Cela fait quelque quinze ans que certains chercheurs et écrivains ont commencé à se pencher sur la question du rapport de Malraux avec la Shoah (mot hébreu désignant depuis trente ans l’Holocauste des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale) ouvrant ainsi la problématique que pose sa mémoire des camps de concentrations par rapport à son silence sur l’extermination des Juifs dans son œuvre.
De l’Holocauste en tant que tel, il n’a donc que fort peu parlé et n’a jamais employé le mot – du moins dans un texte écrit ni non plus, à notre connaissance, dans aucun entretien. La première fois et sans doute la seule, où l’écrivain nomma la catastrophe juive fut dans sa préface à …Qu’une larme dans l’océan de Sperber :
« L’extermination systématique des Juifs a vidé les petits villages de la Pologne orientale… » (Calmann Lévy, 1952, cité aussi in Michaël de Saint-Cheron, Malraux et les Juifs, histoire d’une fidélité, DDB, 2008).
Pour Annette Wieviorka, ce silence se comprend par la société des années soixante et soixante-dix, non seulement en France mais aussi dans tout l’Occident, dans laquelle vivait André Malraux. Il n’y avait pas de mot en ce temps, epochemachend, qui fait date, pour décrire l’immensité du désastre de la Shoah. Les penseurs non-juifs qui en avaient compris l’ampleur étaient fort minoritaires. Levinas n’affirmait-il pas dix ans après la mort de Malraux, que l’événement ne pouvait « se loger dans la conscience humaine comme une image, ni se trouver en français un nom qui le désignât à sa mesure. » (« Le carmel d’Auschwitz », Le Figaro, 14 avril 1986).
De l’événement lui-même, seule son absence du champ littéraire malraucien autant que des oraisons funèbres est flagrant. Pourtant, à affouiller son œuvre, certains textes finissent par dire plus que ce qu’ils disent.
Les camps de concentration sont en revanche très fortement présents dans ses livres et plusieurs de ses discours. Ses livres où la question des camps est posée (surtout depuis les Antimémoires), parlent quasi exclusivement des camps de concentration situés sur le territoire allemand, en particulier ceux de Dachau et de Ravensbrück, destinés pour l’essentiel aux déportés politiques ou de droit commun, mais aussi aux « asociaux ». Si, à partir de 1974, le terme (qui est aussi la notion) de « camp d’extermination » se fait de plus en plus présent sous sa plume, c’est encore beaucoup pour parler des camps de concentration, qui étaient eux aussi, il ne faut pas l’oublier, des camps de la mort lente, des camps d’extermination par l’épuisement, par la faim et l’esclavage, par les punitions et les tortures permanentes, comme l’ont dit des témoins éminents proches d’André Malraux, tels que Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Germaine Tillion, Edmond Michelet ou encore Brigitte Friang. D’autres camps de concentration, sur le territoire du Reich, tels que Buchenwald et plus encore Mauthausen ou Neue Bremme, étaient des camps extrêmement meurtriers. Mais Malraux n’en parle pour ainsi dire jamais.
Les deux livres dans lesquels l’écrivain parle le plus des camps sont les Antimémoires et Lazare, le commencement et la fin du Miroir des limbes. Les Oraisons funèbres, qui constituent l’appendice de l’ouvrage (depuis 1976), font naturellement mention des camps. Avec cette œuvre, devenue son opus magnum, nous avons presque tout ce que Malraux a pu écrire sur ces questions abyssales, qui l’ont poursuivi sans relâche.
L’une des très rares évocations écrites de l’Holocauste sous sa plume ou à travers sa parole proférée, est cette simple phrase extraite de sa préface à l’album Israël de Nicolas Lazar et Izis :
« un vieillard […] regarde des enfants planter la Forêt des Martyrs, dont les six millions s’élèveront sur la colline de Jérusalem en mémoire des victimes d’Hitler. »
C’est bien peu, comme d’ailleurs l’est l’ensemble de ses pages sur les Juifs, considéré à l’aune des six volumes des Œuvres Complètes en Pléiade : à peine deux dizaines de pages. Et encore ces trois seuls textes écrits sur ces « harmoniques juives » n’en sont-ils pas moins des pages qui disent plus que ce qu’elles disent, ce qui est l’apanage de tous les grands textes de l’humanité, à commencer par la Bible, les Védas, la Bhagavad-Gîta, le Coran….
