Un mois après, on apprend que le concours l’agrégation d’histoire 2011 du début avril est rendu caduc par la faute de son administration : le texte proposé en histoire médiévale comme le journal d’un participant au concile de Constance de 1414-1418 date en réalité de 1964 et son auteur, un romancier, ne cachait pas son caractère de fiction. L’Education nationale et ses ministres doivent décider d’annuler cette seule épreuve, ou tout le concours : éprouvant, en effet. Surtout pour les malheureux contraints par cette énorme bourde de replancher… Comment les empêcher de réfléchir sur elle en historiens ?

Et en particulier dans une direction que je propose : celle de la coïncidence temporelle et logique avec un livre tout juste paru et ainsi confirmé par la réalité même, comme si elle lui décernait le plus beau des prix littéraires, celui de la vérité concrète, de la confirmation par la pratique, au cœur même et au plus haut sommet d’une institution qui l’ignore, le refoule, le nie. J’ai nommé Umberto Eco, auteur du Nom de la Rose et du Cimetière de Prague (les deux chez Grasset).

On a pris une fiction pour un document, et cela concernant le milieu ecclésiastique du Moyen Age. Ces deux aspects sont de l’écho d’Eco. Les étourdi(e)s payé(e)s avec l’argent du contribuable viennent d’adresser un involontaire et double bravo – en italien “bravoure de” – au roi Umberto. Un premier bravo pour le Cimetière de Prague, bel ouvrage goûteux et agréable qui entraîne à l’intelligence, jouissant de la pédagogie en bonheurs d’expression, paru en (excellente) traduction française en 2011 : il se situe au temps des faux antisémites de l’Affaire Dreyfus et des Protocoles des sages de Sion. A ces fictions qui se changèrent en armes de destruction lorsqu’elles furent tenues pour vraies, fait écho/Eco aujourd’hui l’hénaurme (Flaubert) bévue en vraie grandeur sur la non-distinction de l’archive authentique. Commise précisément par ces fonctionnaires qui affectent à l’ordinaire, c’est là une de leurs sottes professions de foi positivistes obligées, de mépriser par définition les romans historiques.

Désormais on pourra dire : ça leur va bien ! Bonjour la pureté… ! Rigueur mon… (voir Zazie, cette célèbre historienne spécialiste de Napoléon).

Un deuxième bravo à Umberto Eco, dans cette circonstance : pour le Nom de la Rose. En français en 1982, se déroulant en 1327 au cœur du débat théologico-social qui précéda le concile de Constance, après l’écrasement des “fraticelles” franciscaines. Le concile de Constance est très intéressant, hormis même la théologie (qui vaut son pesant de girouettes et de pirouettes), par ses dimensions géo-politiques, nationales, sociales : encore et toujours les Guelfes, les Gibelins, le Royaume, l’Empire ; écrasement de la liberté tchèque avec le bûcher pour Jan Hus, qui sera vengé exactement un siècle après par la liberté allemande ; un pape Jean XXIII renversé, que l’Eglise continue d’effacer dans sa liste officielle, surtout après celui de Vatican II ; remplacé par un pape Martin qui ne prendra pas les mesures capables d’empêcher l’autre Martin, Luther, le véritable “anti-pape” qui se souviendra du sort de Jan Hus faisant trop confiance au jugement du concile de Constance et finissant en cendres ; l’Italie mise d’abord en grave minorité à Constance arrache en fin de concile la fin de la tutelle française d’Avignon,  le retour de la papauté à Rome ; et toujours les répliques sismiques à longue portée du franciscanisme de base.

Il faudrait organiser une sorte de meeting d’agrégatifs d’histoire en révolte, et d’amoureux (« amateurs”) des livres d’Umberto Eco, pour entendre cet auteur commenter l’événement, et pour le couronner comme un des tout premiers ouvriers de l’histoire vivante en Europe.

Le Dr Lacan sut désigner la fausse maîtrise des “unis vers Cythère”. Par ce jeu des mots irréfutable dès lors qu’il garde les sons, la langue bien entendue met en garde les universitaires contre leur tentation à l’arrogance : à persister dans le plus intenable du comtisme (un mot qui commence mal) en niant un rapport au désir, tout en prétendant s’arroger une union de caste vers le savoir, île enchantée vers laquelle ils seraient sans cesse en partance pour abandonner le commun.

L’acte manqué hyper-freudien, et plus umbertoécoien que nature, de l’agrégation d’histoire 2011, suffit à rappeler la vanité de cette vanité. Y répondra sans méchanceté, au contraire avec délectation – tant le vero de l’agrégation de bêtise est ben trovato – le rire de liberté qui se nourrit des bibliothèques et les protège de tous les incendies, y compris de la main de leurs directeurs : le rire d’Eco et de Rabelais.

Un commentaire

  1. Navrée de devoir rectifier un point mineur de cet article : les historiens ne se font pas un devoir de mépriser les romans historiques. Oui, il existe des romans historiques passionnants à lire, et que l’historien qui n’a jamais lu Dumas me jette la première pierre. Mais même bien écrits, bien documentés, les romans ne représentent pas des sources, qui sont la base du travail historique. Si un roman donne envie à son lecteur d’en savoir plus sur la période, à la bonne heure ! Si le lecteur considère que tout le contenu d’un roman historique est à prendre pour argent comptant, aïe ! (non, les Mousquetaires ne passaient pas leur temps en duel contre les Gardes du cardinal de Richelieu !). Il y a une éthique dans le travail de l’historien, qui consiste à toujours vérifier ses sources. Et c’est justement parce que cette règle de base n’a pas été respectée que l’épreuve d’histoire médiévale et son faux texte nous choque autant.