Le XXème siècle ne sera jamais le siècle des lignes pures qu’affectionnent les historiens. Il est, et restera sans doute pour toujours, le siècle réfractaire à toutes les lectures univoques, à toutes les mises en récit de la grande continuité historique. Il sera à jamais impossible de suivre toutes les courbes qui le composent dans un ensemble homogène et cohérent. Le XXème siècle est le siècle qui ne cessera de casser les os de la tête, comme si les actes de ses protagonistes s’enchaînaient dans un élan qui évacuait d’emblée une prise rationnelle et qu’ils épuisaient d’entrée de jeu la rationalité qui aurait dû les informer. Entre la science et la philosophie, la politique et l’amour, ce fut un siècle de déchirements, les vies s’échouaient sur les récifs d’une société abrasive. Seule, sans doute, la littérature a pu en porter un reflet, car seule la littérature a pu rester cet espace de tous les possibles où aucune préconception de la vie et des gens, de la politique et de la société ne venait dicter les règles de conduite de cet art. Pour le meilleur comme pour le pire, la littérature aura été ce moule d’une sculpture en mouvement, à l’instar de ces plâtres qui épousent dans les moindre détails les aspérités d’une matière molle.
On connaît sur le bout des doigts les égarements des uns et des autres, leurs retournements, leurs fluctuations, leurs suivismes, leurs affiliations, leurs renoncements, leurs suicides, leurs gloires et leurs pertes, les illusions de l’engagement et de l’indifférence. De la philosophie à la littérature, en passant par l’essai, les bougés du siècles furent traduits sur le même papier photographique.
Prenons Céline, prenons Heidegger. Prenons Aragon, prenons Sartre. Ou encore Malraux, Blanchot, et tant d’autres…
A l’infini, il sera possible de palabrer sur les raisons de leurs textes et de leurs engagements.
Et puis, il y en a quelques-uns, généralement moins connus que ces grands ténors. La postérité les a souvent négligé. Pas par le manque d’envergure de leur œuvre, mais sans doute parce qu’ils ne pouvaient pas se prêter à une lecture qui laissait place à une fascination pour l’ambiguïté et le mal (un grand match pourrait se jouer ici entre Malraux et Malaparte). Leur lecture ne peut laisser place aux mensonges, aux petits arrangements que requièrent les dorures de la gloire et la paresse du confort.
Il est des astres qui ne souffrent aucune discussion, leur lumière existe et jette un éclairage tranchant, sans appel, sur les égarements de la majorité. Klaus Mann et Annemarie Schwarzenbach sont de ceux-là.
On s’interroge souvent sur la nature d’un salaud, la saleté de certains engagements. Mais c’est sans compter sur cet impensé de la psychologie des foules, de la politique et de l’individu, que jamais nous n’avons pu expliquer le choix de chacun envers l’une ou l’autre cause. Qu’est-ce qui fait qu’un individu se tourne vers un côté obscur ? Opère des choix criminels ? Est-ce l’éducation, la force d’un choix rationnel ? Là-dessus, on ferme les yeux, on se réconforte avec des repères bien assis, et on n’admet que rarement une ignorance, comme s’il fallait sans cesse combler le vide qui loge dans les comportements des individus.
Et si cela ne tenait qu’à toutes ces choses d’apparence frivole ou inavouable à des dispositions ou à une constitution ? quelle est notre somme de réflexes ? Ne serait-ce pas ce style de vêtement, ce goût de se transporter dans les villes, un penchant pour la drogue ou l’ascèse, une indétermination dans les genres sexuels ? Une physiologie, la place d’un corps dans l’enchaînement des phrases ?
Sur cette question, l’incipit du Tournant, la célèbre, et pourtant trop méconnue autobiographie de Klaus Mann, reste d’une force redoutable et essentielle. Lucidité de Klaus Mann, y compris sur lui-même, qui voit parfaitement l’enjeu de rendre compte de la nature d’un engagement qui nourrit toute une vie, au détriment, parfois, de celle-ci : « Où l’histoire commence-t-elle ? Où notre vie individuelle prend-elle sa source ? Quelles aventures, quelles passions englouties ont modelé notre être ? D’où viennent les traits et les tendances multiples et contradictoires dont est fait notre caractère ? »
En terme de questionnement sur le comportement de tout un chacun dans un siècle de feu, on aura rarement lu des lignes aussi incisives et justes sur l’origine des actes des uns et des autres.
