieux qu’un couple d’oligarques russes, et leur fille chérie n’étant pas la première venue, ils mettaient un détective aux basques du prétendant, qui, pour se soustraire à la traque universelle, basculait dans le rêve. Œdipe dans un palace parisien…
La Rome de Woody Allen est une ville à la fois possible et concrète. Mais qui, concrètement, peut en faire sa demeure ? Je vais répondre plus loin à cette question.
C’est à travers et grâce au cinéma que ce double caractère d’être une demeure à la fois possible et concrète, échoit au Rome de Woody Allen. C’est là le don d’un film qui se veut grand : être une trouvaille cinématographique.
Techniquement parlant, c’est une sorte de film à sketches, mais où chaque sketch fait son chemin à l’intérieur de l’ensemble comme s’il s’agissait d’en habiter une certaine quantité de pellicule, à l’insu des autres épisodes, des autres métrages de pellicule. Chacune des histoires racontées arrive vers la fin du film à sa propre fin. Le film s’épuise par l’immobilisation de ses différentes “stations” (le mot cinéma vient de kinesis, mouvement), il est fait de “cours d’eau” différents, qui ne se mêlent jamais ensemble. L’estuaire où ils s’aboutissent est la fin du film.
Le cinéma est en tant quel tel un don du voir ; il nous fait voir un dehors absolu. On ne se voit pas soi-même dans un film (à moins qu’il ne s’agisse d’un film psychologique, où la conscience est un objet, objet de “vision”). On est vus. Cela, cette passivité (passivité dans l’accueil d’un don), surgit du fond même de cet art. Ce don de faire voir est redoublé par l’emploi du second degré : les “épisodes” jaillissent du fin fond de la commedia all’italiana ; ce sont des citations de dons pluriels ; ils nous assaillent de tous côtés avec leur grâce. Ce sont des dons gracieux (gracious gifts), comme on le dit, que To Rome with love nous fait. Et comme ce sont des citations de la commedia all’italiana, le don de faire voir y est donc redoublé. Comme il s’agit de sketches, de fragments, de parcelles, le spectateur est constamment en manque et en demande : il en voudrait encore et encore, voudrait assister tout le temps à leur “éclosion”. Celui qui reçoit des dons, s’exclame toujours : “Encore, encore !”
Le premier don dans To Rome with love est un don érotique et d’amour. Le jeune Antonio (« un bel Antoine » interprété par Alessandro Tiberi), à peine débarqué avec sa toute jeune femme Milly (la très belle Alessandra Mastronardi) de Pordenone (une ville provinciale de l’ennuyeuse plaine du Pô) dans l’espoir que des parents à lui de Rome très fortunés (et très conformistes, très pieux), lui fassent le don souhaité d’un changement de vie, (ils sont supposés l’introduire à la crème du monde des affaires de Rome), est investi dans sa chambre d’hôtel – sa femme étant momentanément absente – par une fille de joie, une escort d’extrême beauté, Anna (Penélope Cruz). Par erreur, l’hôtel a attribué à Antonio la chambre d’un autre… à qui la direction fait le don-surprise d’une escort girl. Ce don fortuit est donc, dans le cas d’Antonio, doublement gratuit. Anna lui octroie « gratis » ses grâces. Ce don en est encore à ses premières manifestations – Anna l’irrésistible vient de renverser sur le lit d’un Antoine éberlué -, lorsque quatre parents du jeune-homme se pointent, se scandalisent, (mais le désir pointe sur le visage d’un des parents mâles, un monsieur spécialement tiré à quatre épingles ; on devine le grand seigneur courant les églises non moins que les hôtels de passe de luxe), qui prennent cette femme mal costumée pour l’épouse de leur petit neveu (n’est-elle pas sur le lit conjugal ?). L’occasion faisant le larron et la robe le moine, Antoine fait passer cette escort ravissante (et carrément habillée “comme une pute”) pour sa femme… L’espoir d’un changement de vie oblige à tous les truchements.
