Qu’il me soit permis d’introduire mon propos par deux histoires propres à nous faire saisir ce qui s’est joué dans le massacre de mercredi dernier.

La première est rapportée par Bernard Lewis dans Faith and Power. En 1799, Mirza Abu Taleb Khan visitait l’Angleterre. Perse d’origine, haut administrateur d’un petit royaume du nord de l’Inde, il s’intéressa à la vie politique londonienne et fit halte pour cette raison à la Chambre des Communes, au Parlement donc.

Là, les discussions sans fin des représentants lui firent l’effet d’un vain brouhaha ; mieux, l’idée que la loi pût être façonnée par des hommes à cet endroit même, et ne fût pas la parole incréée de Dieu, lui parut si extravagante qu’il se sentit obligé de l’expliquer aux lecteurs de son récit, lesquels ne devaient pas manquer de partager son étonnement. Quelque inoffensif qu’il fût, c’est à la lumière de cet étonnement vieux de deux siècles qu’il nous faut comprendre la « logique » qui a armé les mains de Khalid Masood.

Quant à la seconde histoire, il s’agit d’un autre fait londonien mais plus récent, et dont certains d’entre vous devraient se souvenir. Le 27 mai 1989, quinze à vingt mille personnes se rassemblèrent dans la Cité de Westminster, à proximité du Parlement, pour demander l’interdiction des Versets sataniques. Des portraits de Khomeini étaient brandis, d’autres portraits, ceux de Salman Rushdie, étaient brûlés. La liberté, l’art furent alors conspués. Le sang d’un écrivain, indien et de culture musulmane, était déclaré « licite ».

Pendant des semaines, à Londres, à Bradford, à Bolton, on appela à la mise à mort du blasphémateur. Pour reprendre une image qu’il a déployée dans son dernier roman, les sceaux étaient brisés : du fond du Moyen-Âge, les djinns de la bêtise faisaient irruption dans notre modernité si sûre d’elle. On exigea que le livre fût mis au pilon, on mit des villes à feu et à sang, on tua pour quelques mots en Inde, en Turquie, au Japon même. Trop jeune pour me souvenir de ces événements, c’est par mes lectures que j’ai été amené à les rencontrer, et s’il est une chose que j’ai peine à comprendre, c’est que l’on m’ait au fond si peu parlé de Rushdie là où on l’eût dû plus que tout : à l’école, au lycée. C’est qu’on ne m’ait pas sans cesse rabâché ce qui s’était passé à ce moment. C’est que même après le 11 septembre, déjà en germe dans le défi lancé ce 27 mai 1989 par la tourbe fanatisée à tout ce en quoi nous croyons, les manuels dans lesquels nous étions censés apprendre l’histoire tuaient dans l’œuf tout dialogue sincère et franc avec l’islam en nous cachant cette sauvagerie, en niant pour ainsi dire que la conquête et la terreur avaient commencé dès cette marche presque oubliée sur le Parlement britannique.

L’impérialisme avait changé de camp et mes aînés ont bien tardé à l’accepter. Le Mur de Berlin ne tiendrait que quelques mois encore : qu’importe, un nouveau totalitarisme faisait déjà surface. Je tiens qu’à l’instar de l’Affaire Dreyfus un siècle auparavant, la condamnation de Rushdie et les réactions qui s’en sont suivies, soutiens mais aussi lâchetés et trahisons, devait annoncer une ère nouvelle. Une ère de pogroms, de guerres de religion et de génocides, d’inquisition et de terreur. Le 27 mai 1989, pour quiconque eût voulu voir, notre monde se heurtait à une inexorable barbarie. Aujourd’hui, nous y sommes, reculer n’est plus possible – et pour boucler la boucle, le dernier crime des affidés de Daech a été commis en ce même lieu, à la face donc de huit siècles de droit et de liberté, à la face même de ce pluralisme qu’ils ont toujours haï.

