Toutes les études réalisées depuis 1974 le montrent : le débat d’entre-deux tours ne change fondamentalement rien à l’issue du scrutin présidentiel. Il ne fait que conforter les électeurs dans leurs votes, et autoriser les plus timides à assumer socialement leurs préférences électorales.
On pourrait rétorquer que l’élection présidentielle ne se jouant jamais que sur quelques tantièmes de différences entre les deux candidats qualifiés pour le second tour, ce sont toujours les indécis qui en déterminent l’issue. Mais dans une campagne qui aura duré 18 mois, le débat d’entre-deux tours survient à 5 jours du dénouement, à un moment où l’électorat a déjà très largement arrêté son choix (songeons par exemple que plus de la moitié des votants ont vu leur candidat qualifié pour le second tour), et après que les prétendants aient eu l’occasion de s’exprimer dans tous les médias, répétant à l’envi et dans les moindres détails leurs déterminations, leurs priorités, leurs options sur chaque micro-sujet, et mêmes leurs blessures, leurs erreurs et leurs hygiènes de vie.
Le débat d’entre-deux tours est donc ce moment étrange où des dizaines de millions d’électeurs déjà décidés vont écouter religieusement deux candidats qui ne leur apprendront rien.
Dès lors, il est légitime de se demander ce qui fait que ce rendez-vous soit le plus attendu et le plus regardé du calendrier politique. En termes d’audimat, le débat d’entre-deux tours de la campagne présidentielle dépasse à chaque fois les 20 millions de téléspectateurs. Il est le seul temps de l’agenda politique dont l’audience peut rivaliser avec une finale de Coupe du monde de football ou avec la diffusion inédite sur une chaîne non cryptée des plus gros succès du cinéma français.
Une première explication, usuelle, tient de l’attrait du spectateur pour la joute verbale. Si la politique est aussi un art rhétorique, alors le débat d’entre-deux tours en est le rendez-vous magistral. Les métaphores pugilistiques ne sont jamais tant convoquées que pour gloser sur ce face-à-face (beaucoup ont cette fois-ci parlé de la confrontation entre un judoka et un boxeur). Convoquer cette imagerie semble à propos : âpres négociations sur les conditions de réalisation, tour de chauffe en meetings, déclarations tonitruantes, intox ; comme pour une rencontre à l’aube, les deux duellistes auront pris soin de préparer scrupuleusement leur confrontation.
Si ce débat intéresse au plus haut point les français c’est donc parce qu’il serait une confrontation verbale inédite entre le prochain Président et son principal challenger. Durant ces longs mois de campagne, ils ne se sont jamais retrouvés en face-à-face, se contentant de se répondre par meetings et déclarations interposés. Ce débat est donc l’occasion unique de les réunir enfin dans ce moment où les deux compétiteurs vont se défier à la fois sur le fond des sujets, mais surtout témoigner de leur capacité à argumenter et contre-argumenter. Les français veulent savoir comment celui qu’ils s’apprêtent à placer à leur tête se comporte en duel, tient la confrontation et gère un long débat. C’est là un aspect des candidats qui semble largement méconnu des électeurs jusqu’à présent, qui n’en demeure paraît-il, pas moins fondamental pour quiconque aspire à la magistrature suprême.
On remarquera d’ailleurs que ce rendez-vous sans précédent dans la campagne électorale restera sans suite durant le mandat présidentiel. La majesté de la fonction présidentielle impose que l’on ne place pas le Président face à un contradicteur politique pour les 5 prochaines années et il a la liberté de s’inviter à loisir dans l’écran des français à l’heure du dîner pour leur porter le message de son choix.
Les français, grisés par le suspense, veulent donc découvrir un aspect méconnu de leur prochain président, que révèle ce moment unique et majeur de la dramaturgie politique. Voilà le leitmotiv souvent avancé pour justifier l’attrait massif des français pour cette soirée.
Cette explication peine toutefois à convaincre si on la frotte à l’histoire de ces débats.
