L’année prochaine, nous fêterons les vingt ans de la mort du grand Léo Ferré. Je voudrais revenir sur sa vie et sur l’une de ses plus belles chansons « Avec le temps » et comment dans les dernières années de son existence, il en vint à détester ce morceau qui pourtant, lui avait apporté le succès, l’argent et la reconnaissance. Notre futur anarchiste poète révolutionnaire pacifiste, débute sa vie à Monaco, où il naît le 24 août 1916 (même année que Piaf et Sinatra) car son père dirige le personnel du Casino de Monte Carlo.
A huit ans, ses parents l’envoient en pension au collège religieux de Bordighera, chez les prêtres italiens. Petit garçon, Léo est dépouillé de son patronyme et devient le N°38, prisonnier d’un carcan éducatif de régime fasciste (Mussolini est au pouvoir depuis 1922) et sous la coupe d’une Eglise intégriste ultra-traditionaliste.
Quand on feuillette l’album de la famille Ferré, on est frappé par la beauté et la douceur du visage de Léo enfant, assis à côté de ses parents mais toujours sans contact physique, à distance respectueuse. « Ma jeunesse aurait pu me tuer » dira-t-il, un jour.
Ferré, comme Brassens ou Montand, on le voit toujours avec sa gueule burinée de patriarche. Hé oui, ces hommes aux cheveux blancs ont d’abord été des enfants…
Son premier choc qui atomise sa sensibilité sera Maurice Ravel et son Boléro. Léo assiste à un concert au Théâtre de Monaco et Ravel, debout, dirige le grand orchestre. Le jeune Ferré en sort bouleversé : il étudie le piano, se plie aux règles de la fugue et du contrepoint et écrit ses premiers vers.
A vingt ans, il s’enfuit à Paris, s’inscrit en Fac de Droit et à Sciences Po où son camarade de banc est François Mitterrand. Il obtient ses deux diplômes mais la guerre éclate. Léo devient le Sous Lieutenant Ferré au Camp de Castres et conduit au feu, un peloton de Tirailleurs Algériens. Démobilisé, il revient à Monaco et devient l’homme à tout faire de RMC (Radio Monte Carlo) : speaker, régisseur, preneur de son, bruiteur, pianiste…
Un jour, Edith Piaf le croise dans la Principauté et à l’issue de son récital, elle lui conseille de revenir à Paris. Nous sommes en 1946, Léo Ferré a trente ans et quelques chansons à son répertoire.
C’est finalement en 1968 qu’il compose « Avec Le Temps ». Sa seconde épouse Madeleine, vient de le quitter, abattant dans des circonstances dramatiques sa guenon Pépée. Léo se terre chez lui dans sa maison et n’en sort plus. Veuf d’amour, solitaire, il écrit sur son bureau ce morceau de vie dévasté. Le texte et la musique lui prennent deux heures (et 53 années de métier). Ce n’est pas de la facilité, ni de l’automatisme d’écriture, ni juste le fruit d’une inspiration transcendée… C’est sa vérité, son sang puisé jusqu’à la veine de ses os qui lui dictent les mots, les rimes, les notes : ces fameuses arpèges de l’intro au piano, qui sonne comme une alarme du temps décomposé.
Tel Ne me quittes pas, de Jacques Brel, qui en récital, n’en pouvait plus d’interpréter ce titre tant l’engagement physique, mental, lui était devenu intolérable ; Léo Ferré, à l’unisson de ce sacrifice, porte cette chanson comme la plus douloureuse cilice. Et une épine infectée dans sa main de pianiste : 50% des droits d’auteurs d’Avec Le Temps, reviennent à son ex, Madeleine, la tueuse de singe.
Sur scène, après la dernière phrase : – Avec Le Temps, On n’aime plus – Parfois, il hurle : … Salope ! Dans un silence tonitruant.
Le public n’est jamais choqué et ne bronche pas d’un cil. Léo s’est mis à nu, le corps rempli de larmes, suintant d’un désespoir de vieux fauve blessé.
