D’aucuns s’étonneront peut-être que je ne me sois pas accordé l’audace d’une approche de l’engagement plus contemporaine ou débridée, me laissant porter par l’énergie de ce que le terme «  insurgés » suggère dans l’imaginaire. J’aurais pu, il est vrai, prendre l’actualité à bras le corps au lieu de caresser le temps à rebrousse-poil en prenant expressément le parti de l’histoire. Or si nous voulons saisir l’engagement dans toute sa complexité, il nous faut garder en permanence un oeil dans le rétroviseur et se décoller le nez de l’immédiateté. C’est non seulement par le biais de l’Histoire que nous puisons la force de réflexion nécessaire aux engagements actuels, mais aussi par elle que nous trouvons moyens d’échapper aux généralités et aux facilités de l’abstraction. Si je peux reconnaître en la notion d’insurrection une dynamique commune qui traverse les âges indépendamment des cultures, et la noblesse que porte en germe son  étymologie ( en l’occurrence : « se dresser », « s’élever », « monter », « devenir plus puissant »), c’est par l’Histoire que je puis pointer ses limites et constater les inconséquences catastrophiques dont une impulsion juste peut parfois faire preuve. Par elle encore que nous posons des conditions à notre bon droit. Par elle, enfin, que nous refusons d’idéaliser ce qui, pourtant, nous tient le plus à coeur.

Je ne crois pas, à l’instar de Marx, que l’Histoire puisse se réduire à l’histoire de la lutte des classes. Je ne crois pas qu’il soit intellectuellement honnête de rechercher dans l’Histoire des faits qui corroborent nos seules hypothèses. Je crois que l’ampleur de l’engagement, tel que nous l’avons connu en Occident au cours des trois derniers siècles, est sans précédant. Nous avons vu qu’il lui fallait des conditions socio-politiques préalables ; qu’il était pour partie le fruit d’une conscience accrue de soi – de Montaigne aux philosophes des Lumières – qui vint lentement à la surface avant de se propager dans l’esprit du temps. Et du coup, comment l’autorité religieuse cessa d’être un frein au désir d’émancipation des individus.  Avec Voltaire nous avons vu que l’engagement s’appuie à la fois sur le coeur et la raison, que tout engagement requiert, au minimum, une exposition objective des faits et un argumentaire solide. Nous avons vu, avec Camus, qu’une volonté émancipatrice pouvait fort bien déroger à ses objectifs dès lors où l’homme de chair s’efface derrière et au profit de l’homme idéal : du surhomme au parfait prolétarien ; dès lors où l’on put considérer que la fin justifiait les moyens. Nous avons distingué, toujours avec Camus, l’homme révolté et l’homme révolutionnaire, le créateur et l’homme de ressentiment, le souci du monde (en dépit de ses imperfections) et le pur nihilisme. Enfin, nous avons entraperçu le fossé qui existe entre l’arrogance de dieux (ou s’imaginant tels) hurlant à la table rase et l’humilité d’un homme en lutte pour une situation particulière. C’est ce dernier type d’homme que nous allons commencer d’approcher aujourd’hui en la personne de George Orwell.

Ce qui frappe d’emblée lorsqu’on parcourt la vie d’Orwell, c’est l’accumulation d’expériences vécues en un temps si court. Il naît en 1903, s’éteint en 1950. Entre ses deux dates, Orwell mène un train d’enfer, multipliant les voyages, les expériences, les articles, les essais, les romans. L’auteur de 1984 est l’exemple type de l’homme révolté version Camus, dont l’empathie pour la souffrance et la condition humaine est indéfectible. Orwell va au-devant du réel. En homme, en écrivain, en témoin. Témoin d’abord de l’impérialisme britannique – il est né en Inde à Motihari au Bengale. Il connaîtra d’autant mieux la réalité coloniale qu’il intégrera en 1922 la police impériale indienne à Burma. L’expérience dure cinq ans. De là, il devient journaliste et aspire à devenir un écrivain engagé. Je le répète, Orwell mange le réel. Clochard, plongeur, employé, ouvrier, il encre la réalité dans sa chair.  Sa fameuse notion de décence (“common decency”), il ne la tire pas du ciel des idées mais de l’expérience partagée avec les laborieux trimant dans des conditions plus que précaires.

Une fois engagé sur ce terrain là, les barrières des genres perdent leurs significations. Le roman est un documentaire, le documentaire un récit autobiographique, le récit autobiographique un essai polémique, l’essai polémique un roman de science-fiction. L’art du roman selon Orwell est avant tout art de vivre et l’art de vivre, vu la situation, ne peut être lui-même qu’engagement. Voici ce qu’il en 1948 : “La guerre, le Fascisme, les camps de concentration, les matraques en caoutchouc, les bombes atomiques, etc. Voilà ce à quoi nous pensons chaque jour. On ne peut pas s’en empêcher. Quand on est sur un bateau qui coule, on pense à un bateau qui coule”.

En 1936, Orwell ne peut s’empêcher de gagner le front d’Aragon en pleine guerre d’Espagne. Il s’enrôle dans les milices du P.O.U.M. (Parti ouvrier d’unification marxiste) et manque se faire tuer dans un combat de rue à Barcelone. Comme d’habitude, cette expérience finira en livre : Hommage à la Catalogne. C’est avec lui que nous débuterons notre chronique de demain.