Avec une filmographie nourrie à un rythme effréné depuis cinquante ans, il n’est guère étonnant que Woody Allen recycle, dans L’homme irrationnel, son nouveau film présenté hors-compétition à Cannes, l’un de ses propres poncifs : les hasards de la vie et l’effet ricochet de nos actions – questionnements abordés notamment dans Match Point.

L’homme irrationnel en question est Abe Lucas, professeur de philosophie alcoolique et dépressif, interprété par un Joaquin Phoenix très convaincant dans le rôle de l’intellectuel torturé, arborant non sans fierté un bon gros dadbod (comprenez « ventre à bière », apparemment en vogue chez les acteurs d’Hollywood, puisqu’il a été également repéré à Cannes sur Colin Farrell dans The Lobster).

Abe débarque, le moral au plus bas, dans la charmante petite ville de Newport, sur la côte Est des Etats-Unis, pour y enseigner dans une université pendant l’été. Il trimballe son look débrayé sur le campus, en faisant chavirer plus d’une sur son passage, et alimentant de délirants ragots sur son compte.

Entre deux rasades de whisky et une roulette russe, il fait cours sur la morale, s’appuyant sur Kant et Kierkegaard, tout en clamant que les grandes théories philosophiques sont inapplicables dans la vraie vie et bien trop dérisoires pour aider à supporter la vacuité de l’existence…

Ses élucubrations d’anticonformiste tourmenté attirent sa collègue Rita (Parker Posey), coincée dans un mariage ennuyeux, ainsi que son étudiante Jill (Emma Stone), personnage un peu niais, qui ne peut s’empêcher de commencer toutes ses phrases par « Abe a dit… » ou « Abe a fait… », persuadée d’être celle qui le sauvera de ses névroses.

La mécanique de Woody Allen est bien huilée : les jours passent et Abe entame une relation avec Rita, tout en flirtant avec la jeune étudiante, dans une atmosphère bourgeoise teintée de concepts philosophiques jetés au fil des bavardages entre les protagonistes… Lorsqu’un beau jour, Abe et Jill surprennent par hasard la conversation à la table voisine d’un café : une mère raconte à ses amis que la garde de ses enfants est sur le point de lui être retirée par un juge malhonnête. Le professeur, piqué par ce qu’il vient d’entendre, prend alors la décision de commettre une action radicale…

Dans ce passage à l’acte, qu’il conçoit comme « créatif », Abe sort de sa léthargie. Après des années de théories abstraites imposées par son métier, il retrouve désormais le goût de vivre, et parvient à justifier son choix, pourtant irrationnel, avec des arguments rhétoriques fallacieux. Pris dans cet engrenage euphorisant, le loser se fantasmant en héros se trouve pris au piège de sa propre utopie.

On rit bien, les acteurs sont agréables à regarder, le scénario pose des questions existentielles sans pousser la réflexion trop loin (la vie est-elle supérieure aux leçons des livres ? Peut-on commettre n’importe quel acte si sa motivation est bienveillante ?). Comme trop souvent, Woody Allen livre un film réjouissant et maîtrisé, mais vite oublié…


L’homme irrationnel
Réalisé par Woody Allen
Avec Joaquin Phoenix, Emma Stone, Parker Posey
Date de sortie : 14 octobre 2015