Lire précédemment l’article « Côte d’Ivoire : Réponse à David Gakunzi » par Gilles Hertzog

Gilles,

J’ai bien lu et relu ta réaction à la pétition « Côte d’Ivoire : la guerre n’est pas la solution », pétition initiée avec quelques amis.

Cher Gilles,

Je connais ta passion, cette passion qui te fait parfois écrire et parler avec démesure. N’empêche : je suis étonné par la virulence et la violence de ton propos. A te lire le monde serait aujourd’hui divisé entre d’un côté, les bons chevaliers blancs prêts à sauter sur Abidjan avec chars et kalachnikovs pour y restaurer la démocratie bafouée, et de l’autre, tous ces sombres capitulards munichois, forcement pro-Gbagbo. S’opposer à la voie de la guerre serait donc synonyme de rejet de la voie démocratique ; refuser la guerre, lutter contre la guerre équivaudrait à lutter contre la démocratie. Raisonnement curieux, raisonnement expéditif, lapidaire, sommaire, tordu. Etonnant.

Oui, je sais, je suis d’accord : il existe des guerres justes. Face à Auschwitz, il n’y avait qu’un seul et unique devoir : le combat, la résistance, la guerre. Une guerre totale, de tous les instants, une guerre juste. Oui, face aux machettes des miliciens rwandais en 1994, il fallait également sortir fusils et chars. Cas singuliers. Deux cas singuliers. Cas qu’il faut éviter d’amalgamer, s’il te plaît, à tout et à n’importe quoi. Le raisonnement par analogie, vois-tu, quand il est systématique, devient pensée magique et donc hors-réalités. La Côte d’Ivoire n’est pas l’Allemagne des années 30, Gbagbo n’est pas Hitler, les jeunes ivoiriens ne sont pas des Interahamwe et ceux qui refusent la guerre contre la Côte d’Ivoire, la guerre entre les Ivoiriens, la guerre contre une partie des Ivoiriens, ne sont pas des munichois.

Je le dis, je le répète, il existe des cas où le recours à la guerre est légitime, des situations spécifiques, extrêmes. Pour le reste, il ne faut pas jouer à la guerre à tout va : la guerre n’est pas un amusement, une babiole, une flânerie ; la guerre est un crime, un crime impardonnable, une boucherie gratuite. Oui, je dis bien une boucherie gratuite et absurde. J’ai vu et vécu plus d’une guerre en Afrique et je sais, par expérience, que la guerre n’est pas une virée, « une campagne »  à glorifier, magnifier, exalter, une manifestation, un exercice de courage, de bravoure; non, la guerre est lâcheté, lâcheté qui fanatise, lâcheté qui divise, lâcheté qui écrase, lâcheté qui écrase les plus faibles, lâcheté qui tue. La guerre tue. Elle tue les enfants, elle tue les femmes, elle tue les hommes, elle tue les vieillards ; elle  remplit sans état d’âme cimetières et fosses communes.  Oui, quand la guerre s’invite, la civilisation s’en va.

Alors cher Gilles, quand tu dis « guerre, guerre, guerre » (même en prenant soin de précéder ton plaidoyer de nombreux si : si la situation politique n’évolue pas, si Gbagbo s’accroche au pouvoir, si.. si…) ; quand tu dis guerre, moi, je pense aux visages qui seront demain défigurés par la déraison de la guerre ; je pense  aux visages des Ivoiriens qui seront blessés, mutilés, écrasés, tués, jetés sur les routes de l’exil, entassés  dans des camps de réfugiés, condamnés à tendre la main. Vies saccagées, vies anéanties. Pourquoi? Mais pourquoi  donc? Pourquoi? Pour quelle raison? La restauration de la démocratie? Restaurer la démocratie en faisant la guerre? N’y aurait-il donc pas d’autres moyens, d’autres voies possibles, d’autres chemins à emprunter, d’autres méthodes, d’autres moyens?

Non, on ne rétablit pas la démocratie à coup de canons : on l’achève, on la ruine. Car qu’est-ce la guerre sinon, par essence, l’antithèse de la démocratie. La guerre ne s’embarrasse pas des principes de la démocratie ; elle militarise la société, brouille les frontières entre la loi de la force et la force de la loi. Elle porte dans son ventre la domination, l’arbitraire, la loi du plus fort, la loi du plus violent ; elle est asservissement du faible par le fort. Elle ne résout aucun problème. Elle amplifie les problèmes ; elle engraisse les haines réciproques, l’exécration mutuelle, le désir de vengeance; elle  nourrit les rancœurs, et chacune de ses prétendues victoires crée à l’infini, les conditions d’un affrontement futur.