Je ne m’étends pas sur cet épisode, peut-être le plus hilarant de tous. L’italien de Penélope Cruz est ravissant ; et débordante est sa bonne disposition : elle veut procurer à Antonio une séance de sexe dont il se souviendra toujours, au profit de sa femme… Celle-ci, Milly, perdue dans le centre de Rome, est en train, elle, de s’engager dans des variations sur ce même thème de l’adultère impromptu. D’abord avec une star du cinéma nommée Luca Salta (« salta » signifie « saute »), un homme gras, rondouillet et huileux comme un mafieux new-yorkais (alors que les Italiens de ce film sont tous évidemment beaux), rencontré au hasard des rues sur l’un des sets de cinéma sur lesquels le promeneur tombe souvent dans Rome. Milly est flattée par l’intérêt que lui montre Luca Salta (présenté dans le film comme une célébrité italienne autant que le fut Marcello Mastroianni). Un voleur d’hôtel (un Riccardo Scamarcio of course très convaincant) pénètre à main armée dans la chambre d’hôtel où Milly allait se faire sauter par Luca Salta, et, après moult hésitations, elle commet un adultère en bonne et due forme avec le voleur.
Je ne m’arrête guère sur l’épisode interprété par Roberto Benigni. Il ne joue pas le grand comique qu’il est, pas plus que la star Luca Salta n’avait rien d’un Rudolph Valentino… Luca Salta est joué par Antonio Albanese, dont le physique imparfait convient davantage à l’acteur comique qu’il est lui aussi. Bref, “Benigni n’est pas proprement lui”. Cela ne se voit pas que c’est un comique. Il n’est là qu’en tant que fragment du dehors absolu qui est l’objet et la passion du cinéma. Il n’est qu’un parfait inconnu qui, un matin, en sortant de chez lui, se trouve entouré des caméras des télévisions et devient d’un instant à l’autre une célébrité malgré lui. C’est le fait même d’être vu, d’être une chose de cinéma (de caméras : de photographes, des télévisions), qui est célébré, dans le surgissement de cette célébrité locale. Comme c’était l’objet-même du film éponyme de 1998, Celebrity, Woody Allen s’est toujours intéressé aux travers de la Fama, à sa genèse involontaire (due à la Fortuna), à sa courte et accidentelle durée. Mais dans Celebrity, quelques raisons étaient données. Ici, pour ce petit employé travaillant dans un open space (peut-être un journaliste), aucune raison n’est fournie à sa bonne fortune. Pour un temps, il sera la coqueluche des plateaux de télévision, de la vie mondaine ; les femmes les plus belles en voudront partager le lit (sans que sa femme lui en veuille vraiment : il est devenu une image, un photogramme, un miracle)… Et puis, plus rien. Et il ne saura jamais, ne pouvant pas se voir soi-même, pourquoi il ne fut jamais que du vu, un fragment du dehors absolu que le cinéma saisit et chérit.
Rome offre à Woody Allen l’Américain une demeure possible et concrète : c’est finalement de vie et de mort qu’il s’agit. C’est la possibilité de la mort qui procure à la Rome de W. A. son élément concret. Et Woody Allen de s’engager de toute sa personne dans cette méditation. C’est en y tenant le rôle de Jerry que les enchères du film montent d’un coup. Jerry est a music promoter aux succès plus qu’incertains ; une certaine mise en scène de lui, l’opéra vériste de Leoncavallo, les Pagliacci (les Bouffons), où ceux-ci étaient habillés en oursins, a été son dernier et définitif flop. Il arrive à Rome en avion avec son épouse Phyllis (une Judy Davis pleine de jugeote) pour faire la connaissance du fiancé de sa fille et ses futurs beaux-parents. L’avion, sur le point d’atterrir, tombe dans des trous d’air qui épouvantent un Jerry âgé et au regard perdu. Phyllis ne tombe pas dans le panneau : en psychanalyste new-yorkaise de longue date, elle taquine immédiatement son mari au sujet de ses pulsions de mort. Tout juste pour en recevoir une réplique imparable : « Don’t psychoanalyze me! Many have tried. All have failed. »
Tout autres, en effet, sont les soucis de Jerry : sa fille Hayley (Alison Pill), va se marier à un jeune avocat, Michelangelo (!), (Flavio Parenti tient le rôle) qui est communiste et qui, défendant les pauvres, est fier d’être en manque de sous. Et cela, (bien plus que l’engagement communiste de Michelangelo), ce loser de Jerry qui a cherché de toute sa vie “la bonne affaire” (y échouant toujours, pour, se justifie-t-il, avoir toujours été « en avance sur son temps »), ne peut le lui pardonner à priori.
