L’événement tunisien par Mehdi Belhaj Kacem.
Propos recueillis par la rédaction.
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Il y a plus à apprendre encore aujourd’hui de la Révolution 1789-95 et de ses penseurs, que de leurs suites ; si on embraie « directement » sur le marxisme-léninisme, on ne comprend rien. Marx interprétera, sans doute là encore malencontreusement à long terme, la Commune comme « dictature du prolétariat ». Lénine le prendra à la lettre, et le résultat politique au vingtième siècle, on le connaît. Par exemple, la Tunisie, concrètement, aura été pendant quelques semaines une Commune étendue à l’ensemble d’une nation. Pour la nourriture, pour le traitement des ordures, et surtout pour l’organisation par quartiers contre les milices fascistes laissées par Ben Ali pour dévaster le pays, il y a eu là encore un petit miracle. Les astuces et les trésors d’ingéniosité déployés par la population tunisienne pour limiter de façon incroyable des dégâts qui auraient pu, sinon, nous entraîner vers la guerre civile, relèvent véritablement de l’exploit héroïque : et c’est loin d’être fini à l’heure où je vous parle. Je me souviens de Julien Coupat et Agamben, il y a douze ans, qui disaient en se promenant dans Paris que « la guerre civile, c’est la fête ! ». Non, ce n’est pas la fête. Ces phantasmes de grands bourgeois gauchistes coupés de toute réalité réellement sanglante est obscène. En Tunisie, on découpait certains opposants à la hache. La guerre civile, nous l’avons véritablement frôlée en Tunisie, et c’est vraiment un des très grands titres de noblesse du peuple tunisien que de l’avoir évitée par mille petites décisions cruciales. Tous les soirs nous devons rentrer avant le couvre-feu, nous discutons avec les gens du quartier qui s’apprêtent à veiller toute la nuit avec des barres de fer, des lampes torche et des sifflets de signalement, pour se protéger des milices benalistes. La Commune n’était pas une « dictature du prolétariat », c’est-à-dire une avant-garde éclairée et militarisée – et fort peu « prolétaire »… – à la Lénine, mais bel et bien une prise de pouvoir directe par le peuple. Une auto-gestion, par la nourriture, la protection, l’information. La répétition léniniste volontariste de 1871 a donné une parodie de la Commune. Tandis que, d’être plus ou moins inconsciente de 1871, 2011 en Tunisie, a répété de beaucoup plus près 1871. Pour des raisons complexes, qui tiennent à l’homogénéité assez exceptionnelle de la société civile tunisienne, qui est un petit pays : et qui à la fois expose ce peuple à la prise tentaculaire de la dictature policière dont nous sortons à peine, et, à la lumière de l’événement, montre qu’une solidarité populaire inouïe peut s’élever du même peuple facile à « dresser ». Deux faces de la même médaille. La dialectique de l’événement en acte. Que les philosophes du « radical chic » cessent donc de plastronner avec leurs vieilles recettes apprises chez Staline et Mao, et qu’ils se mettent à l’écoute du peuple tunisien. Qu’ils étudient chaque détail de ce qui s’est passé en 2008, à Redayef. Qu’ils y mettent seulement un pied. Et on en reparlera.