Non, affirment certains, vous vous trompez : on ne parle pas de guerre mais d’opération commando ciblée, limitée, dirigée essentiellement contre les supposés obstacles à la démocratie en Côte d’Ivoire. Expédition punitive et rapide en somme sur Abidjan, avec rapt et embarquement en grande pompe pour la Cour Pénale internationale de quelques prisonniers ficelés, ligotés. Guerre propre, quoi ! Opération, simple opération d’arrestation du malfrat du coin de la rue  en somme ; du malfrat sans assise, sans soutien. Illusion !

La guerre propre n’est qu’une vue de l’esprit. La guerre tue ; la démocratie est interdiction du meurtre et la guerre tue. Quand la démocratie dit : « tu ne tueras pas ; tu ne tueras point » ; la guerre, elle – liquidation physique – la guerre, elle, justifie et innocente le meurtre. Elle fait des hommes, non pas des gardiens de leurs frères, mais des tueurs.

La guerre. La démocratie par la guerre. La guerre pour la démocratie, pour le bien de la démocratie. Le discours est assené inlassablement depuis quelques semaines : « Si Gbagbo refuse… Soyons réalistes : il n’y aura plus d’autre solution : la guerre sera le prix à payer pour restaurer la démocratie à Abidjan. » La guerre une fâcheuse nécessité.  Affirmation commode. Que dis-je : imposture. Que cache ce discours ? Et que nous enseigne l’histoire ? Qu’il faut se méfier des apôtres de la guerre ; que les va-t-en guerre sont souvent des propagateurs professionnels de bobards. Non, évidement, ils ne vous diront jamais ; non, ils ne disent jamais qu’ils veulent la guerre, une bonne guerre pour piller ou imposer leur loi ; non, ils disent, ils diront, ils vous diront toujours qu’ils n’ont pas le choix, qu’il faut bien faire cette guerre-là parce que « la cause le veut ». La bonne cause : la liberté, la démocratie…

Temps de guerre, temps de mensonge, temps de propagande, temps  de manipulation de l’opinion, temps de lynchage médiatique.  La guerre commence par la propagande, par la désinformation. Accusations, accusations, accusations. La cible identifiée est pilonnée, disqualifiée. Ensuite, l’opinion préparée, on peut passer à l’essentiel. Et on y va : on tire, on bombarde, on détruit, on tue. Et le sang versé ? Oui, qui va mourir demain dans les rues d’Abidjan, si la guerre est décrétée? Ni toi, Gilles, ni moi ; encore moins le Président Sarkozy, le Président Obama, Ban Ki-moon, Manuel Barroso ou Jean Ping. Mourront, en service commandé, quelques soldats nègres, Burkinabé ou Togolais. Mais pourquoi donc? Pour la démocratie, la restauration de la démocratie en Côte d’Ivoire? Plaisanterie : qu’en est-il en effet de la démocratie au Burkina et au Togo? Qu’est-ce la démocratie dans ces deux pays et quelques autres de la région, sinon une mascarade, une forfaiture morale?

Mourront aussi les jeunes de Yopougon, mourront les jeunes d’Abobo. Mourront des pauvres Ivoiriens. Du sang léger, quoi. Qui s’en souciera? Ils mourront. Sans trop savoir pourquoi. Ils tomberont parce qu’il aura été décidé quelque part, au cours d’une réunion civilisée entre « gens importants », entre « gens qui comptent » « qui ne peuvent pas tolérés d’être ainsi défiés car cela enverrait un mauvais message », parce qu’il aura été décidé quelque part que « Et bien, mes chers amis, la défense de la démocratie nous commande de faire cette guerre-là. Il y va de notre honneur ; il y va de notre crédibilité : il faut déloger Gbagbo ! Sinon nous risquons d’être considérés comme des mauviettes. Il faut déloger Gbagbo et rétablir la démocratie bafouée. » Hypocrisie, tromperie ! Beaucoup d’Africains sont aujourd’hui en colère. Ils ont le sentiment qu’on les prend pour des  ineptes, des nigauds. Car pourquoi Gbagbo, disent-ils, et non Béchir, par exemple? Oui, Béchir et ses milices, Béchir le nettoyeur du Darfour. Pourquoi? Ultimatum, sommation : « quarante huit heures pour quitter le pouvoir  sinon…» Menaces à l’endroit de Gbagbo, d’un côté et  de l’autre? Commerce avec Béchir. Oui, pourquoi Gbagbo et non tel ou tel autre chefaillon nègre fraudeur impénitent des urnes, massacreur public connu de son peuple? Pourquoi? On s’interroge de plus en plus de Douala à Ouaga en passant par les diasporas africaines vivant en Europe et aux États-Unis ; on s’interroge : la colère est palpable.