Dans le chapitre des Antimémoires, il pose une question, qui pour lui importer, n’en constitue pas moins l’unique référence explicite du chapitre aux Juifs : “ Y a-t-il eu d’autres révoltes réussies que celle des Juifs de Treblinka ? ” Cette interrogation abrupte, sans développement, reste néanmoins essentielle, parce qu’elle est constitutive de la fascination de Malraux pour la faculté des Juifs à dire Non au bourreau, à dire Non à l’ignominieuse solution finale, qui rejoint pour lui le Non d’Antigone et de Prométhée, le Non du général de Gaulle, le Non des Résistants.
En 1996, Henri Godard et moi-même abordions pour la première fois, lors d’un colloque pour le vingtième anniversaire de la mort de l’écrivain, cette problématique sous ses deux aspects essentiels : les camps de concentration et la Shoah. L’année précédente, qui marquait le cinquantième anniversaire de la libération des camps nazis, Jorge Semprún publiait L’Écriture ou la vie, où il évoquait sa déportation à Buchenwald et le dilemme qu’il dut affronter après guerre entre l’oubli bienfaiteur ou le souvenir mortifère à travers l’écriture. Il consacre son chapitre Kaddish, au tout premier témoignage que lui-même et ses camarades politiques au camp, reçurent sur l’extermination des Juifs à Birkenau, de la bouche d’un survivant des Sonderkommandos. A la fin du chapitre, il évoque Malraux et son roman inachevé La Lutte avec l’ange, publié à Lausanne en 1943 (dont ne furent probablement jamais écrits que les quelques chapitres rassemblés sous le titre Les noyers de l’Altenburg), apportant sa propre vision romanesque et généreuse au livre de Malraux.
« Albert a été frappé par la coïncidence, surprenante mais pleine de sens, l’étrange prémonition romanesque qui a conduit Malraux à décrire l’apocalypse des gaz de combat au moment même où l’extermination du peuple juif dans les chambres à gaz de Pologne commençait à se mettre en place2. »
Pour Annette Wieviorka, comprendre ainsi le chapitre des Noyers, procède d’une réécriture du roman : « en 1995, dans L’Écriture ou la vie, c’est Jorge Semprún qui opère cette réminiscence et ajoute au texte de Malraux un autre sens3. » Pourtant à la sortie de Lazare (1974), cette prémonition – inséparable aujourd’hui de la réminiscence semprunienne –, avait pu frapper l’imagination d’un journaliste, qui interrogea l’écrivain à ce propos pour la première (et l’unique) fois. Dans sa réponse à Jean Montalbetti, vingt ans avant L’Écriture ou la vie, Malraux voulut atténuer la portée préfiguratrice du premier chapitre de Lazare (qui reprend l’attaque allemande de Bolgako) ou du moins relativiser la force de celle-ci ou chercher à l’évacuer.
Malgré toutes ses précautions oratoires, cette « étrange prémonition » perdure jusqu’à aujourd’hui. Relisons la question et la réponse :
Montalbetti : Est-ce qu’il s’agissait en même temps, pour vous, d’une sorte de prémonition de ce que vont être, par exemple, les chambres à gaz quelques mois plus tard ?
Malraux : Je ne le crois pas. Mais personne ne peut jamais le savoir. Le problème des prémonitions n’est pas ridicule avec les artistes. (cf. «200 minutes avec André Malraux et ses amis », France Culture, octobre 1974, INA).
La Lutte avec l’ange fut écrite en 1941, soit un an avant la mise en place par l’état-major SS de la « Solution finale ».
La prémonition est si évidente que Montelbetti et Semprún ne se sont pas concertés et que ni l’un ni l’autre n’avaient encore lu ces lignes de Malraux, qui eussent pu être reprises dans Lazare, mais ne le furent pas. Ce n’est qu’en 1996, qu’elles apparurent pour la première fois dans la notice critique des Noyers de l’Altenburg dans les Œuvres Complètes :
« […] lorsque j’écrivais sur les camps, j’étais hanté par la fin des Noyers de l’Altenburg . J’ai certainement écrit ce livre pour l’aventure, l’une des plus déconcertantes de l’Histoire, qui accompagna la première grande attaque où l’armée allemande employa les gaz, sur le front de la Vistule. […] plus constamment que ma surprise devant la vie, que la métamorphose de l’Asie, que le dialogue de l’Inde et de mes compagnons de char, que les bisons de Lascaux, je crois que c’est le stupéfiant moment où les hommes devant les gaz de guerre, furent vainqueur de l’horreur, que les camps d’extermination ont rappelé entre tous mes souvenirs » (OC II, Notes et variantes, 1631).