Mais je reviens à l’Histoire du « communisme » d’État au vingtième siècle. La déviation marxiste, puis léniniste, sans parler de Staline et Mao, de l’interprétation qu’ils donnèrent des suites à donner à la Révolution française, ce fut : imposer dictatorialement l’égalité, sans jamais penser à la liberté. Il n’y a aucun concept de la liberté chez eux : il n’y en a pas, aujourd’hui, chez des gens comme Badiou ou Agamben. Pour ce dernier prendre le métro à Paris et un train pour Auschwitz, c’est du pareil au même. La Révolution américaine, elle, ce fut : la liberté contre l’égalité. Comme disait Deleuze : bien sûr que ça donne Cromwell ! et pourtant, ce fut bien une grande et belle révolution, qui nous amenait « l’homme nouveau ». Ne confondons pas devenir-révolutionnaire, c’est-à-dire l’être-à-l’événement actuel, par exemple en Tunisie, avec son avenir d’ores et déjà tout tracé vers « Coca-Cola ». cette espèce de blaserie en dit à mes yeux long sur la bonne foi d’un certain « radical chic » : on appelle la Révolution de tous ses vœux, et pour la première fois du siècle qu’elle est sous nos yeux, eh bien non ! C’est de l’être-au-Coca-Cola, ce sont de petites émeutes de banlieue. Que tous ces gens quittent leur chaire, leurs bureaux et leurs appartements cossus, qu’ils viennent sur place, et on en reparlera. Le vingtième siècle a prouvé qu’à tout prendre, les gens préféraient encore la liberté sans égalité que l’égalité sans liberté. Ce n’est pas en Corée du Nord, ni même à Cuba, que Badiou et Zizek donnent leurs conférences, mais bien aux États-Unis : il faut arrêter de se ridiculiser aux yeux de l’Histoire en jouant aux gauchistes anti-démocrate en passant son temps à se pavaner dans les seules et uniques démocraties du monde entier. Je n’oublie pas les crimes d’État commis par les États-Unis au vingtième siècle au nom de la « guerre contre le communisme », – soutien à toutes les dictatures militaro-fascistes du monde, en particulier en Amérique du Sud –. Le résultat dialectique en Amérique du Sud est implacable : démocratisation généralisée. Ils ont passé le vingtième siècle à être coincés entre les dictatures fascistes financées et armées par les États-Unis, et les dictatures para-léninistes inspirées par les modèles russes ou chinois. Ils en ont tiré le bilan : ni Sentier Lumineux, ni Escadrons de la Mort. La Gauche, très bien, mais la Liberté d’abord. Pas d’égalité politique sans en passer par la Case « liberté ». Là encore Hegel se frotte les mains : la seule et unique forme où s’effective la conquête révolutionnaire de la Liberté, c’est le Droit. Un des éléments essentiels de la Renaissance tunisienne en cours, c’est celui-là.
Pour le dire de manière un peu plus précise : j’ai compris un jour que la philosophie de Badiou s’effondrait sur elle-même non par incohérence, – encore que des incohérences et des aberrations, il y en ait pas mal, par exemple sur ce que vaut son concept de « l’État » ontologico-politique –, mais par excès de « cohérence » forcenée. Et qu’en effet, la dictature patriarcale de l’égalité imposée par en haut, Mao-Platon, était affinée à une ontologie « mathématisée ». Pour le dire encore plus précisément : nous disposons de nombreux concepts clairs et distincts de la liberté. Ceux de Kant, Hegel, Kierkegaard, Schelling, Nietzsche, Heidegger, Sartre, Foucault… aujourd’hui le mien pourrait vous donner un peu de grain à moudre. Nous disposons, aussi bien, d’un concept clair et distinct, depuis Rousseau, de ce qu’est l’inégalité politique parmi les hommes : c’est même comme ça que « l’âge des Révolutions » a commencé : l’inégalité anthropologique n’est pas naturelle. L’âge du théologico-politique reposait sur une inégalité substantielle de la « nature » des hommes ; il fallut recourir à la notion vide de « Dieu », savoir d’un concept sublimé de la Mort, pour activer l’égalité parmi les hommes. Mais l’égalité n’est jamais, aujourd’hui comme hier, qu’un concept approximatif pour réparer l’existence de fait de l’inégalité dans la seule et unique clôture anthropologique. Ce fut le projet des Lumières et de l’Aufklärung. Le marxisme-léninisme sublimé par la bourgeoisie universitaire, ça donne un concept parfaitement creux de l’égalité. Ca donne le philosophe-Roi de Platon, ou Mao, c’est-à-dire une figure paternelle