Londres donc… Londres la multiculturelle : car où est-elle, votre laïcité oppressive, votre « religion islamophobe » qui aurait pour nom la France ou la République ? C’est une cité dont le maire s’appelle Sadiq Khan, c’est une ville où il vous est loisible de circuler le visage complètement masqué, si cela vous chante, de ce voile de la persécution dont vous prétendez faire un étendard de rébellion, qu’on a frappée la semaine dernière.

Khalid Masood, un converti (quand comprendra-t-on que ni l’islam ni l’islamisme à plus forte raison ne sont affaire de « race » ?) a vécu à Birmingham, deuxième ville du pays et forteresse salafiste : non seulement il n’y a pas de « burkini ban » à Birmingham, mais c’est plutôt l’inverse et l’air y est devenu, à en croire nombre de témoignages, parfaitement irrespirable à quiconque croit tant soit peu en la liberté et l’égalité. L’irrédentisme islamiste y a gagné les mosquées mais aussi les écoles publiques, exigeant la séparation des sexes ou prohibant la musique : qui, dites-moi donc, est ici victime ? qui est humilié ?

A Luton où il a également vécu, dans la banlieue de la capitale, on soupçonne à Masood des liens avec l’ignoble Choudary, qui appelle notamment à lapider tous les homosexuels : la rhétorique victimaire reçoit ici le coup de grâce, mais on s’étonne en vérité surtout du mépris dans lequel ces ennemis sont tenus, dès lors que leurs propres paroles ne sont pas prises au sérieux. J’ai souvenir d’un entretien où Rémi Brague, dont j’ai eu la chance de suivre les cours à la Sorbonne, disait la nécessité pour le chrétien qu’il était d’aimer son ennemi, et que cette nécessité passait non par la naïveté, mais bien par le crédit accordé le cas échéant à ses menaces. Vous voulez aimer vos ennemis ? Libre à vous, mais commencez donc par ne pas les prendre pour des imbéciles ! Masood n’est pas un « loup solitaire » mais le maillon d’une chaîne qui voudrait soumettre l’humanité entière et le proclame sans ambages. Alors, pourquoi douter ? Nous ne vaincrons pas seulement par les armes ou par la surveillance, mais encore en nous persuadant que le combat que nous menons a une histoire et un sens, et que notre puissance, qui trop souvent nous condamne à nos propres yeux, est de peu de poids face à la détermination de ces guerriers qui, eux, ne se voient pas comme nos victimes mais bien plutôt comme nos conquérants.

Surtout nous vaincrons, je crois, en nous aimant plus que jamais, nous-mêmes d’abord, parce qu’on n’aime jamais que comme soi-même – et puis les uns les autres, Français et Anglais, Européens, enfants de la Civilisation universelle en péril. A l’heure où le monde se ferme, si le crime et le fanatisme requièrent de notre part une vigilance aux frontières que les peuples sont sans doute fondés à demander, c’est aussi, devant ces blessures qui navrent l’Europe entière et ensanglantent toutes les nations, pour Londres et pour Paris, pour Madrid, Nice, Bruxelles ou Berlin, mais aussi Tel Aviv et Sinjar, Lahore et Karakoch, œuvre d’entraide et de fraternité qui de nous est exigée.

3 Commentaires

  1. Tant que la loi de 1905 ne reconnaitra pas la non existence de Dieu et laissera parler des propos d’un Dieu qui n’a jamais rien dit et que beaucoup attendent toujours pour établir la paix. Les dogmes de toutes les religions ne sont que pour soi-même, non imposable à autrui. Faire parler Dieu est un mensonge punissable par toutes les perversions que cela entrainent. L’enseignement et la culture religieuse indispensables à la société doivent s’accompagner de la non connaissance de Dieu.

    • La non connaissance de Dieu dans son essence a été proclamée et explicité par toutes les manifestations de Dieu (… Abraham, Krishna, Moïse, Quetzlcoalt, Bouddha, Jésus, Mohamed, Le Bàb, Baha’u’llah). Nous n’avons accès au divin que par l’intercession de ses Manifestations. Dieu a été, est et sera, depuis le début qui n’a jamais débuté, jusqu’à la fin qui ne finira jamais, hors de portée des hommes.