Pire que tout : le propre père de Michelangelo, Giancarlo, est un croquemort. Fabio Armiliato joue ce rôle (dans la vie, il est un remarquable ténor). Les deux familles sont réunies dans l’appartement de Giancarlo, situé à côté de ses bureaux effrayants. Giancarlo se retire au début de cette réunion dans la salle de bain, pour se « libérer » des traces de son travail diurne. Et il chante, sous la douche, merveilleusement, désespérément. Il chante tout en se savonnant et se frottant vigoureusement, « E non ho amato mai tanto la vita ! »
Jerry d’avoir la révélation de ce que ce second beau-père chante divinement ! (C’est un moment d’épiphanie à qui il fait beau d’assister : la posture, les yeux de Jerry témoignent une grande expérience d’écoute).
Et Jerry le loser de cogiter la grande affaire de sa vie, Giancarlo sera un chanteur d’opéra ou ne sera pas. Il lui procure sur le champ une audition. Qui se révèle une catastrophe. Giancarlo ne sait chanter que sous la douche… Jerry pige le hic. Il finira par mettre enfin en scène, à l’Opéra de Rome, une édition des Pagliacci où Giancarlo, en avance sur tous les temps, chante divinement « Ridi, pagliaccio » sous une douche traînée sur l’avant-scène. Tout en restant enfermé dans sa douche, il arrive même à poignarder son rival Silvio… Les spectateurs du film s’attendent avec effroi à ce que, à peine sa cage délaissée, il perdra sa voix…
Au contraire, il y reste enfermé. Et c’est le plus grand des succès, célébré par un parterre subjugué, puis la critique. Tous portent aux nues le chant de Giancarlo, non sans traiter d’« imbécille » avec deux L le metteur-en-scène, notre Jerry, coupable d’avoir enfermé dans une douche cette voix resplendissante.
La conclusion ? Giancarlo ne va pas répéter son exploit : il lui a suffi d’avoir vécu une fois « d’arte » (l’autre air célèbre de la Tosca qu’il chantait sous sa douche (« E non ho amato mai tanto la vita ! ») s’intitule « Vissi d’arte »). Son métier de croquemort lui rapporte assez d’argent, et il est sa vraie vie. Jerry ne comprend pas qu’“imbecille”, avec deux L et prononcé à l’italienne, n’est pas une louange…
Qu’est ce que nous apprend ce lost in translation ? Qu’un don, pour être tel, doit être gratuit. Non seulement il ne doit pas conduire son bénéficiaire sur la voie de l’argent, mais doit rester un pur geste, innommable. Le bienfaiteur ne doit pas se connaître comme tel, comme origine  du don : il ne doit pas se voir lui-même tout en le faisant. En tant qu’un tel geste doit rester un vrai fragment de vision au cinéma, un photogramme. Le mot ou la parole y feront toujours défaut. C’est cette vraie sagesse de To Rome with love que le public italien, dont le grand cinéma n’est plus qu’un souvenir, n’a pas saisie. Pasolini ne parlait-il pas de « l’homologation » (rendre tout le monde pareil) comme de la grande maladie mortelle qui frappait ce pays il y a déjà quarante ans ?
Les Italiens ne connaissent plus rien au don.