qui égalise d’en haut, au moyen « imprenable » des mathématiques où, en effet, l’égalité l’emporte à tous les coups. La « philosophie » de Badiou se soucie peu de ce que nous devenions tous des ensembles vides, pourvu que nous nous sacrifions pour « la » vérité politique rêvée depuis une vie parfaitement bourgeoise et protégée. Problème : dans la réalité, vous ne rencontrerez jamais de formule telle que : « 1 = 1 ». La mathématique est une simplification ontologique des singularités, elles sont irréductibles et toujours quelque peu « inégales ». Mais si les autres mammifères ne se soucient pas, ou peu, de politique, c’est qu’on ne peut parler d’égalité entre tous les mammifères que par métaphore, c’est-à-dire d’inégalité aussi. On peut bien dire que le loup inférieur d’une meute est dans la position même de l’esclave, du supplicié d’un camp ou de l’ouvrier exploité dans une mine de phosphate, c’est du sophisme. L’inégalité est créé entre les hommes par l’existence de la science et de la technique, c’est-à-dire par la politique. « L’égalité » n’est pas un concept ontologique qui puisse tenir le coup, mais le concept politique d’une « réparation » graduelle de l’inégalité qui frappe la seule et unique clôture anthropologique : un seul Maître et un million d’esclaves, dix millions de tunisiens et un clan familial qui s’accapare l’équivalent du PIB national. Il ne faut pas « ontologiser » le concept strictement politique – ou juridique – de l’égalité, confondre les deux registres, sans quoi nous verserons inéluctablement dans les mêmes erreurs qu’au vingtième siècle. Et il va de soi que, sous Pol Pot, tous les cambodgiens étaient égaux. C’est ça la déviation marxiste-léniniste de Hegel : on supprime la liberté pour imposer « l’égalité » ; on est tous égaux non plus devant la Mort, cela qui donne le processus anthropogénétique, et par exemple politique, comme tel, mais dans la Mort. Tout ça pour nous expliquer, à soixante-quinze ans passés, que « la mort n’est rien ». Un peu facile, tout de même. Bref : le « radical chic » nous parle à tout bout de champ d’« égalité » politique, mais ne peut en aucune façon nous expliquer de quoi il s’agit. Chez le plus crédible d’entre eux, Rancière, l’égalité est tout au plus une sorte d’affect politico-générique. Mais il n’y en a pas de concept tant soit peu élaboré. Encore moins chez Badiou ou Zizek. Comme l’aurait dit le romancier Thomas Bernhard : je lis Badiou, je l’écoute à son séminaire, j’entends tout le temps le mot « égalité », je me frappe le crâne et il n’y a rien. Je lis Zizek, je vais l’écouter à ses conférences, je les regarde tous deux s’agiter sur tous les plateaux télés nous parler d’égalité, je me frappe le crâne et il n’y a rien.
Voilà pour la « déviation de gauche » que Marx ou Lénine feront de l’événement 1789. Il y eut ensuite la « déviation de droite », c’est-à-dire d’extrême-droite. Nietzsche ou Heidegger, eux, diront : non, la Révolution française, la Commune, etc., ne sont pas des événements. L’égalité et la liberté de tous les hommes, c’est du « nihilisme » : Heidegger dira en 1943 que Hitler et Mussolini sont les deux seuls hommes politiques à avoir tenté de contre-effectuer le fameux « nihilisme », c’est-à-dire l’entrée des masses dans l’Histoire, que Nietzsche « diagnostiqua » d’envoi juif. On sait l’interprétation que donnera Hitler de cette philosophie contre-révolutionnaire de l’Histoire : la « Solution finale » au « nihilisme », qui était une catégorie politique d’État entre 1932 et 1945, c’est l’extermination du peuple dont procède ce supposé « nihilisme » : la « morale des esclaves » juifs, qui donnera aussi bien le christianisme que le socialisme, l’égalitarisme monothéiste que l’égalitarisme révolutionnaire. Il « nous » faut un autre événement, dirent Nietzsche puis Heidegger, un « vrai » nouveau commencement, contre le « faux » de 1789, contre ce soulèvement des « masses », de la « populace » comme disait Nietzsche : du « nihilisme » d’envoi juif, sur lequel Hitler réglera sa « Solution finale ». Le national-socialisme correspond à cette tentative philosophique, wagnéro-nietzschéenne, d’effacer l’événement de 1789. Quand Rosenberg arrive à Paris après la victoire sans résistance des nazis, c’est son premier propos : « il s’agit d’en finir avec les idées de 1789 ».
