Juillet 2012, Paris est bien pluvieux. On se refugie dans les salles obscures plutôt qu’à la terrasse des cafés. Il est ainsi vingt-trois heures et des broutilles lorsque le générique du film Holy Motors, nouveau long-métrage du réalisateur français Leos Carax, apparaît à l’écran d’un cinéma de quartier. Un moment passe. La lumière se rallume. Dans le plus grand des silences, des spectateurs K.O debout s’acheminent doucement vers la sortie. Que penser du film ? Probablement que Carax est un extraterrestre et ses productions autant d’ovnis dont le public peine parfois à saisir le sens… Les critiques, elles, sont bien partagées. Tandis que dans les Inrockuptibles, Serge Kaganski voit comme de la maestria chez le réalisateur français, le Figaro et Technikart n’hésitent pas à dégommer Holy Motors, ne lui décernant qu’une seule petite étoile et parlant, dans le cas du mensuel décryptant les tendances, de « branlette nombriliste », presque d’ego trip.
Donnons ici notre avis. Holy Motors est un excellent film et Leos Carax confirme qu’il est, plus qu’un simple réalisateur, un véritable artiste contemporain vous tirant, de gré ou de force, vers son univers. Un univers farfelu et peuplé de créatures diverses, un monde tantôt naïf, tantôt complexe, teinté d’humour, de références et d’introspection.
Quand il parle de lui, Carax parle au monde. Nous ne sommes plus, en l’occurrence, dans du divertissement. Il s’agit d’Art. D’ailleurs Carax ne fait pas « de films ». Non, il s’échine plutôt à construire une œuvre rare et patiente. Une œuvre à la fois violente et poétique dont le protagoniste perpétuel serait un Denis Lavant grimé en Oscar ou en Monsieur Merde, à la fois acteur fétiche, incroyable gueule et corps difforme. Lavant et Carax sont inséparables, le premier interprète le second à l’écran, l’un exprime jusqu’aux plus fous désirs cinématographiques de l’autre et les deux compères en viennent à se confondre dans l’esprit de celui qui les regarde. Qui est donc ce Carax? Un réalisateur inventif qui ose et expérimente dans un monde sans courage. Voilà la bonne réponse.
Ainsi Carax clive. Carax divise. Il mélange les genres et donne à voir un Holy Motors qui ne ressemble à rien d’autre qu’à lui-même. On plonge ainsi, immédiatement et sans explication, dans le songe d’un réalisateur qui se fait voir à l’écran. Puis l’on arrive au cœur de l’action, au plus près du jeu de l’acteur Lavant filmé en train de faire son métier aussi bien – mieux peut-être ? – qu’il mène sa vie. Au fil des minutes, la thèse de Holy Motors se dévoile : la vie est un gigantesque film et nous ne sommes que ses banals acteurs.
Depuis toujours, les humains qui habitent les films de Carax sont pareils à d’étranges êtres féroces ; il faut un certain laps de temps pour les cerner, s’habituer à leur image. Ce flou-artisitque/trouble-initial, constitue justement la signature de Leos Carax. Il y a ensuite une certaine sainteté chez cet artiste qui décide de montrer au monde sa vérité. Ici, en dépit de quelques jolis plans, rien d’intégralement esthétique, simplement le monde comme il va avec ses mendiants, son sang qui coule à flots et ses amours impossibles… On pourrait presque voir une succession de figures religieuses à l’écran, autant de saints perdus dans cette jungle moderne que constitue le XXIème siècle en Occident. La vie est alors perçue comme un gigantesque vide à combler. Les humains ne seraient que des acteurs meublant la vacance, de brillants travestis faisant semblant et le reste n’est que plans larges, angles de caméras, silences pesants et montage savant…
Et puis il y a des saillies politiques. La présence aussi furtive qu’hallucinogène de Bertrand Cantat au beau milieu du film est à noter. Mais l’essentiel n’est pas là. Il réside surtout dans le retour de Monsieur Merde à l’écran, cette idole tokyoïte que l’on croyait morte pendue mais qui signe pourtant un come-back de légende, à Paris, dans un cimetière. Ce Monsieur Merde, humanoïde féroce guidé par ses seules pulsions, assouvit quelques penchants cannibales (il croque ainsi trois doigts d’une attachée de presse), effraie les badauds puis kidnappe une top-modèle maigrichonne à la froideur extrême (Eva Mendes, intense et inattendue) le tout sous l’objectif d’un photographe ivre de buzz. Sur les tombes, on voit écrit « visitez mon site Internet ». L’assistance se marre, Carax, lui, chronique les temps modernes et leur effarante futilité. Ce qui suit constitue l’essentiel : Monsieur Merde, qui passe près de la tombe d’un certain Destouches (Céline ?), conduit sa proie vers les égouts. Il hôte ses vêtements et laisse contempler un corps à la fois osseux et musculeux ainsi qu’un sexe turgescent (ce dernier accapare tous les regards). La femme, sublime, rassure. Carax, lui, fait mouche avec la verge toute canine d’un Denis Lavant dans le rôle de ses vies. Assise à coté de cette bête incontrôlée et crainte de tous, la top-modèle ne frissonne pas. Elle tient même tête à Monsieur Merde. Ils semblent se comprendre. Mais l’humanoïde ne supporte pas l’exposition du corps féminin au monde. La vue d’un sein choque Monsieur Merde qui décide alors de remédier à la nudité partielle du top-modèle en fabriquant à cette dernière une élégante burqa. Ici, critique féroce du monde de la mode mais surtout effrayante collision du rêve et de la réalité. Monsieur Merde est-il lui aussi la victime d’une société gavée d’images ? Fait-il sien le message de l’Islam intégriste ? Assiste-t-on au fantasme débile d’une bête humaine qui jadis effrayait des japonais très policés ? Chacun se fera son opinion. Reste qu’en donnant les tics de l’intégrisme religieux à un personnage qui se fait appeler Monsieur Merde, Carax délivre un message éminemment politique.
Qui a dit que Carax ne parlait que de lui ?