À la remise du prix Saint-Germain, j’ai croisé Jean-Pierre Mocky. Éternel jeune homme, il était là, presque comme un quidam. Cette rencontre m’a rappelé un déjeuner que j’avais fait avec lui, il y a cinq ou six ans, organisé par Yann Moix. Je me suis surtout souvenu que la plupart de mes obsessions artistiques, visuelles et provocatrices sont nées chez cet empêcheur de tourner (des films) en rond. L’occasion faisant le larron, j’ai voulu lui rendre hommage. Tout simplement. Je l’écris sans aucune ironie : Jean-Pierre Mocky est un monument. Après une cinquantaine de films, il reste une nébuleuse à part dans notre galaxie cinématographique et n’a rien de commun avec ses contemporains. Plus troublant que Truffaut, plus pervers que Louis Malle, plus provocateur que Chabrol, plus déroutant que Rohmer, plus décalé que Godard, Mocky n’est pas un objet d’étude, un chardon de la nouvelle vague, et reste un cinéaste remuant, vibrionnant, qui n’en finit pas d’irriter les âmes conformistes et les esprits scolaires.
Sa biographie est une auberge espagnole qu’il n’a cessé de modeler. D’une interview l’autre, on l’apprend d’origine polonaise, juive ou tchétchène ; après avoir élevé un ours sur le balcon familial, à Nice, il aurait eu son bac à quatorze ans et son premier enfant à quinze… Et pourquoi pas ?
Né en 1929 le jeune Jean-Pierre Mockijevski était un surdoué qui fit feu de tout bois dans le monde du cinéma. Figurant dans Les Enfants du Paradis, il perce dès les années 50. Le voici d’abord secrétaire particulier de deux génies naufragés : Erich Von Stroheim et Jules Berry ; du premier il héritera le goût du mensonge et des masques, du second les foucades et les ruées.
Il exploite ensuite son physique (très) avantageux pour devenir doublure de Gérard Philippe. Sa «belle gueule» lui vaut alors une invitation en Italie, et Cinecitta lui ouvre ses portes. Après plusieurs séries B romaines, il apparaît dans Les Vaincus (I Vinti, 1952) de Michelangelo Antonioni. Mocky s’improvise également homme à tout faire sur les tournages de La Strada de Fellini et Senso de Visconti. Joli palmarès pour le petit immigré niçois, qui collectionne les aventures féminines et n’aura de cesse – jusqu’à aujourd’hui – de s’en enorgueillir.
Toutefois, ses rêves sont ailleurs : il veut devenir réalisateur. Son grand projet, en 1959, est l’adaptation du roman d’Hervé Bazin La tête contre les murs. Hélas, les producteurs ne feront pas confiance à ce trentenaire et ne lui accorderont que le rôle principal, confiant la réalisation à Georges Franju.
Qu’importe, bien vite Mocky passe derrière la caméra.
Ses premiers films sont des chroniques acides de la société française de la fin des années 50 : Les Dragueurs (le verbe «draguer» est une invention de Mocky), Un Couple. Leur facture est classique ; presque lisse malgré des incongruités. Mais le jeune réalisateur va illustrer sa démesure avec sa première œuvre personnelle : Snobs (1962).
Sous prétexte d’une absurde histoire de compagnie laitière aux mains de notables provinciaux, Mocky tire dans tous les coins et se livre à un fabuleux jeu de massacre. Personnages extravagants, dialogues insolites, ambiance surréaliste, enchaînements ineptes, humour ravageur, provocation potache, jeu décalé, acteurs monstrueux, grimaces… tout Mocky est déjà là. Le film déroutera tant qu’il sera interdit pendant des années et devra sa résurrection à Jean-Louis Bory et à une cinémathèque britannique ; honneurs aux aînés : Woody Allen lui en achètera certains gags !
Dès lors, Mocky est sur ses rails et ne les quittera plus.
Avec Un drôle de Paroissien, peinture délicieusement sacrilège d’un pilleur de tronc, il crée son duo comique : Bourvil et Francis Blanche. Deux acteurs qu’il se complaira à utiliser à contre-emploi et réunira dans La Cité de l’indicible peur (adaptation bancale de Jean Ray), La Grande lessive (charge prophétique contre l’abrutissement télévisuel) et L’Etalon (farce grivoise sur le désir féminin).
Dans le domaine de la comédie, Mocky collaborera avec les plus grandes stars du genre, tels Fernandel (La Bourse et la vie, écrit à quatre mains avec Marcel Aymé), Jean Poiret, ou surtout Michel Serrault.
Des Compagnons de la Marguerite au Furet, Serrault est son acteur privilégié. Fonctionnaire assassin dans L’Ibis rouge, supporter haineux d’A Mort l’arbitre, squatteur mondain de Bonsoir !, assureur muet du Miraculé, maire dégénéré de Ville à vendre, il trouvera chez Mocky ses incarnations les plus singulières.
Car Mocky sait l’art et la manière de mettre en valeur ses comédiens. Sans doute parce qu’il ne les dirige pas vraiment mais les laisse en liberté, tels les animaux d’un parc naturel. Charge à eux de se débrouiller, sous une caméra hirsute mais implacable. Quand on est mauvais chez Mocky, on l’est vraiment ! Dans toute carrière d’acteur français, il convient d’avoir tourné au moins un «Mocky» ; ne serait-ce que pour entendre le légendaire «moteur, merde !» du cinéaste.