On a toujours fait comme si la vitesse, les déplacements, l’attention portée aux vêtements, le rapport à la drogue, un type de sexualité qui naviguait entre les genres, l’attitude, en somme, n’était qu’accessoire chez Klaus Mann et n’alimentait sa biographie que pour en accentuer le côté tragique au regard de sa véritable ligne de force qui était sa lucidité et son combat envers le fascisme. On ne s’est jamais demandé comment le biographique dans sa quotidienneté, ses habitudes, ses postures (souvent dites frivoles ou désinvoltes) nourrissait le regard de l’intellectuel, son intelligence intransigeante, son verbe et ses phrases, son attitude inflexible et admirable pour servir les causes les plus éclairées dans une Europe en ruine. Or je tiens que ce lien est essentiel, non seulement dans le cas précis de Klaus Mann mais, plus généralement, pour essayer de comprendre et de rendre intelligible les errances criminelles des uns et les combats lumineux des autres.
L’exemple de Klaus Mann nous permet de tenir le poétique et le politique pour indissociablement liés. Le 20ème siècle et l’engagement des intellectuels durant cette période se tient tout entier dans la réussite ou l’échec de ce nœud.
D’Annemarie Schwarzenbach, nous pourrons dire la même chose sans réserve. Comment expliquer que cette fille de la très haute bourgeoisie suisse, issue d’une famille de riches industriels qui n’ont jamais caché leur complaisance, voire leur conviction envers Hitler, ai pu s’engager corps et âme dans un combat contre la montée du nazisme, en le vivant dans sa chair et ses affects, en se mettant rapidement à dos tout ce que la Suisse compte de bonne société, en se servant de sa fortune, le temps que ses parents lui laissaient encore en jouir, pour aider financièrement la revue antifasciste que Klaus Mann met sur pied en Hollande, au début des années 30 d’abord, sous le nom de Die Sammlung, à la fin de la décennie, ensuite, à New-York sous le beau titre de Decision. C’est avec une fidélité sans faille, une loyauté (il faut bien le dire, pas toujours soutenue avec la même élégance par Klaus) qu’Annemarie versera tous les mois sa contribution financière pour que les volumes puissent paraître.
Regardez ces photos, au-delà de « son visage d’ange inconsolable » qui vous donne « le mal d’Europe », regardez, plutôt le geste, cette façon de tenir une cigarette, de porter un pantalon, une tunique, une veste, de se laisser glisser sur une chaise, de tenir le regard perdu au loin pour ne pas croire en ce monde-ci. Il y a un mystère et une magie. Une duperie qui esquive pour mieux tenir ses forces et affronter la page qui n’attend pas.
Car pour Klaus, comme pour Annemarie, si le combat se mène toujours sur la page blanche, sans cesse à reprendre, au prix de se ruiner la santé et d’aller au-delà de l’effort physique, là où seules la force morale et la vie psychique prend le pouvoir, même si la chimie n’y est pas pour rien, si c’est là que se joue l’essentiel pour l’un et l’autre, ce furent aussi et à hauteur quasiment égale des amoureux du monde et de certains êtres qui traversaient l’époque, leurs contemporains. Il fallait rencontrer, voir, fédérer. Les deux étaient certes d’un narcissisme endurci et increvable, mais jamais mégalomane,s les deux étaient surtout dans une quête perpétuelle de ce qui pouvait forcer leur admiration. Admirer, c’était un travail en soi. Trouver les mots et les gestes, converser, envisager, produire, réaliser, c’est un grand tournis. Même une lecture distraite du Journal de Klaus retiendra le lecteur par la capacité qu’il avait de remplir une journée par autant de phrases et de mots que par des êtres de chair et de sang. 9 janvier 1932 « Je suis assez fatigué ; voir trop peu de gens, cela crée une sorte d’empoisonnement, de même qu’un sommeil trop rare. » Le geste, une fois encore. Cette rencontre du poétique et du politique, qui s’écrivait avec des mots mais aussi avec des corps.
Il y a un épisode qui m’a toujours subjugué, au croisement de ses deux vies sans répit, dans l’inconfort du foyer de flamme qui les brûlait. A deux reprises, au moins, Klaus Mann et Annemarie Schwarzenbach partagent une intimité plus grande, théâtre d’une amitié (et le reste) aussi incertaine que fidèle. La première scène se passe à Venise, la seconde à Moscou pour le congrès des écrivains communistes. Je m’étendrai plus largement sur la première. Car ma fascination pour l’un et pour l’autre naît d’une photo, d’une image, d’une force d’attraction inoïe. Annemarie, Klaus et sa sœur, Erika, sont sur une gondole qui se laisse bercer sur le grand canal à Venise. C’est aussi simple que cela. Il faut regarder leurs visages. Retrouver les raisons de ce voyage, les traces de ce départ. On aimerait retrouver leurs mots échangés, retrouver un film avec du son. Quelques notes, toutefois, suffisent. Car cet épisode fut sans doute la fin d’une parenthèse et annonce le début de l’exil, conjointement à un exercice plus soutenu de la morphine pour l’un comme pour l’autre.