Et le verdict démocratique? Je l’ai déjà dit et redit : la démocratie est liberté de vote ; la démocratie est  liberté de choix. Le verdict démocratique doit être respecté. Mais pas à coup de canons ni à l’ombre d’obscurs opérations spéciales. Il faut emprunter d’autres voies, celles de la diplomatie et du dialogue. Car la démocratie c’est aussi l’art du dialogue, l’art de l’accommodement, l’art de la résolution des conflits par la palabre.

Gbagbo et  Ouattara sont tous les deux des fils de la Côte d’Ivoire ; ils représentent chacun un pan de cette Côte d’Ivoire divisée, séparée écartelée. Il est de leur devoir de rassembler, de souder, de ressouder, de réunir les Ivoiriens, d’affirmer l’interdépendance des Ivoiriens. J’ose espérer qu’ils auront le recul et la hauteur nécessaires pour voir, au-delà du présent, une Côte d’Ivoire démocratique, une Côte d’Ivoire unie et réconciliée avec elle-même. J’ose espérer qu’ils ont en vue l’essentiel : l’unité de la Côte d’Ivoire ; la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire.

Et nous? Quel est notre devoir? Arrêtons de jeter de l’huile sur le feu. Arrêtons – comme s’amusent certains – de diviser davantage les Ivoiriens. Notre devoir n’est pas de pousser Gbagbo et Ouattara vers la radicalisation ; notre devoir n’est pas de les maintenir dans un état de belligérance. Notre devoir est de les exhorter à se dépasser, à se retrouver. Intransigeance sur les principes mais aussi compréhension mutuelle, négociation, patience vigilante. Dialogue. Pour le bien des Ivoiriens, pour le bien de tous les Ivoiriens. Pour le bien de la démocratie. Car il n’y a pas de démocratie sans dialogue. L’exigence du dialogue est le commencement et le fondement même de la démocratie. Il n’y a pas de déshonneur à dialoguer. Le dialogue n’est pas un déshonneur. Dialoguer n’est pas abdiquer. Dialoguer n’est pas faire preuve de faiblesse. C’est ce que nous enseignent la vie et le parcours politique du plus grand des Africains : Nelson Mandela.

Qu’a fait Mandela? Il a tendu la main à ses geôliers, à ses bourreaux, les bourreaux de son peuple. Malgré les cris d’horreur des radicaux de son camp. Et si Mandela a fini par dialoguer avec ceux qui ont brûlé Kassinga, ceux qui ont massacré Sharpeville et Soweto, ceux qui ont  bombardé l’Angola et le Mozambique, pourquoi le dialogue entre Ouattara et Gbagbo serait-il à proscrire, impossible, inacceptable? Mon cher Gilles, dialoguer n’est pas trahir la démocratie. Au contraire, c’est l’affirmer. Et si le dialogue est refusé, récusé? On en viendra alors peut-être à la bêtise politique suprême : la guerre. La démocratie ainsi « rétablie » sera-t-elle durable, apaisée, stable? Je ne le crois pas. Car on semble l’oublier, la guerre- déclenchée il y a quelques années – est en partie à la source de la crise ivoirienne actuelle. La Côte d’Ivoire n’a pas besoin d’une autre guerre, d’une nouvelle guerre. Pas plus que l’Afrique.

Amahoro, paix en kirundi et kinyarwanda.

3 Commentaires

  1. Merci, notre sang est si chaud que parfois, il embrouille notre cerveau et embrume notre esprit. Vous avez su dire ce que nombre d’entre nous pensent et hurlent souvent tant nous sommes lasses et las – car depuis tant et temps (j’ose ! ) –

  2. Tu es un homme et d’une intelligence extra.La guerre ne résout rien.Quelque soit la fin visée il faut toujours privilégier le recours au dialogue.Aujourdh’ui beaucoup se proclame houphouétiste sans avoir en tete les principes philosophiques de cet illustre personnage:
    * le dialogue est l’arme des forts
    *je préfère l’injustice au désordre
    * etc…..
    Ivoiriens ( le nom nous va très bien) réveillons nous