La forme d’anarchie politique que pense découvrir Albert Londres en Chine au début des années 20 n’a guère à voir avec l’anarchisme rêvé par les européens. Risquons l’hypothèse que l’anarchie chinoise est comme inscrite dans l’histoire géopolitique, géostratégique et peut-être même religieuse et philosophique du pays. Elle est un peu l’air qu’ils respirent, leur fatalité. Désordre apparent, soumission implicite à l’ordre des choses. Un peu comme si l’ordre se trouvait intériorisé en chacun de sorte que la forme prise par l’organisation gouvernementale – Empire, République – n’avait que peu d’importance. Si en Europe, en revanche, l’on associe, à tort, l’idée d’anarchie au chaos, cela en incombe aux anarchistes eux-mêmes. Ils la convoitèrent sans jamais l’atteindre, si ce n’est à échelle réduite ou individuelle. Comme ils peinèrent à l’imposer comme dépassement de tout type de gouvernement antérieur, ils s’abandonnèrent corps et âme à la négation du monde existant. Tel un joueur d’échec se sachant perdu, sacrifie ses dernières pièces par orgueil et désespoir absurde. Il n’empêche qu’à l’origine, l’anarchie ne prône aucunement le chaos et le désordre social. Il suffit de relire Proudhon pour s’en convaincre. Le mouvement anarchiste, en réalité, pense une toute autre organisation du vivre ensemble : non médiatisée par l’autorité, réduisant à sa plus simple expression voire annihilant purement et simplement tout rapport de force, appliquant de la manière la plus stricte le principe d’égalité.
En vérité, l’anarchie est un moment inéluctable d’une révolution qui peine à aboutir. Avec l’anarchisme, cette aile extrême de l’extrême gauche, la défiance à l’égard, pour ne pas dire le rejet pur et simple, des institutions atteint son apogée. Les espoirs de la Révolution, dans les faits, sont déçus. Les conditions d’existence de la classe ouvrière avaient de quoi offrir du grain à moudre aux thèses du marxisme naissant. La précarité des couches populaires crevait les yeux, en dépit des révolutions successives systématiquement confisquées par la classe dirigeante… Tocqueville avait dit et prévu tout cela sans réellement être entendu. Cette surdité de la bourgeoisie – qui au fond avait gagné, elle, et elle seule la Révolution – ne pouvait qu’attiser une haine croissante dont là encore elle était entièrement responsable. Pour le dire autrement, la bourgeoisie gagna la Révolution et du coup enfanta l’anarchisme.
Cette insurrection, d’abord intellectuelle, n’est bien sûr pas confinée à la France, elle s’internationalise et mobilise des milliers d’ouvriers en Europe et dans le monde, avant que de se diviser en deux courants – marxistes et anarchistes – à terme inconciliables. Pourquoi un État, une autorité, des lois, hurlent les anarchistes, alors que, des siècles durant, les hommes vécurent fort bien sans État, sans autorité et sans loi ? Kropotkine dans la veine des bakouninistes n’y va pas par quatre chemins lorsqu’il écrit : Le mal, […], aux yeux des anarchistes, ne réside pas dans telle forme de gouvernement plutôt que dans telle autre. Il est dans l’idée gouvernementale elle-même ; il est dans le principe d’autorité. En soi, Kropotkine n’est pas contre les droits politiques acquis de haute lutte, mais il distingue néanmoins : les droits réellement émancipateurs (abolition des privilèges, etc.), des droits sans valeur réelle (suffrage universel, liberté de la presse, etc.). Droits sans valeur puisqu’ils ne sauvegardent rigoureusement rien pour la masse du peuple. Autrement dit, le droit politique vaut lorsqu’il est du côté du peuple, non du côté de ceux qui jouissent déjà de la liberté. Exemple : le suffrage universel qui ne sert en réalité qu’à résoudre les conflits entre gouvernants, c’est-à-dire rétablir l’équilibre des pouvoirs existants. En aucune façon, le suffrage universel – cet autre opium du peuple – ne peut aider à renverser le pouvoir ou abolir la domination. De même, la liberté de la presse n’est accordée que dans la mesure où le pouvoir la sait impuissante ; et l’on peut toujours la museler et promulguer des lois pour l’interdire si nécessaire. Bref, ce sont là des droits provisoires qui pourront être levés dès lors où les choses tourneront mal. Ce sont des droits de circonstances, consentis momentanément, des droits qui ne sont respectés par la classe dirigeante que si la populace n’en fait pas usage contre la classe privilégiée. La vraie liberté, pensent les anarchistes, ne peut exister qu’à condition de balayer les distinctions sociales ; elle ne s’inscrit pas dans une constitution ; elle est de fait gravée dans le cœur des hommes, comme tout droit naturel. C’est un tel état d’esprit qui permet de comprendre les actions d’un Jules Bonnot et de sa bande, et qu’Albert Londres dut lui-même prendre en compte lorsqu’il prit la défense d’Eugène Dieudonné dont je vous parlerai demain.
Je viens de prendre connaissance de l’existence de ce journaliste.
Où lire ses écrits? Ca a l’air on ne peut plus intéressant…