La question à jamais sans réponse est : Pourquoi Malraux n’a-t-il pas retenu ces lignes dans Lazare pour expliquer cette « coïncidence surprenante », qui frapperait comme une évidence un grand écrivain survivant des camps, vingt ans après sa mort, Jorge Semprún ? Il ne pouvait même pas imaginer que cela ferait débat et que l’on en parlerait un jour à l’Université Hébraïque de Jérusalem. Pourquoi n’a-t-il pas au moins rajouté ces lignes qui portent toute la force du témoignage dans le texte définitif du Miroir des limbes, sur lequel il retravailla beaucoup ? Si la précaution en face de Montalbetti est tout à l’honneur de l’écrivain, n’ajoute-t-elle pas à l’amphibologie, à la contradiction de la question dans le fait si parlant qu’il ait par écrit voulu, comme cela semble une évidence, lever l’ambiguïté que recouvrait depuis trop longtemps son silence sur l’extermination des Juifs ? A cette interrogation, une seconde fait place.
Si Semprún fut si capital dans cette recherche, par-delà les prudences de l’historienne, Annette Wieviorka, c’est que l’écrivain ne pouvait atteindre l’essence de sa pensée sur cette question-là, qui appartenait pour lui de toute évidence à l’indicible, au non-thématisable, qu’en l’excédant, qu’en la contournant, qu’en la rejetant pour ainsi dire aux limbes. Ainsi, Semprún répond-il à la problématique que nul n’avait posée dans toute son ampleur avant lui.
En revanche, l’écrivain juif rescapé des camps et prix Nobel de la paix, Elie Wiesel, était satisfait, pour sa part, qu’André Malraux n’ait pas parlé de l’extermination. A ses yeux, il n’avait rien à prouver en ce qui concernait son amitié pour les juifs et s’il avait voulu vraiment aborder l’immensité de la tragédie, il n’en aurait que mal parlé.
Dans ce chapitre paradigmatique des Noyers, Malraux donne encore une vision hallucinante des gazés de Bolgako, préfigurant les montagnes de corps extraits chaque jour par dizaine de milliers des chambres (ou même, à Chelmno, des camions) à gaz, qui fonctionnaient à plein rendement dès 1942, avec le début de ce que les nazis appelèrent cyniquement Endlösung, la « Solution finale », qui n’est pas sans évoquer die Erlösung, la Rédemption.
Evidemment, il ne pouvait s’agir en cette année 1942, pour André Malraux, d’évoquer les chambres à gaz de Pologne, celles de Sobibor, Treblinka, Auschwitz-Birkenau, Maidenek et de tant d’autres lieux d’épouvantes… qu’il ne pouvait même pas imaginer. Mais cette description des gazés tombés à Bolgako est en tout point identique à celles que tant de survivants « miraculés » firent de leurs frères et sœurs assassinés par le Zyklon B. Malraux écrit :
« Tous morts, plus ou moins nus, retombés sur un pillage de vêtements lacérés, cramponnés les uns aux autres en grappes convulsives. […] Des pieds sortaient du grouillement pétrifié des morts, orteils crispés comme des poings… Et ce qui bouleversait mon père plus que ces yeux couleur de plomb, que ces mains tordues sur l’air vide, c’était qu’il n’y eût pas de plaies.
Pas de sang. » (OC II).
