S’il est un lieu commun majoritaire pour un homme ou une femme de gauche, c’est bien celui de se déclarer antiraciste. Et pour cause, la gauche, porteuse des idéaux de l’émancipation et de l’égalité, ne peut pas se concevoir sans une lutte claire et sans équivoque contre un racisme qui, en plus d’être pour elle une aberration éthique, est un poison pour la stratégie « classiste » qui continue — malgré l’effondrement de l’autorité de la pensée marxiste — d’imprégner en partie sa pratique politique.

Certes, la gauche s’est à plusieurs reprises historiquement égarée en dehors des sentiers de l’antiracisme.
Ainsi, même si elle est le camp qui a porté les combats de la décolonisation, elle s’est assez bien accommodée pendant plusieurs décennies d’un fait colonial qu’elle se proposait d’aménager pour en éviter les excès, là où l’excès résidait dans l’existence même de ce fait.
Même si elle est le camp qui a prôné la fraternité ouvrière quelles que soient les origines des travailleurs, c’est des rangs communistes que viendront les cris d’un « Produisons français ! » qui prépara assez tragiquement l’hémorragie de l’électorat communiste vers un parti dont le slogan-étendard sera : « La France aux Français. »
À cela, nombre de responsables politiques de gauche répondront avec aisance et de façon prévisible — je l’affirme d’autant plus que j’en ai moi-même fait l’expérience régulière — que cela relève du passé ou d’errements populaires qu’il faut savoir analyser mais qu’ils combattent avec la dernière énergie.
Passé et errements populaires… Est-ce finalement si sûr ? Pour en être bien certain, il est utile d’analyser un événement actuel et les réactions qu’il entraîna parmi ce peuple prétendument égaré et parmi les élites de gauche, qu’elles fussent politiques, syndicales ou intellectuelles. Cet événement nous a été servi cet été par Nicolas Sarkozy. En commençant par s’en prendre aux Roms et aux gens du voyage avec une brutalité et une grossièreté peu communes pour un responsable de son niveau, ce dernier tentait — en prolongement des sinistres débats sur l’« identité nationale » — de rallier l’électorat frontiste et, plus généralement, de structurer l’électorat national autour d’une logique de boucs émissaires. Il prolongea cette stratégie le 30 juillet par le non moins sinistre « discours de Grenoble », au cours duquel il établit un lien entre immigration et délinquance et proposa de déchoir de leur nationalité les Français jugés coupables du meurtre d’un membre des forces de l’ordre et dont la nationalité avait été acquise par naturalisation. Bref, à cette occasion, le président de la République — et c’est la première fois qu’une telle chose était dite à ce niveau de l’État — reprit les thèses du Front national, thèses d’inspiration raciste qui justifièrent que ce parti fut tenu à l’écart du pouvoir depuis son émergence électorale, il y a près de trente ans de cela.
Un événement actuel, donc, dans lequel, bien loin de proposer une mesure efficace contre la criminalité (qui peut penser que retirer la nationalité française à une personne prête à tuer un membre des forces de l’ordre la dissuaderait de commettre son forfait ?), le président de la République joua la petite musique suivante : il existe dans notre pays des personnes qui posent problème et ces personnes, fussent-elles en possession de papiers d’identité français, ne sont pas françaises. On trouve là, conformément à cette même petite musique jouée depuis la mise en place du ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, la définition sous-jacente de « Français de souche » et de « Français de papier », en totale contradiction avec la définition politique de la nation française.
C’eût été l’occasion pour les élites de gauche de se manifester, de démonter ce discours et d’y opposer une logique alternative. Et que se passa-t-il ? Un silence des partis politiques pendant plusieurs semaines, en dehors de « seconds couteaux » qui ne purent masquer la vacance des leaders de la gauche face à un discours pourtant tenu par le chef de l’État auquel il leur appartenait en propre de riposter. Une très grande discrétion des intellectuels de gauche, donc, à l’exception notable de certains spécialistes de ces sujets et de Bernard-Henri Lévy, qui réagit par une remarquable tribune publiée en août dans le journal Le Monde.
L’attitude des responsables politiques de gauche fut intéressante en ce qu’elle se modifia considérablement quand l’accumulation des sondages montra que, bien loin de se laisser « embrouiller » par la recherche et la stigmatisation de boucs émissaires, les citoyens — et en premier lieu ceux dont la proximité partisane les classait à gauche — identifièrent et rejetèrent assez nettement le discours et les actes estivaux du chef de l’État et des chevau-légers du gouvernement et de l’UMP, qui s’en firent les zélés thuriféraires. À partir de ce moment, les leaders de gauche s’exprimèrent ouvertement et publiquement sur la séquence estivale susmentionnée, se mettant à la critiquer. Il apparaît donc que, bien loin d’avoir tenu une position antiraciste, il leur fallut attendre la certitude que le coût politique n’en serait pas excessivement élevé. On remarquera qu’on est là bien loin d’un peuple égaré dont les leaders politiques combattraient les mauvais penchants…
