J’ai déjà rencontré au moins vingt personnes qui m’ont dit le plus grand mal du film de BHL Le Serment de Tobrouk, sans l’avoir vu. Un type aussi spontanément détesté doit avoir quelque chose. J’ai donc été voir son film, qui est excellent, images et son. On y découvre un acteur hyper-surréaliste qui, dans sa virtuosité de déplacements et de communication, déclenche des opérations militaires de grande envergure. Regardez-le, en plein désert libyen, téléphoner par satellite dans tous les sens, convoquer Sarkozy, Hillary Clinton, Cameron, des chefs de tribu, les Israéliens, les Turcs. Un homme seul, avec les moyens personnels, peut donc démontrer qu’on peut sauver des populations et faire bouger les lignes?

La critique, hypocrite, lui reproche son « narcissisme ». C’est vraiment s’aveugler, par jalousie, sur des moments étonnants, comme celui de ce bateau approchant du port de Misrata dans la nuit. Je crois deviner ce qui choque le plus : les documents sur la première victoire de la France libre, avec le colonel Leclerc, à Koufra, ceux évoquant Malraux et la guerre d’Espagne. Les somnambules du Spectacle ne veulent plus qu’on leur parle de l’Histoire. Tiens, une croix de Lorraine en plein désert? BHL « gaulliste »? Mais bien sûr. Son film doit donc être exécrable, alors qu’il est tout simplement très beau.

Tweet

Prions pour le Président : il s’est mis, Dieu sait comment, dans la pire des situations qu’évoque mon catéchisme à l’usage de l’homme amoureux normal. Je résume : zéro femme (ascèse monastique), une seule femme (maman), deux femmes (l’enfer), trois femmes (respiration mais problèmes logistiques). Bien entendu, on peut dépasser ce chiffre, sans aller jusqu’à la boulimie de DSK, qui laisse d’ailleurs impassible Anne Sinclair sur son socle. La frénésie sexuelle, on ne le sait pas assez, ramène à maman, qui peut fermer les yeux sur ces acrobaties passagères.

En revanche, quand deux femmes s’affrontent pour la possession du même homme, ce dernier marche sans cesse sur des charbons ardents, le souci permanent et la dissimulation épuisante l’habitent. Chacune ne pense qu’à l’autre. Qui est la vraie? Laquelle a le pouvoir? La mère des enfants? La nouvelle compagne avec ses propres enfants? Une concurrente plus jeune en attente d’enfant? Mettez la politique dans le coup, et vous obtenez l’affaire sensationnelle du tweet.

Ne plaisantons pas, c’est du sérieux, de la souffrance pure, un coup de poignard administré par la première lame de France. Les élections, la crise, l’euro, les massacres de Syrie, les impôts à venir, la progression lente et sûre du Front national, tout cela n’est rien par rapport au tweet. C’est un sommet dans le genre. On peut en imaginer d’autres qui feraient du bruit : la reine d’Angleterre, en plein jubilé, tweetant qu’elle a toujours détesté sa couronne, le pape révélant au grand jour son homosexualité, Michelle Obama avouant sa relation avec un jeune Blanc, Sarkozy admettant son ancienne liaison torride avec Liliane Bettencourt, ou moi, après tout, faisant état de la demande incroyable et gênante que m’a adressée Marine Le Pen, un soir : « Embrasse-moi sur la bouche. »

Ce n’est plus la politique qui fait la loi, mais le tweet inattendu, énorme, transgressif. À quoi pensait le Président en accrochant des décorations sur les cercueils des soldats français morts en Afghanistan? Au tweet. Ce n’est plus du vaudeville, mais du Shakespeare. Une seule solution pour sortir de ce cauchemar : une nouvelle prétendante au rôle de première dame de France, un mariage à tout casser, et, vite, un bébé. Espérons que cette nouvelle aventurière courageuse nous préviendra par un tweet.

Cannabis

Tout ça pour dire qu’on peut relire un excellent roman, Femmes (1), publié il y a presque trente ans. Tous les cas de figure y sont strictement répertoriés, et, à mon avis, le livre n’a pas pris une ride. Par ailleurs, je vois que la droite s’inquiète d’une éventuelle dépénalisation du cannabis qui, bien entendu, n’aura pas lieu. J’ai rarement été interrogé sur cette question, alors qu’un certain nombre de mes livres portent la trace évidente de l’usage intensif de cette substance. Ah, le bon afghan très noir d’autrefois!

J’aurais dû être poursuivi, à l’époque, pour avoir intitulé un de mes livres de cette simple lettre : H. On ne pouvait pas être plus clair. Comme tout le prouve aujourd’hui, la morale a repris sa vitesse de croisière, et les intellectuels conférenciers de la croisière vous font la morale à jet continu. Il ne faut surtout pas ouvrir ces volumes délétères, signés Thomas de Quincey, Baudelaire, Antonin Artaud, Henri Michaux, William Burroughs et bien d’autres. Autant d’écrivains dangereux et antisociaux.

Jalousie

Dans le livre extraordinaire qu’il publie à la rentrée, Pascal Quignard écrit (2) : « Winnicott a décrit le ressentiment qu’éprouvent les névrosés à l’encontre des visages qui sont attirants. Tous les corps enchantés de vivre les mettent mal à l’aise. Ils éprouvent de l’aversion à l’encontre des âmes vivaces et bondissantes. Divergence plus vindicative que celle des pauvres contre les riches. Guerre irrémissible qui est celle des analphabètes contre les lettrés. Tout paraît arrogance aux hommes qui sont petits et malheureux. Le malade ne veut à aucun prix que sa maladie si fidèle, si pronominale, l’abandonne ; il se sentirait beaucoup plus rassuré si la santé de chacun était aussi problématique que la sienne. Le laid ne veut à aucun prix que son poids ou sa disgrâce s’évanouissent ; il veut que la beauté soit détruite et que la minceur ou la gracilité n’existent plus sur la surface de la terre. » BHL est beau, riche, enchanté de vivre, vivace et bondissant. Il a vraiment tout pour déplaire.

(1) Folio n° 1620.
(2) Les Désarçonnés, Grasset.

La Chronique de Philippe Sollers dans le Journal du Dimanche.