Et son tableau de chasse est intimidant: Catherine Deneuve en vieille fille rousse, Michel Simon en clochard dépressif, Jean-Pierre Marielle en médecin avorteur, Philippe Noiret en notable pédophile, Richard Bohringer en facteur sodomite, Jacqueline Maillan en adepte du Minitel Rose, Victor Lanoux en politicien véreux, Dominique Lavanant en secrétaire pyromane, Jean-Pierre Bacri en voyeur impuissant, Jacques Dutronc en paparazzo matois, Eddy Mitchel en arbitre de foot, Kristin Scott Thomas en prostituée gouailleuse, Michel Blanc en militant écologiste, Daniel Prévost en policier morphinomane, Darry Cowl en parfumeur inverti, Jeanne Moreau en catin virée chaisière…
Comment les citer tous ? Lonsdale, Villeret, Vanel, Galabru, Dubillard, Gélin, Dufilho, Aznavour, Sim, Tissier, Roquevert, Le Poulain, Arditi, Birkin, Stévenin, Bideau, Julie Jolie, Bernadette Lafont, Carole Laure, Stéphane Audran, Denise Grey, Andrea Ferreole, Sylvia Kristel, Patrick Sébastien, Tom Novembre, Raymond Rouleau, Jean-Louis Barrault, Emmanuelle Riva, Claude Rich, Alberto Sordi…
Enfin, s’il s’amuse à confier des rôles à des personnalités incongrues (Nino Ferrer dans Litan, Macha Béranger dans Le Glandeur, Cavanna dans Y a-t-il un français dans la salle ? ou Hermine de Clermont-Tonnerre dans Alliance cherche doigt) il se vante de stars inespérées, comme Mickey Rourke, Faye Dunaway, Depardieu, Delon, Belmondo ou Di Caprio…
Mais le clown Mocky n’en est pas à une pirouette près !
Toutefois, sous couvert de gaudriole, chacun de ses films aborde un thème, parfois un combat. Comme tout vieux gamin, ce révolté professionnel a des choses à dire. Et il entend les dire lui-même. C’est pourquoi, dès 1968, Jean-Pierre Mocky se crée un personnage de justicier solitaire, anarchiste et romantique. À partir de Solo (1970), il devient le héros d’une partie de sa production. Les «Mocky engagés» sont des œuvres noires, où le beau ténébreux pourfend les tartuffes. Prisonnier en cavale (L’Albatros, 1972), père désaxé (L’ombre d’une chance, l’un de ses plus beaux films, 1974), journaliste incorruptible (Un linceul n’a pas de poche, 1975), éminence grise (Vidange, 1998), Mocky joue du Mocky, dirigé par Mocky, produit par Mocky, monté par Mocky et – désormais – distribué par Mocky (dans son cinéma, le Brady, à Paris)…
Films très personnels, leurs bonnes intentions pêchent parfois par manque de moyen – ou de sincérité ? – mais toujours Mocky s’insurge et nous gifle.
De même, malgré sa férocité, le réalisateur ne renonce jamais à son goût médiéval de la farce. C’est pourquoi toutes ses œuvres sont-elles persillées de ces acteurs anonymes qui, de films en films, forment le ciment de son esthétique. Qu’ils se nomment Jean Abeillé, Jean-Claude Rémoleux, Raoul Chauffard, Dominique Zardi, ces «gueules» sont les membres du «Mocky-circus» : sa marque de fabrique, comme les silhouettes d’un Jérôme Bosch.
Que restera-t-il de Mocky ? Sans doute bien plus qu’on ne croit. Outre des répliques, des images, des affiches (le champignon des Saisons du plaisir, l’angelot viril d’Il gèle en enfer), des musiques (la «Dolane mélodie» d’Un Linceul n’a pas de poche ; les rengaines de Moustaki, Ferré…) il restera un univers.
Certes, le Mocky de 2012 n’est pas le plus attachant : un vieil anar en blouson de cuir, toujours sur les plateaux de télévision à râler contre tout : «je suis une victime, on me bâillonne, on me muselle !». Il n’a pas besoin de ça et ce personnage de génie incompris est son plus mauvais rôle.
Heureusement, au-delà de cette fausse image, Jean-Pierre Mocky reste un cinéaste novateur, hybride, unique ; bref : culte.
La récente sortie d’une vingtaine de DVD (Pathé) prouve combien ses films se bonifient avec les ans. Ils sont à ce point hors du temps qu’on ne peut les dater : le monde selon Mocky a sa propre horloge, sa temporalité intime; et ce qui a pu sembler ringard, kitsch ou déplacé, devient la voûte d’une cathédrale que Mocky a mis en place sur un demi-siècle, sans toujours en avoir conscience. Qu’importe, il est le père d’une œuvre authentique, profondément originale, qui ne doit rien à personne sinon à lui-même, son intuition, son obstination, sa longévité. Un artiste.
Sans oublier l’excellent « Les Ballets écarlates » qui dénonce les crimes pédophiles d’une certaine classe politique, on comprend mieux pourquoi ce brave monsieur est devenu aussi gênant, son film a été censuré.