Pourtant Malraux, saisi d’effroi paralysant, n’eut que de très rares propos sur la réalité des camps d’extermination, pour ne pas dire aucun, au-delà du fait de les nommer, et les chambres à gaz sont totalement absentes de son œuvre sauf d’un seul discours (infra). En revanche, l’expression « fours crématoires » s’y trouve dès Les Voix du silence : « S’il y avait un art des fours crématoires tout juste éteints ce jour-là, ils n’exprimeraient pas les bourreaux, il exprimerait les martyrs » (OC IV, 881). Douze ans avant sa lettre à Germaine Tillion, il évoquera à Brasilia en une phrase sans équivalent dans toute son œuvre : « tous les pauvres yeux humains qui découvrirent une chambre à gaz avant de se fermer à jamais » (OC VI). A Germaine Tillion, il écrivit :
« Profane, je puis seulement dire qu’avec ou sans chambre à gaz, l’horreur était la même. Par l’extermination, le gaz était plus rapide, les autres moyens plus sauvages. Les corps finissaient en fumée, dans les deux cas. Au-delà d’une certaine démesure dans l’abomination, on reste seulement atterré et tremblant4. »
Ces lignes n’en sont pas moins terribles. L’horreur, fût-elle comparable sans chambre à gaz, eût été fondamentalement différente. C’est justement cette méthode d’extermination par les gaz de ces millions d’êtres, qui demeure un phénomène sans précédent. Pour Semprún, il s’agit là de l’unique massacre jamais perpétré pour lequel il n’y eut pas un seul survivant. Même si cette affirmation connaît, on le sait, une ou deux exceptions (une fois Mengele, à Birkenau, fit rouvrir les portes de la chambre à gaz déjà hermétiquement closes, pour en sortir une dizaine de condamnés avant le lancement des gaz), la parole de l’écrivain franco-espagnol reste exacte : « il n’y avait pas, il n’y aura jamais de survivant des chambres à gaz » (L’Écriture ou la vie, op. cit., 72). Que Malraux ait pu considérer l’extermination dans les chambres à gaz avec tout son processus de descente en enfer, de déshumanisation, depuis le déshabillage et la tonte des cheveux jusqu’au four crématoire, comme un moyen qualifié seulement de « plus rapide », reste du domaine de l’inintelligible.
Déjà au dernier chapitre des Antimémoires, le nom d’Auschwitz est bien cité mais par l’un des survivants des camps, non par Malraux.
« Dachau, Ravensbrück, Auschwitz… Je vais prendre un médicament […] »
Comment Malraux passe-t-il si facilement de l’évocation de ce lieu, dont le seul nom est l’un des paroxysmes de l’anus mundi, à la prise d’un médicament ?
On ne peut expliquer comment dans le discours sur la déportation qu’il prononça à Chartres, le 10 mai 1975, pour le XXXe anniversaire de la libération des camps, qui était avant tout marqué par la mémoire de la France résistante et des déportés politiques et non pas par la mémoire juive de l’Holocauste, l’écrivain ait pu ne pas citer ces symboles mémoriels que sont Auschwitz-Birkenau et Treblinka. Certes, il était appelé en ce très haut lieu de la France et de la chrétienté pour évoquer les femmes déportées politiques, à la demande de Geneviève de Gaulle, mais n’avoir pas eu un seul mot explicite sur l’extermination des Juifs, en cette occasion unique et ultime, restera une sourde énigme. Néanmoins, il eut une phrase ambiguë en ce qu’elle n’était en rien en rapport avec les camps de résistants mais liée en tout avec les camps d’extermination – comme s’il voulait complexifier les choses :
« Le camp parfait eût été le camp d’extermination de enfants. Faute de mise au point, on les tuait avec leurs parents » (OC III, Of).
Cette phrase est remarquable en ceci qu’elle permet de percevoir les glissements sémantiques que Malraux pouvait opérer en particulier à propos du génocide juif en même temps que ses limites. Il ne peut s’agir que d’une extrapolation du thème qui aurait gagné à être plus explicite, car il n’est pas vrai que les enfants des résistants comme des communistes arrêtés parfois à la première heure de l’arrivée de la Gestapo dans les pays occupés, aient été déportés et s’il s’agissait effectivement des enfants juifs et tziganes, pourquoi le taire ?
Dans les deux cas, cette apparition des enfants [juifs] assassinés fait question.
On peut regretter que l’écrivain si souvent proche d’intellectuels et d’artistes juifs, n’ait jamais eu – ni véritablement cherché à avoir – parmi ses amis, de survivant direct des camps d’extermination, de la Shoah. Son grand ami juif Manès Sperber ne fut pas déporté et passa dès 1942 en Suisse, quand de nombreux membres de sa famille furent, eux, massacrés. Comme on peut regretter que Malraux n’ait pas eu au nombre de ses amis un rescapé des camps tel que Semprún, depuis si longtemps hanté par la Shoah. Comme si dans son entourage personne ne lui avait jamais parlé vraiment du génocide juif, ni Sperber ni Romain Gary, pourtant très proche lui aussi.