On peut lire dans le Journal de Klaus qu’Annemarie les a tous filmés une journée entière à Venise, principalement durant des achats faits par Klaus autour de San Marco. On rêve de retrouver ce film pour vérifier ce que la pellicule, le cinéma, serait capable de retranscrire de leur corps et postures, de leur marche, de la fragilité de leurs nerfs. Retenir un regard, par exemple, qui dirait tout. Car il y a bien un mystère autour de leurs existences, on cherche en vain à comprendre ce qui aurait nourri cette lucidité à toutes épreuves, y compris, cette lucidité qui prévaudra toujours sur leur santé et leur confort. Un fois encore, il s’agit de ne pas perdre le fil qui relie l’ensemble de leur condition d’existence, leur manière d’être. Leur souci d’eux-mêmes passe toujours, sans exception, par le filtre de l’inquiétude du monde, jusqu’au plaisir éphémère qu’il peut procurer.
Mai 1932, Venise, donc. Une gondole sur le grand Canal. Erika et Klaus plongés dans le profonde tristesse causée par le suicide de leur ami le plus proche, le plus intime, le plus fragile. Sans prévenir personne, Ricki, c’est son nom, se donnera la mort en avril, alors qu’ils projetaient tous de partir en Asie pour respirer loin de l’Allemagne… irrespirable, déjà. En fait, c’est plus que projeter que la troupe faisait. Tout était fin prêt : matériel, itinéraire, administration. Ils devaient tous partir le lendemain, Ricki compris. Ricki se tua sans prévenir personne et en maintenant jusqu’au bout l’illusion de son enthousiasme, camouflant, par force de caractère, son triste dessein qui fut de succomber psychologiquement à l’horreur des premiers actes barbares des nazis.
Venise est dès lors un second choix, ils décident de partir pour oublier, pour changer d’atmosphère, pour enterrer définitivement cet autre voyage, avorté, en Perse.
La situation commence à sérieusement dégénérer à ce moment en Allemagne. Il y eu l’incendie du Reichstag, la montée en puissance irrésistible des nazis. Lucidité de toute la troupe, sans nuance, sur les dangers des troubles de cette Allemagne.
Klaus a travaillé d’arrache pied avant de partir : roman, nouvelle, article, autobiographie. Il n’a pas arrêté. Il lit Anna Karenine, Axel Munth, Goethe. Il commence aussi avec l’aide d’Annemarie à préparer la naissance de la revue Die Sammlung, qui se voudra être la revue cosmopolite antifasciste qui fédèrera le plus grand nombre d’intellectuels possible.
Il commence aussi à s’habituer à la morphine. Durant le séjour à Venise, il fait aussi mention d’une autre prise de médicament sur lequel je ne retrouve aujourd’hui aucune précision quant à la composition, mais qu’il nomme « adaline ».
Annemarie, de son côté, vit de très grave turbulences avec sa mère, qui incarne pour elle la somme de ses contradictions. Si elle connaît ses choix, assume ses sentiments politiques, si elle sait que l’avenir de l’Europe la requiert, qu’elle a envie de se rendre utile, si pour elle les exactions commises en Allemagne sont insupportables, et l’attitude de la Suisse bien trop frileuse, elle n’arrive pourtant pas à rompre avec sa mère, qui suffirait à elle seule pour incarner la pente glissante de l’Europe : fascination pour Hitler et la pureté du renouveau qu’il incarne, prolongation du passé familial autour de la quête d’une grande Allemagne sur laquelle la Suisse doit s’aligner, etc. Elle est clairvoyante, mais souffre intérieurement de cette incapacité à s’émanciper corps et âme de l’emprise de sa mère. Elle préférera d’ailleurs toujours la fuite et les voyages comme si l’Europe était l’incarnation de cette contradiction qui restera à jamais irrésolue. « Je trouve que l’on devrait quitter l’Europe et les sentiers battus ; ici, on exige de nous trop peu de courage et beaucoup trop de patience. »
Klaus, de son côté, essaie de reprendre souffle. Smoking le soir pour les diners à l’hôtel (l’hôtel des bains, sur la face est du lido), lecture de Tolstoï sur la plage. Promenades et achats dans Venise. Visite de l’église des Miracoli, à la frontière de San Marco et du Cannaregio, du Palais des Doges, et de l’ancêtre de la biennale de Venise. Sureté du goût, jugement sévère, ils se gaussent des futuristes comme, peu de temps auparavant, il mentionnera l’archi nullité de Leni Riefensthal.