D’abord, on remarquera que les confrontations entre candidats ont déjà pris la forme de revanche ou de rencontres entre ennemis intimes, sans que cela ne perturbe l’audience. Si l’intérêt résidait véritablement dans l’épreuve du feu que constituerait pour les candidats ce débat, alors nous aurions dû logiquement observer que les face-à-face mettant en scène le président sortant ou des acteurs s’étant déjà rencontrés par le passé mobilisaient moins que les autres. Or, il n’en est rien. Mitterrand et VGE s’étaient retrouvés en face-à-face en 1974 sans que cela n’affecte l’affluence des français au second rendez-vous de 1981. Autre exemple, c’est le débat entre Jacques Chirac, alors Premier Ministre de Mitterrand, et Mitterrand lui-même, en 1988, qui a rassemblé le plus grand nombre de téléspectateurs de l’histoire des émissions politiques. En 1988, loin d’en atténuer l’attrait, la cohabitation a exacerbé l’attention des français pour le débat d’entre-deux tours.
Ensuite, on notera que si l’intérêt des français résidait dans la joute, alors rien ne justifierait que l’opinion ait accepté, dans son immense majorité, que Chirac refuse de débattre face à le Pen en 2002, ou qu’Hollande refuse les trois débats auxquels l’a invité Nicolas Sarkozy au soir du premier tour le 22 avril dernier. Après tout, dans le premier cas, il importait que Chirac, pour être pleinement légitime, se confronte au leader du Front National. De la même manière, si l’enjeu consistait véritablement à mieux connaître l’aptitude à jouter de ceux qui prétendent nous diriger, alors rien n’empêchait la multiplication des face-à-face. Hollande a pourtant refusé tout net cette multiplication des sessions, sans que cela n’offusque l’opinion d’ordinaire si pressée d’en demander toujours plus pour mieux approcher l’authenticité de nos dirigeants politiques.
Enfin, on remarquera que François Hollande, comme Nicolas Sarkozy, ont tous deux déjà été placés face à un contradicteur durant cette campagne. Lors de l’émission des « Paroles et des actes » sur France 2, le leader socialiste a débattu avec Alain Juppé fin janvier puis avec Jean-François Copé mi-mars; et Nicolas Sarkozy a, quant à lui, débattu début mars avec Laurent Fabius. L’aptitude des prétendants à la rixe verbale a donc déjà été éprouvée dans cette campagne, sans que là encore, cela ne diminue l’attrait pour le débat d’entre-deux tours.
Il faut donc abandonner l’idée d’un attrait massif des français pour l’odeur de camphre et d’adrénaline qui émane des rings, même électoraux.
« Le roi est mort, vive le roi ! » ; il me semble que davantage qu’une mise à l’épreuve des candidats, le débat constitue pour les qualifiés et pour les électeurs, un moment de célébration de la fonction présidentielle.
Pendant deux heures, les deux impétrants assistés par deux journalistes vont débattre de grandes et de petites questions, s’accordant ainsi pour raconter la primauté du politique sur toute autre dimension et vanter en filigrane la splendeur de la fonction présidentielle.
Ils le feront devant des français massivement réunis devant leurs écrans, le plus souvent en groupe d’amis ou en famille. Des français dubitatifs devant nos élus mais reconnaissant les vertus de notre système de désignation politique et quoiqu’on en dise, peu réticents à l’idée d’une communion nationale autour de notre démocratie.
Pour chaque candidat qualifié, c’est en apparence l’épreuve ultime, le moment de la confrontation avec celui qui pourrait le faire chuter au pied du podium. Mais en réalité les jeux sont déjà faits ; autour de cette table se retrouvent le vainqueur et le vaincu virtuels de cette élection, qui, ensemble, viennent célébrer le mythe fondateur de la toute-puissance politique, consacrer la fonction présidentielle, et légitimer ainsi la perpétuation de notre fonctionnement démocratique.
« Vous n’avez pas le monopole du cœur » ; « Vous êtes l’homme du passif », « Pour être président, il faut être calme ». Comme toujours, ce débat réservera son lot de petites phrases qui viendront s’ajouter à l’épopée de la Ve République. Il appartient aux deux acteurs convoqués cette fois-ci de faire preuve de lyrisme, d’inspiration et d’audace dans leur interprétation de ce rituel, tous les 5 ans répété.
Pugilat verbal ? Non ! Le débat d’entre-deux tours est une ode à la fonction présidentielle chantée en duo.