Un silence plus grave encore saute aux yeux du lecteur attentif du texte prononcé à Chartres. Dans son thrène final, s’adressant à une déportée peut-être survivante et anonyme, il crée un parallèle plus malraucien que nature :
« Symbole mystérieux, les huit mille personnages de la cathédrale voient sur ta face accablée, les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues. […] qu’elles reçoivent avec toi le sacre du courage. » (Ibid)
Plus haut dans son discours, il écrit encore : « 80 % de mortes. »
A ces huit milles Françaises, il faut ajouter près de trente mille autres femmes déportées de France parce que juives (parmi lesquelles de nombreuses Françaises et encore de plus nombreuses apatrides), disparues… Selon les données nationales (chiffre 1992), 63 085 personnes furent déportées de France vers les camps de concentration comprenant les résistants, les otages, ceux et celles qui étaient raflés. 59 % d’entre elles (soit 37 025) furent rapatriées en 1945. En revanche, sur 75 721 juifs déportés depuis la France (chiffre quasi définitif de 2001), 43 441 furent immédiatement gazées et 2 564 survécurent, soit 3 % (Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Plon, 1992 et Serge Klarsfeld, La Shoah en France (4 vol.), Fayard, 2001). Cette effroyable comptabilité veut juste montrer combien les oublis et les erreurs de Malraux étaient importantes dans la mesure où son propos entendait être à la fois solennel et de portée nationale. Ainsi, tantôt ces chiffres étaient justes, tantôt ils ne correspondait à rien. Sa mention de « 80 % de mortes », comment ne pas le prendre très au sérieux et par le contexte tragique et par le fait qu’il s’agit de vies humaines ? Or, il ne correspond heureusement pas du tout à la réalité des déportées politiques françaises mais beaucoup plus à celle des femmes juives déportées à Auschwitz-Birkenau, Maïdenek, Sobibor, Treblinka, les quatre plus grands complexes d’extermination créé par la Gestapo et la SS.
Il y avait loin de Nuit et brouillard, le film d’Alain Resnais sur un texte de Jean Cayrol, ancien résistant rescapé de Maüthausen-Güsen (1956) au duscours de Chartres (1975), et pourtant les confusions, les silences, sont presque les mêmes.
Une dernière analyse importe d’être amorcée. Malraux est marqué dans sa mémoire comme dans son inconscient par des valeurs chrétiennes. Le chapitre sur les camps des Antimémoires, mais aussi son discours de Chartres, ainsi que les passages sur les camps dans Lazare sont empreints d’une anamnèse chrétienne. Si la Passion fait figure de puissant schème ayant valeur de paradigme entre les déportés de culture chrétienne, terme qui sera repris en connaissance de cause par Emmanuel Levinas* pour parler de la Passion d’Israël, Malraux aborde un tout autre topique, qui est celui du pardon. Dans Lazare, un rescapé parle : Il ne peut plus y avoir de place dans notre cœur que pour le pardon, voyez-vous… » (Ibid., 835). Des textes essentiels sur cette question du pardon face aux camps, face à l’extermination, datent des années 1950 et le procès d’Adolf Eichmann eut lieu en 1961. Mettre en avant le primat du pardon au milieu des années 1970, quand on n’est pas soi-même chrétien, relève d’une absence de compassion pour les victimes qui ne sont pas les « siennes », c’est-à-dire celle de sa famille de sang ou de sa famille politique. En 1956, Vladimir Jankélévitch avait publier une étude où il développait déjà toutes les thèses de son livre Pardonner ? (1971), mais en 1967 il publiait aussi Le Pardon. Inversant les paroles de Jésus à Dieu avant de rendre son esprit, le philosophe juif agnostique hurle aux humains de tous les pays, de toutes confessions, au ciel et à la terre : « Seigneur, ne leur pardonnez-pas, car ils savent ce qu’ils font ! » (L’Imprescriptible, I, Pardonner ?, Seuil, 1986, 43). Par ailleurs Antelme, Blanchot, Aragon, Adorno, Semprún dans Le Grand voyage (1963), mais aussi Charlotte Delbo et la grande poétesse Nelly Sachs, que cite Malraux dans les Antimémoires, ainsi que Simon Wiesenthal dans un récit historique sur le pardon, Les Fleurs de soleil (1969), apportaient des visions souvent proches sur cette question et fort éloignée de celle qui sourd des dialogues et de certains propos rapportés dans Le Miroir des limbes. Levinas, aux thèses si pertinentes sur la pardon, n’était connu seulement que d’un nombre restreint de philosophes et d’intellectuels tels que Blanchot, Semprún – à peine si Sartre avait déjà entendu son nom avant 1978, alors Malraux ?