Lorsqu’il termine son tour de chant Avec Le Temps, il demande au public de ne pas applaudir et de quitter la salle, sans bruits, sans rappels.
Le patriarche meurt en Toscane, un soir de 14 Juillet 1993, entouré des siens.
« – Vivement que je dorme… Qu’enfin, je retrouve mon autre vie… »
Voilà ses derniers mots chuchotés, avant de filer vers les étoiles.
La mémoire et la mer…
Quand Léo Ferré est sans égal… excepté chez les plus grands !
« Ces mains ruminantes qui meuglent
Cette rumeur me suit longtemps
Comme un mendiant sous l’anathème » Aimé Césaire ?!
« Dieux de granits, ayez pitié
De leur vocation de parure
Quand le couteau vient s’immiscer
Dans leur castagnette figure » René Char ?!
« Quand j’allais, géométrisant,
Mon âme au creux de ta blessure
Dans le désordre de ton cul
Poissé dans des draps d’aube fine
Je voyais un vitrail de plus,
Et toi fille verte, mon spleen » Baudelaire ?!
« Je me souviens des soirs là-bas
Et des sprints gagnés sur l’écume
Cette bave des chevaux ras
Au raz des rocs qui se consument » Rimbaud ?!
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La mémoire et la mer
La marée, je l’ai dans le cœur
Qui me remonte comme un signe
Je meurs de ma petite sœur, de mon enfance et de mon cygne
Un bateau, ça dépend comment
On l’arrime au port de justesse
Il pleure de mon firmament
Des années lumières et j’en laisse
Je suis le fantôme jersey
Celui qui vient les soirs de frime
Te lancer la brume en baiser
Et te ramasser dans ses rimes
Comme le trémail de juillet
Où luisait le loup solitaire
Celui que je voyais briller
Aux doigts de sable de la terre
Rappelle-toi ce chien de mer
Que nous libérions sur parole
Et qui gueule dans le désert
Des goémons de nécropole
Je suis sûr que la vie est là
Avec ses poumons de flanelle
Quand il pleure de ces temps là
Le froid tout gris qui nous appelle
Je me souviens des soirs là-bas
Et des sprints gagnés sur l’écume
Cette bave des chevaux ras
Au raz des rocs qui se consument
O l’ange des plaisirs perdus
O rumeurs d’une autre habitude
Mes désirs dès lors ne sont plus
Qu’un chagrin de ma solitude
Et le diable des soirs conquis
Avec ses pâleurs de rescousse
Et le squale des paradis
Dans le milieu mouillé de mousse
Reviens fille verte des fjords
Reviens violon des violonades
Dans le port fanfarent les cors
Pour le retour des camarades
O parfum rare des salants
Dans le poivre feu des gerçures
Quand j’allais, géométrisant,
Mon âme au creux de ta blessure
Dans le désordre de ton cul
Poissé dans des draps d’aube fine
Je voyais un vitrail de plus,
Et toi fille verte, mon spleen
Les coquillages figurant
Sous les sunlights cassés liquides
Jouent de la castagnette tant
Qu’on dirait l’Espagne livide
Dieux des granits, ayez pitié
De leur vocation de parure
Quand le couteau vient s’immiscer
Dans leur castagnette figure
Et je voyais ce qu’on pressent
Quand on pressent l’entrevoyure
Entre les persiennes du sang
Et que les globules figurent
Une mathématique bleue,
Sur cette mer jamais étale
D’où me remonte peu à peu
Cette mémoire des étoiles
Cette rumeur qui vient de là
Sous l’arc copain où je m’aveugle
Ces mains qui me font du fla-fla
Ces mains ruminantes qui meuglent
Cette rumeur me suit longtemps
Comme un mendiant sous l’anathème
Comme l’ombre qui perd son temps
À dessiner mon théorème
Et sous mon maquillage roux
S’en vient battre comme une porte
Cette rumeur qui va debout
Dans la rue, aux musiques mortes
C’est fini, la mer, c’est fini
Sur la plage, le sable bêle
Comme des moutons d’infini…
Quand la mer bergère m’appelle
avant de filer vers les étoiles pour moi que soit prononcé un k…