En réalité, au-delà d’un petit manque de courage sur lequel nous reviendrons, il faut se départir d’une illusion. Car aujourd’hui, je tiens la société plus portée à être antiraciste que ne peuvent l’être les élites, fussent-elles de gauche. Et pour cause ! Il faut en effet bien prendre en considération qu’il était assez aisé pour les élites de gauche de se déclarer antiracistes dans les années 1980. Certes, il s’agissait bien de prôner l’égalité réelle entre tous les individus, quelles que soient leurs origines. Mais, finalement, à une époque où les personnes prises physiquement et politiquement pour cibles par le racisme – à savoir les Noirs et les Maghrébins – étaient fréquemment étrangères et/ou peu diplômées, militer pour l’égalité ne comportait que des avantages. Quelle satisfaction de faire une action de « défense de pauvres hères », action propre à renforcer l’estime de soi, telle la dame patronnesse heureuse de donner la piécette au pauvre à la fin de la messe ! Et une satisfaction d’autant plus aigüe qu’elle apparaissait alors pour ces élites comme étant dénuée d’une contrepartie qu’elles auraient pu juger négativement. En effet, ces personnes que l’on défendait, la bonne conscience en bandoulière, ne menaçaient en rien les positions sociales éminentes de ladite élite, ni politiquement (puisque étrangères et donc non susceptibles de concourir aux scrutins) ni socialement (puisque peu diplômées). Aujourd’hui, l’antiracisme continue à poser la question de l’égalité, mais en direction de populations françaises et diplômées, et non pas comme un horizon lointain, mais comme une urgence actuelle. Bref, être pleinement antiraciste, c’est désormais accepter que le pays connaisse un grand chamboulement dans la répartition des postes de pouvoir politique et économique et que, dans chaque famille, l’intimité puisse être « perturbée » par l’arrivée d’une personne d’origine maghrébine ou africaine, introduite par les enfants dans un cénacle naguère préservé de telles intrusions.
Il est d’ailleurs plaisant de voir à quel point les élites de gauche furent enthousiastes à l’élection de Barack Obama, y voyant à juste titre un symbole antiraciste, sans en tirer la moindre conséquence. Bien au contraire, d’ailleurs, comme si cet enthousiasme affiché pour des événements se déroulant de l’autre côté de l’Atlantique les dispensait d’opérer une réflexion poussée sur notre société et ses blocages. Or, il est intéressant de constater que si Barack Obama a pu être le candidat du Parti démocrate, c’est sans doute en raison du fait qu’il existe aux États-Unis un mécanisme de correction apporté au conservatisme des élites — c’est-à-dire la préservation pour elles et leurs enfants des positions occupées dans la société —, à savoir le mécanisme des primaires, auxquelles participent des millions de citoyens américains, c’est-à-dire la société américaine. À cet égard, il est sans doute assez juste de penser que si l’appareil du Parti démocrate avait eu à choisir son candidat, sa préférence aurait été Hillary Clinton (ce qui, au demeurant, aurait été un beau symbole féministe).
Pour en revenir à la situation française, il est urgent, pour pouvoir espérer l’emporter en 2012, que la gauche se départe de quelques mauvaises manières.
Celle de croire, par exemple, que les populations d’origine immigrée seraient un réservoir électoral captif et inépuisable, comme s’il ne s’agissait pas de citoyens à convaincre mais d’une masse informe, pour qui la promesse de quelques aides sociales supplémentaires serait un moteur de mobilisation civique enthousiaste. En la matière, il serait intéressant de se rendre compte que cette attitude n’est sans doute pas sans rapport avec les taux d’abstention remarqués dans certains quartiers, taux qui ont atteint un tel niveau que les scores de la gauche, pour en être impressionnants, n’en sont pas moins faibles en termes de voix. Mobiliser des citoyens ne revient pas à leur faire la charité (ou — attitude tout aussi problématique — à les rendre responsables de situations sociales dégradées, dont on sait qu’elles sont le produit de la ghettoïsation et des discriminations) mais consiste, au contraire, à les considérer comme des citoyens à qui on offre une projection ascendante, tournée vers l’avenir.
Autre mauvaise manière : celle qui consiste à occulter, de façon assez systématique, les problèmes de racisme. C’est un grand drame pour notre pays que de laisser s’installer l’hypocrisie selon laquelle il n’y aurait pas de racisme. Car le pire n’est pas tant l’existence du racisme (comment pourrait-il en être autrement quand on connaît la puissance classificatoire, dans l’imaginaire collectif, des races à partir desquelles l’humanité fut découpée pendant plusieurs siècles ?) que la négation que l’on peut en être le porteur. Concevoir réellement et sincèrement le corps social comme un assemblage de citoyens égaux en droits et en dignité, c’est aborder ces questions sans inutile contrition, afin de vider nos consciences des paradigmes et des grilles de lecture qui interdiront sinon longtemps aux élites de gauche de se rendre compte que les classes populaires qu’elles entendent représenter sont irrémédiablement métissées.
Enfin, construire un programme politique qui réponde aux enjeux de l’égalité, c’est aussi, au-delà de la seule question raciale, se poser la question des ruptures d’égalité dont de larges fractions de la société ont été victimes depuis plusieurs décennies. Et là aussi, dans une société dont la structure sociale est beaucoup plus stable qu’auparavant (après des décennies de chamboulements profonds, qui aspirèrent vers le haut de l’échelle sociale des millions d’enfants de paysans, d’ouvriers et d’immigrés), il est un enjeu particulier pour éviter les logiques de boucs émissaires auxquelles la gauche n’échappera pas simplement en détournant la tête : montrer en quoi, aujourd’hui, une majorité de la population, enfumée par des mythes aussi grandiloquents que mystificateurs, ne bénéficie plus en rien d’une ascension sociale, faute d’une fluidité sociale que la référence incantatoire aux vertus de la méritocratie républicaine masque de plus en plus mal.

Dominique Sopo
Président de SOS Racisme

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