La problématique ouverte par ces textes de Malraux et leur silence ou leurs omissions sur le génocide juif, si elle ne trouvera par définition aucune réponse satisfaisante à la recherche universitaire ou la quête métaphysique, n’en a pas moins gagné en intensité de par la pluralité des voix qui se font enfin entendre ou qui se laissent interroger, depuis Semprún, jusqu’à Jean-François Lyotard (cf. La Chambre sourde. L’antiesthétique de Malraux, Galilée, 1998), Catherine Coquio.
La commémoration des deux guerres ne s’est pas achevée le 19 décembre 1964, « par la résurrection du peuple d’ombres que [Jean Moulin] anima » (OC III, Of) et l’entrée de ses cendres au Panthéon. Il ne s’agit pas de la même histoire qu’au temps de Malraux. Les hommes et les politiques peuvent mentir mais l’histoire demeure un invariant fondamental après que les historiens aient établi les faits. Si Malraux fut si souvent doué d’une vision de l’histoire faite à la fois de grandeur humaine et de grandes tragédies qu’il savait déchiffrer, il se trouva confronté là à ce qui est considéré comme une tragédie sans précédent dans l’histoire européenne. Contrairement donc à ce qu’il a apporté dans le domaine de l’art, du dialogue des cultures, il n’avait pas encore été « opéré de la cataracte » face à cette catastrophe qui mit trente cinq ans à sortir de la honte, de l’occultation, de l’amnésie dans tant de nations où la Shoah avait été perpétrée.
Un demi-siècle a passé depuis l’entrée des cendres de Jean Moulin au Panthéon et trente-cinq ans depuis la mort de Malraux. N’est-il pas révélateur et lourd de sens, que Jorge Semprún, ait conclu un texte d’une puissance quasi testamentaire, écrit en 2010, pour marquer le soixante-cinquième anniversaire de la libération des camps nazis, en demandant aux derniers survivants juifs de la Shoah – et sans doute au-delà de leur personne, invoquaient-ils leurs enfants et petits-enfants – d’accepter d’être les porte-mémoire des déportés politiques, lorsque le dernier d’entre eux sera mort ?
« Le dernier homme à se souvenir bien après notre mort, sera un de ces enfants juifs que nous avons vu arriver à Buchenwald, en février 1945, évacuer d’Auschwitz, ayant miraculeusement survécu au froid, à la faim, à l’interminable voyage en wagon de marchandises, souvent découverts, pour témoigner au nom de tous les disparus, les naufragés et les rescapés, les juifs et les goys (les non-juifs), les femmes et les hommes.
Longue vie à la mémoire juive de toute notre mort ! » (Le Monde, 8 mars 2010).
Le silence de Malraux sur la Shoah ne cessera d’interroger tous ceux qui voient en lui l’un des écrivains français à s’être certainement le plus interrogé (parmi ceux qui ne furent pas déportés) sur la question métaphysique que posait à notre civilisation l’existence des camps d’extermination, symbole incandescent de ce qu’était pour lui le Mal absolu.
Une chose est en tout cas certaine c’est qu’il ne fut pas indifférent à la tragédie de la Shoah car malgré son silence global, trop de signes prouvent au contraire son émotion à la lettre indicible. Seul le silence était pour lui capable d’exprimer au contraire son effroi.
2 L’Ecriture ou la vie, Gallimard
3 Annette Wieviorka et Michaël de Saint-Cheron, « Y a-t-il une problématique juive chez Malraux ? », La Règle du Jeu, mai 2010.
4 Charles-Louis Foulon, André Malraux, le ministre de l‘irrationnel, Gallimard, 2010 et Fonds Malraux, bibliothèque Doucet.
Remarquable, cette mise au point à la fois bien documentée, ferme et pleine de nuances bienvenues sur les silences de Malraux à propos de la Shoah. Michaël de Saint Chéron sait pourtant déceler les signes qui témoignent d’une conscience aiguë du caractère indicible de l’extermination.