Enfin, des penseurs comme Kierkegaard ou Lacan diront que, tout cela, ce sont des abstractions universalistes, et que la seule chose qui compte, c’est la singularité tournée contre l’universalité abstraite. Adorno dira de Kierkegaard que son concept d’individualité n’est que le dernier avatar de l’abstraction bourgeoise marchande, et Lacan assumera tout à fait que la psychanalyse ne faisait théorie que de la subjectivité de la libre entreprise. Il n’y a pas de grand philosophe pro-capitaliste, mais il y a de très grands penseurs de la subjectivité bourgeoise, conditionnée par l’âge capitaliste.
Toutes ces propositions, marxiste-léniniste, nietzschéo-heideggerienne, subjectiviste-bourgeoise, demeurent des exégèses toujours latérales de ce qui s’est passé en 1789-95. Et il en sera encore ainsi pendant très longtemps.
et pour répondre à Oman Omen, je ne serais pas étonné que MBK revienne à la littérature, cette fois peut-être plus du côté de Musil que de Guyotat.
J’aime de plus en plus MBK, qui a vrai dire m’était jusque là moyennement sympathique, mais enfin, à le lire récemment, il apparaît tel qu’en lui-même : brillant, courageux, plutôt drôle (Zorglub !) et intègre. J’avais déjà commencé à l’aimer avec ses conceptualisations du nihilisme dans ses relations avec l’ironie. Mais le badiousisme m’était insupportable, vraiment. Et là, eh bien je m’incline : rien à redire. L’époque est moins avilie qu’elle n’y paraît.
Revenez à la littérature, Medhi !
Excusez-moi, mais il me semble réducteur de ramener les révolutions actuelles du Maghreb à un débat philosophique entre Badiou et vous.
Vous manquez l’aspect historique en vous focalisant sur des querelles livresques, sans toucher vraiment aux problèmes politiques, stratégiques, diplomatiques, économiques qui sont les vrais causes de ces soulèvements.
Et si vous voulez mon avis (ou pas), laissez tomber Heidegger dans les fossés des bibliothèques et regardez ce qui n’est écrit nulle part mais qui advient.
« La liberté gagne contre l’égalité ».
Et ça vous étonne ? Il faut être un intellectuel complètement déconnecté du réel pour prôner l’égalité entre les êtres humains. Pourquoi ? Parce que Liberté et Egalité sont deux principes antinomiques. C’est la confrontation du « Je » et du « Nous ». L’un est le reflet de l’égocentrisme naturel qui dit « Je » veux être libre. Le deuxième parle de « Nous » et fait appel à l’altruisme, notion morale, donc notion abstraite et collective. Cette notion est une construction qui fait appel à l’intelligence collectiviste qui prétend à juste titre qu’en étant solidaire on se protège mieux. « Je te fais du bien parce que ce « bien » me fait du bien. Ce truisme allait sans dire du temps des religions. Il va beaucoup moins bien sans ce support de la subjectivité. L’homme social n’est pas intelligent. Il le sera un jour. Ce jour-là l’égalité sera totale. En attendant il y aura toujours trop de d’humains plus égaux que d’autres, et ces excès continueront de renvoyer cette belle « fraternité » aux calendes grecques.
Le passage de Heidegger concernant Hitler et Mussolini, de ce que je m’en souviens, est ecrit avec une certaine ironie : quelque chose comme « il est bien connu que les deux qui ont initie un contre movement au nihilisme… » etc. Il faut reinscrire cette affirmation dans le contexte de l’accusation lancee par Ernst Krieck d’un « nihilisme » de Heidegger…
En tout cas ce qui est problematique, c’est que cette phrase manqué dans la traduction Gallimard…