Après Venise, en 1934, c’est à Moscou que se rend Klaus en compagnie d’Annemarie (celle-ci pense même peut-être à ce moment l’épouser) pour participer au premier congrès des écrivains soviétiques. On peut lire ici toute la malice, l’intelligence de Klaus qui se rendra en Russie par curiosité, pour aiguiser son regard et, une fois encore, ne pas se tromper. Ce sont quinze jours qui sont relatés dans le Tournant et qui restent sans appel, tant, dès 1934, Klaus dans sa lecture du mouvement bolchevique et de sa mise en place étatique reste d’une acuité sidérante, à faire passer les éclaircies des années 60, 70 et 80 pour une lecture bien tardive de ce qui se jouait déjà en Russie avec le léninisme.
Deux épisodes, retracés ici bien trop brièvement. Il y aurait tellement de choses à reprendre, à relire, citer et nommer dans les œuvres d’Annemarie Schwarzenbach et de Klaus Mann qui rendent compte d’une cohérence inouïe au cœur du chaos du 20ème siècle.
Mais il faudra toujours revenir là-dessus, insister sur le fait que ces deux -à, avant d’être des écrivains hors pairs, des intellectuels qui se sont épuisés dans leurs combats et dans les voyages, dans l’exil, et les terres inconnues, sont avant tout des artistes. C’est-à-dire des êtres d’une sensibilité extrême qui les rendait, à cet époque, réceptifs au son d’une société, à ses ondulations, à ses voix sourdes qui se propageaient par les faits et gestes de la politique et du peuple.
Au final, il faudrait souligner que c’est toujours le goût que Klaus a mis au poste de commande, une sensibilité, une attitude, des gestes. C’est par son oreille, son regard, avant les concepts, que Klaus a pu emprunter une trajectoire tragique mais rectiligne, orgueilleuse mais généreuse, à travers sa trop courte vie. Klaus s’est toujours méfié, ceci dit, des penchants vitalistes, d’un nietzchéisme mal digéré, d’une foi en la vie, en ses pulsions dont il voyait très vite la mesure totalitaire : « L’orgie de masse à laquelle je prends un plaisir mi-ironique et amer, mi-doux et vulgaire, porte en elle le germe du meurtre en masse ; toute ivresse est en puissance une ivresse sanguinaire, constatation par laquelle je ne voudrais pas, bien sûr, désavouer mon apologie de la volupté, mais, toutefois, la tempérer comme il convient. »
Mais ce n’est pas pour autant qu’il va guider sa vie selon des abstractions, des concepts creux, une foi aveugle dans les constructions intellectuelles progressistes qui ne feraient que masquer les interrogations existentielles les plus radicales. Klaus doute tout le temps : de ce qui l’écrit, de la capacité des œuvres à changer le monde. Il connaît la vanité, la repère, n’est pas dupe de ses emportements, de sa fougue haletante. La drogue pour Annemarie comme pour Klaus matérialise sans aucun doute ces contradictions, mais la ligne reste pure, et étincelle. Entre la force de la vie, et le couperet des concepts, ils ne choisissent pas, et préfèrent, artistes, se faire oreille et regard, aiguiser les réflexes, et construire des mondes vivables pour tous. On l’a dit. La clairvoyance de Klaus par rapport au jeu soviétique, à la force des grandes idées généreuses sur le réel des gens, a nourri son désarroi, sa profonde mélancolie, comme son jugement sans appel contre les ennemis de la démocratie et du cosmopolitisme. Relisons, ces lignes du Tournant : « On peut, je pense, être pour l’abolition ou l’adoucissement des souffrances humaines évitables et cependant ressentir la situation de l’homme dans l’univers et sur cette terre comme essentiellement tragique, le problème de l’homme comme essentiellement insoluble, le tourment de l’existence individuelle comme finalement sans remède. Oui, il devrait être possible à un esprit mûr et libre de combattre la superstition et l’obscurantisme, de faire progresser la lumière et de préserver pourtant en soi l’horreur sacrée qu’éveille le mystère. L’amour reste un mystère, même dans l’Etat socialiste ; la raison pour laquelle nous devons disparaître dans la mort, Marx et Lénine eux-mêmes ne nous l’ont pas dévoilée. Les voiles demeurent, les énigmes sont toujours là, le phénomène de la vie ne nous révèle pas sa signification, nous ne savons rien. »
Politique et poétique indissociablement liées, oui, nous ne savons rien. Nous ne savons rien, sinon la force de certains gestes. Questions de physiologie, question d’oreille, question de réflexe. Simple rappel.
Oui. Très bien cet article…. Merci.
Mais c’est qu’il est très bien cet article !