Nous commencerons à vivre le jour où nous ne serons plus traqués par l’objectif, les caméras, l’œil du Maître, Big Brother.

Ce message, les réalisateurs du Grand Soir ne cherchent pas à le délivrer stricto sensu, tels le paratexte du film, sa morale cachée. C’est à travers la bouche de deux marginaux que Gustave Kervern et Benoît Delépine s’expriment. Et ces deux voix ne seront jamais entendues. Tel est le destin des hommes en révolte aujourd’hui qui cherchent à dire quelque chose de la condition inhumaine, mais ne font jamais que se parler à eux-mêmes, comme Ferdinand dans Pierrot le Fou.

Not (Benoît Poelvoorde), la quarantaine, est un punk à chien. Au centre commercial de Bègles, où ses parents tiennent une pataterie,  il retrouve son frère, Jean-Pierre (Albert Dupontel), employé dans une literie, qui subit sans discontinuer les remontrances de son patron de ne pas faire assez de chiffre. Désespéré, le malheureux décide de boire sans limite et, sous l’emprise de l’alcool, faisant irruption à son travail, se met à danser devant son patron, qui le filme au portable. A son réveil, bien entendu, il est licencié, preuve à l’appui. Not le prend sous son aile, lui apprend à vivre avec rien. Ensemble, ils réinventent la vie.

Tous les thèmes récurrents de la mal-vie d’aujourd’hui se trouvent compilés dans Le Grand Soir : la concurrence chinoise, la sécurité obsessionnelle, les courses sur Internet, la Crise. Les deux frères quittent ce monde en crise pour assouvir un désir qui se situe en dehors de tout ça, celui de vivre l’instant présent, d’aller droit devant soi, enjamber les clôtures des jardins, profiter des rayons de lumière. Tout ça, vers l’absence de futur.

Not a fait le choix de la marginalité. Quand son frère est rejeté par le système plus ou moins volontairement, il le relève de son exclusion, sans pour autant lui faire réintégrer le monde normal. On ne sait pas bien si c’est Jean-Pierre ou la société, qui n’allait pas. On ne sait pas qui de l’homme ou la société a péché. Mais c’est bel et bien l’individu qui subit les dommages, non la société. Les deux frères vivent désormais dans un isolement social complet. Toutes leurs actions, d’un certain point de vue, ne font que bâtir leur cage. Mais ils s’adonnent à la liberté libre, dont on ne saura pas in fine ce qu’elle leur réserve. Peut-être le seul enjeu est-il de percer ce voile qu’ils dressent entre le monde et eux. Et c’est en prononçant tous ces discours mille fois entendus, mais en les reformulant une fois de plus, qu’ils y parviennent. Ce qu’ils s’évertuent à redéfinir, c’est la liberté.

La société peinte dans Le Grand Soir est aride, aseptisée ; les gens qui parcourent la zone commerciale, les produits eux-mêmes, tous sont aux normes. Les caméras de surveillance nous suivent pas à pas,  surveillent notre attitude, au cas où elle serait suspecte. La seule façon de vivre admise par cet œil scrutateur, normateur, est de faire du chiffre, de pousser docilement son chariot dans le super marché, d’acheter des produits biologiques, de se comporter normalement, de ne donner aucun signe de désordre. Le Grand Soir est politique, en ce que le fossé entre le monde social extrêmement rigide et les deux punks No Future qui font des grimaces, dansent et se saoulent, est une opposition fatale qui nous traverse tous, mais dont nous ne sommes presque plus avisés. La normalisation est passée par là, elle est quasi-totale, quasi-achevée. Seules les caméras captent ces différences, pas nous. Mais elles sont dans le mauvais camp, celui des oppresseurs et des flics. D’un côté, nous avons un monde (le meilleur des mondes) qui se prétend engagé dans le futur mais qui en bloque l’accès ; de l’autre, deux bons à rien qui clament son absence mais lui permettent d’advenir.

Les deux punks en devenir sont en dehors de ce monde. Ce qui est délivré n’est pas un message, car il n’y a personne qui soit dans leur situation pour l’entendre. Nous sommes conditionnés par l’image que, de toutes parts, l’on nous donne de nous ; le monde est un tissu d’images, dans lequel ne subsiste aucune réalité tangible. L’univers de la zone commerciale est un jeu de miroirs dans lesquels chacun se mire, se reflète, renvois incessants de notre image aliénée que jamais nous ne pouvons briser. Les deux frères, eux, parviennent l’espace de quelques instants, à nous faire croire en un autre monde. Quelques rares secondes du Grand Soir, cette révolution qui n’arrive jamais et pour personne, où ils ne sont plus cernés de toutes parts, tels que les perçoivent les caméras de surveillance, et peut-être aussi, l’objectif cinématographique.